Commémoration des victimes d’actes terroristes
Définition de terrorisme et contexte canadien
Définition de terrorisme et contexte canadien
Depuis quelques décennies, nous avons assisté à une augmentation des écrits sur le terrorisme. Il a été essentiel pour cet ensemble de documents de définir le terrorisme. Même si la définition du terme terrorisme s’est avérée être un sujet très litigieux, les spécialistes s’entendent sur le fait que le terme est grandement élastique et qu’il peut donc faire l’objet de différentes définitions et interprétations (Staiger et coll. 2008; Weinberg et coll. 2004; Fletcher 2006).
De nombreux facteurs contribuant à la complexité du processus de définition de « terrorisme » ont été cernés. Selon Weinberg et coll. (2004), les principaux facteurs qui nuisent aux tentatives de définition officielle du terme terrorisme sont l’utilisation du terme à des fins politiques, les problèmes associés à la portée du terme (c.‑à‑d. où le terrorisme commence-t-il et où s’arrête-t-il) et les questions liées aux caractéristiques analytiques du terrorisme. D’autres soutiennent que la majeure partie des difficultés résultent de la nécessité de concevoir une signification concrète du terme (Grob-Fitzgibbon 2005; Fletcher 2006). Par exemple, Grob‑Fitzgibbon (2005) affirme que le terme demeure ambigu parce que le gouvernement et les spécialistes cherchent à définir le terme de façon trop étendue afin de classer toutes les formes de violence non conventionnelles dans la catégorie des actes terroristes. L’auteure suggère au gouvernement et aux spécialistes d’éviter les définitions « générales » de terrorisme et de reconnaître plutôt les différentes significations que le terme pourrait avoir. Malgré les demandes quant à l’utilisation de définitions nombreuses et variées relativement au terme terrorisme, ce sont encore les définitions juridiques qui sont reconnues en premier lieu et officiellement par bon nombre de gouvernements et de personnes. Étant donné la portée de ce projet, il est primordial que de tels termes constituent le fondement du présent rapport.
Au Canada, l’article 83.01 du Code criminel[1] définit le terrorisme comme un acte commis « au nom — exclusivement ou non — d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique » en vue d’intimider la population « quant à sa sécurité, entre autres sur le plan économique, ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation nationale ou internationale à accomplir un acte ou à s’en abstenir ». Dans ce contexte, les activités suivantes sont considérées comme des actes criminels : causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci, par l’usage de la violence, mettre en danger la vie d’une personne, compromettre gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population, causer des dommages matériels considérables et perturber gravement ou de paralyser des services, installations ou systèmes. Il est utile de comparer brièvement cette définition à celles adoptées par d’autres nations dont le système juridique est semblable à celui du Canada. D’après la British Terrorism Act (2006), le terrorisme consiste à utiliser des mesures conçues pour influencer le gouvernement ou pour intimider la population ou une partie de la population dans le but de faire progresser une cause politique, religieuse ou idéologique. Comme c’est le cas pour la définition du terrorisme au Canada, la violence contre une personne, les dommages matériels, le fait de mettre en danger la vie de quelqu’un et compromettre la santé ou la sécurité de la population sont les principales infractions visées. Aux États-Unis, on définit le terrorisme comme toute activité qui met en danger la vie des êtres humains et constitue une infraction aux lois pénales des États-Unis ou de tout État et qui vise à intimider ou a contraindre la population ou à influer sur les politiques du gouvernement, ou tout acte de destruction massive, assassinat ou enlèvement destiné à nuire au gouvernement. Finalement, la définition juridique de l’Union européenne est précisée dans la Décision-cadre du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme (2002) qui décrit le terrorisme comme une série d’actes intentionnels commis dans le but de « gravement intimider une population ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, ou de gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale. » Parmi les activités considérées comme des actes terroristes en vertu de cette décision-cadre se trouvent les attaques entraînant la mort, l’enlèvement ou la prise en otage d’une personne ainsi que la destruction massive d’un établissement gouvernemental ou public. Même s’il s’agit d’un fait largement reconnu que les tentatives d’élaborer une définition de terrorisme qui transcende les différentes frontières nationales ont été vaines pour la plupart (Staiger et coll. 2008), les définitions présentées montrent clairement qu’il existe certains éléments concordants entre les diverses définitions utilisées par les gouvernements de nombreuses démocraties occidentales. Étant donné ces similitudes, les approches adoptées par ces gouvernements relativement aux victimes d’actes terroristes peuvent apporter certains renseignements clés concernant les différentes méthodes qu’ils ont utilisées pour régler les problèmes des victimes.
De plus, les définitions décrites précédemment appuient, en quelque sorte, l’observation des chercheurs à savoir qu’il y a aussi des concordances quant aux termes utilisés pour caractériser le terrorisme. Dans leur étude empirique sur les définitions de terrorisme indiquées dans trois éminentes revues sur le terrorisme, Weinberg et coll. (2004) ont conclu que « violence », « menace(s) » et « tactiques motivées par des raisons politiques » étaient des descripteurs importants permettant de définir le terrorisme. Marsella et Moghaddam (2004) en sont arrivés à des conclusions semblables dans leur propre recherche, mais ils ont aussi ajouté « influence/contrainte » et « peur » comme éléments caractéristiques du terrorisme.
Comme pour la définition de terrorisme, un grand intérêt a été porté à l’explication des différents types d’actes terroristes. De manière générale, les travaux de recherche indiquent qu’il existe trois formes d’actes terroristes de base : le terrorisme international, le terrorisme national et le terrorisme transnational (Staiger et coll. 2008; Hough 2007). Cependant, chacune comprend des sous-genres qui lui sont propres. Selon Grob-Fitzgerald (2005), le terrorisme peut donc se répartir en quatre grandes catégories : le terrorisme national – les activités terroristes touchent les frontières nationales; le terrorisme révolutionnaire – les terroristes ciblent le gouvernement en tant que principe et entité politique; le terrorisme réactionnaire – les terroristes veulent empêcher la société et le gouvernement de changer; et le terrorisme religieux – la violence sert à faire avancer les objectifs religieux. Staiger et coll. (2008) ajoutent à cette liste le terrorisme justicier et le terrorisme lié à une cause particulière.
Compte tenu de l’environnement social, politique et culturel dans lequel s’inscrit souvent le terrorisme, différents pays ont cherché également à tracer le portrait contextuel des actes de terrorisme. Au Canada, ces travaux ont été rares, mais deux études notables dans ce domaine ont été réalisées par Ross et Gurr (1989) et par Leman-Langlois et Brodeur (2005). Dans leur analyse comparative du terrorisme politique au Canada et aux États-Unis, effectuée en 1989, les premiers ont établi qu’il s’était produit au Canada entre 1960 et 1985 environ 500 événements terroristes motivés par des raisons politiques (85 % étant le fait de Canadiens). Les auteurs ont essayé ensuite d’expliquer la baisse du terrorisme au Canada; ils invoquent à cet égard la prévention, la dissuasion, les représailles et l’épuisement. La deuxième étude présente une analyse contemporaine du terrorisme au Canada. Utilisant plus de 400 situations terroristes qu’a connues le Canada entre 1973 et 2003, les auteurs ont créé différentes catégories de terrorisme ( Leman-Langlois et Brodeur, 2005). Ces catégories incluent les actes de vandalisme commis par des groupes particuliers de revendication de droits, des incendies criminels semblables à ceux qu’ont allumés les Doukhobor (« Fils de la liberté ») et les actes d’intimidation comme l’attentat à la bombe dans un centre d’immigration canadienne en 1986. D’après les catégories établies par les auteurs, le terrorisme au Canada se fonde sur quatre justifications : le terrorisme à demande, qui cible un problème perçu par le terroriste; le terrorisme visant la justice privée – le terroriste veut se venger; le terrorisme révolutionnaire, qui cherche à provoquer des changements au niveau de l’État; le terrorisme de restauration destiné à rétablir une situation historique. Pour ce qui est du terrorisme actuel au Canada, les auteurs sont d’avis que le contexte canadien est, maintenant plus que jamais, marqué par le terrorisme transnational, l’origine ambiguë des actes terroristes et l’existence d’un lien entre les activités motivées par une idéologie religieuse et politique. Il ne faut pas oublier, cependant, que cette classification n’est pas exhaustive, même si elle tente d’expliquer la situation au Canada en matière de terrorisme. Comme le soulignent Staiger et ses collaborateurs (2008), la multiplicité des formes de terrorisme fait en sorte qu’il est ardu en soi de prétendre cerner tous les types de terrorisme dans un contexte donné. Néanmoins, certains événements violents ont été reconnus en tant qu’actes terroristes canadiens parce qu’ils se sont produits au Canada ou parce que des Canadiens en ont été victimes.
Un événement qui a soulevé énormément d’attention de la part des médias, du gouvernement fédéral et de la population canadienne en général est la destruction du vol 182 d’Air India par une bombe en 1985. Décrit comme un des plus graves cas de terrorisme canadiens, cet attentat à la bombe a causé la mort de 389 personnes, dont 280 étaient des citoyens canadiens. D’autres exemples récents sont les attentats à la bombe perpétrés contre des clubs de nuit à Bali, les attaques du 11 septembre contre le World Trade Center et les actes criminels commis par le Front de libération du Québec (FLQ). Ces exemples expliquent le contexte du présent rapport ainsi que la mobilisation générale en faveur de la commémoration des victimes d’actes terroristes.
Toute tentative d’expliquer le terrorisme au Canada doit aussi tenir compte de la manière dont les actes de violence extrême et les événements semblables à des actes terroristes sont représentés au Canada. L’examen de ces cas de violence et de terrorisme permet de procéder à une analyse plus complète des problèmes des victimes liés au terrorisme, en particulier lorsque la documentation canadienne sur des questions particulières en la matière est limitée. Cette juxtaposition est principalement fondée sur le fait que les deux types d’événements partagent des caractéristiques semblables. Par exemple, les études montrent que les actes terroristes et les actes de violence extrême non terroristes sont souvent motivés par la haine (Sternberg 2003). Selon Sternberg (2003), la haine est souvent à la base d’actes violents comme le terrorisme, le génocide et les massacres. Pour Jagger (2005), les actes de violence peuvent être considérés comme des actes terroristes dans les cas où des préjugés personnels concernant un groupe en particulier alimentent la violence à l’égard de ces groupes. Une seconde caractéristique partagée par les actes terroristes et les actes de violence non terroristes est qu’ils sont tous deux, à un certain moment, motivés par des idéologies particulières. Il y a longtemps que les chercheurs reconnaissent le rôle influent que joue l’idéologie dans la motivation des actes terroristes (Drake 1998; Hoffman 1995). Que les idéologies soient fondées sur la religion ou la politique, elles sont la composante centrale du terrorisme poussant les gens à participer aux activités terroristes (Hudson 1999). Cette évaluation critique peut aussi s’appliquer aux actes de violence non terroristes. Les idéologies racistes et sexistes ne sont que quelques exemples d’idéologies pouvant alimenter des actes de violence non terroristes. La fusillade à l’École polytechnique de Montréal en 1989 est un bon exemple de cette forme de violence. À la lumière de ces éléments et d’autres justifications, il a été décidé que le présent rapport prendrait en considération les différents cas canadiens et internationaux de violence non terroristes afin d’établir un cadre permettant de répondre aux besoins de commémoration des victimes.
Lorsque nous pensons aux victimes de terrorisme, nous devons tenir compte des problèmes liés aux différents niveaux de victimisation des victimes (Hill 2004). Selon Hill (2004, p. 83), la victimisation découlant du terrorisme peut être vécue à un niveau direct, secondaire ou communautaire, la nature et l’ampleur des répercussions variant d’un niveau à l’autre. Staiger et coll. (2008) présentent une classification semblable des victimes d’actes terroristes. Les auteurs soulignent que même si le terme « victime » peut s’appliquer à tous les individus qui ont souffert d’une forme quelconque de blessure directe, de violence psychologique ou de souffrance résultant d’un acte terroriste, les victimes indirectes sont des personnes qui n’ont pas été la cible directe de terroristes, mais qui ont tout de même connu la peur, l’anxiété et d’autres facteurs de stress en raison d’une attaque terroriste (c.‑à‑d. la population en général). Cette notion de victimisation directe et indirecte est importante, puisqu’elle met en évidence la nécessité de tenir compte des besoins de l’ensemble de la population en plus des besoins des victimes et de leur famille.
Comme nous pouvons le constater, la motivation à l’origine d’une attaque ou l’identité des victimes peut aider à déterminer la forme de commémoration à préconiser. Il faut aussi faire la distinction à savoir si l’attaque a eu lieu au Canada ou à l’étranger et quelle était la proportion de victimes canadiennes[2]. Malheureusement, cette importante question n’a pas encore fait l’objet d’un document scientifique et par conséquent, elle ne peut être abordée en détail dans le présent rapport.
Même si un acte terroriste peut avoir bien des conséquences sur les victimes, le « traumatisme » est l’une des plus critiques (Miller, 2003; Updegraff et coll., 2008); cette vaste notion englobe le trouble de stress post-traumatique, la détresse et la culpabilité du survivant (Hill, 2004). En plus des problèmes liés au traumatisme, Shichor (2007) relève la réaction publique envers les victimes d’actes terroristes comme un champ important d’étude victimologique. Selon lui, les victimes d’actes terroristes sont plus susceptibles que les autres victimes de susciter la sympathie de la population; (2007, p. 277) elles ont en outre moins de risques de subir l’opprobre et d’être jugées « faibles » à cause de leur victimisation et ne subissent donc pas les effets psychologiques négatifs associés à cette étiquette. Globalement, il faut tenir compte d’une multitude d’enjeux lorsqu’on parle des victimes d’actes terroristes. La commémoration peut être une façon de s’attaquer aux problèmes qui découlent de la victimisation, mais cette démarche devrait reposer sur une analyse des moyens par lesquels la commémoration peut servir à faciliter le processus de guérison ainsi que des risques qu’elle exacerbe le traumatisme et la victimisation. Les paragraphes qui suivent tenteront de préciser beaucoup de ces problèmes.
Commémoration
De nos jours, les monuments commémoratifs occupent une place permanente dans bien des pays. Par définition, il s’agit d’endroits « significatifs » qui sont réservés à la commémoration (Doka, 2003, p. 186). En définissant ces termes, les chercheurs ont souligné qu’il faut prendre soin d’éviter de les utiliser incorrectement à la place de « monument » tout court (« monuments » en anglais) (Gough, 2002). D’après Gough (2002), ce qui différencie les deux notions, c’est que le monument commémoratif suppose l’intention de préserver et de ne pas oublier, alors que le monument exprime habituellement des sentiments de célébration.
En tant que processus, la commémoration est marquée par des activités et des actions qui visent à souligner la disparition et à garder vivant le souvenir des gens, des endroits et des choses qui revêtent une importance pour la société. Comme le font valoir Foot et coll. (2006, p. 72), ces pratiques offrent la possibilité de célébrer la vie des disparus, d’en porter le deuil et de graver leur souvenir dans la conscience publique.
En ce qui concerne les travaux de recherche, il faut souligner que la plupart des documents spécialisés en ce qui a trait à la commémoration et au fait de se souvenir sont grandement axés sur les effets positifs des événements commémoratifs pour les personnes qui ont été victimisées. La majeure partie des documents de recherche n’analysent pas de façon empirique les effets sociaux plus généralisés que peut avoir la commémoration sur les attitudes sociales ou la politique publique. Toutefois, il semble que dans certains cas, la commémoration peut aussi avoir des conséquences négatives sur la société. Par exemple, comme l’ont démontré des psychologues sociaux, le fait de se souvenir de la victimisation historique d’un groupe social précis peut amener un individu à être moins concerné par les gestes blessants que son propre groupe social peut infliger à d’autres (Wohl et Branscombe, 2008). C’est particulièrement vrai pour les groupes sociaux identifiés comme étant responsables de la victimisation.
Peu importe la portée des travaux de recherche axés précisément sur les effets positifs et négatifs de la commémoration, une importante partie des documents généraux portant sur la commémoration et les monuments commémoratifs est fondée sur des aspects sociologiques et psychologiques. D’un point de vue psychologique, les monuments commémoratifs sont analysés en fonction des souvenirs des gens et en tant que mécanismes permettant d’affronter un traumatisme. Par exemple, un ensemble de recherches cataloguent la commémoration comme une méthode utilisée pour se débarrasser des sentiments de culpabilité et de responsabilité qui sont parfois associés au fait de survivre à des événements traumatisants (Oliner 2006). Décrit comme une forme d’extériorisation, ce processus essentiel fait appel aux monuments commémoratifs pour faciliter l’utilisation d’objets appartenant à une réalité extérieure afin de surmonter les conflits intérieurs qui tourmentent la conscience de certaines personnes à la suite d’événements traumatisants (Oliner 2006, 884). D’un point de vue sociologique, les documents de recherche sur les monuments commémoratifs sont variés et ils couvrent un large éventail de sujets comme les significations rattachées aux monuments commémoratifs et les fonctions de base de ces monuments (Zitoun 2004; Low 2004). Par exemple, Zitoun (2004), qui déconstruit la signification des monuments commémoratifs, affirme que ceux-ci possèdent quatre fonctions principales dans une société. Ils sont d’abord utilisés pour renforcer des notions de confiance en la nation ou le pays, ils constituent aussi un moyen pour les gens d’interagir, ils servent à pleurer la mémoire des défunts et enfin, ils offrent une occasion d’apprendre. De manière générale, il est important de noter que même si la portée des recherches sur les monuments commémoratifs et la commémoration est large et diversifiée, ce n’est que récemment que les travaux dans ce domaine ont commencé à traiter des expériences des victimes d’actes terroristes.
Il y a peu de doutes que la commémoration des victimes d’actes terroristes, sujet de recherche relativement récent, constitue un processus complexe. Le peu de recherches réalisées dans ce domaine montre qu’elle reste très litigieuse. Tout d’abord, les chercheurs soulignent que la présence d’un grand nombre d’intervenants contribue à rendre la commémoration complexe (Britton, 2007; Couch et coll., 2008). Certaines de ces personnes qui interviennent d’une façon ou d’une autre sont les victimes, leurs familles, les organismes d’aide aux victimes, le grand public, les organisations religieuses, les groupes ou associations communautaires. En outre, les représentants municipaux, les politiciens et les diverses entités gouvernementales, qu’elles soient nationales, régionales ou municipales, jouent un rôle critique dans le processus de commémoration. Parmi tous ces intervenants, les chercheurs mettent en lumière le rôle crucial que peuvent et devraient jouer les victimes et leurs familles dans la création d’un monument commémoratif qui souligne les vies perdues aux mains des terroristes (Britton, 2007; Berman et Brown, 2002; Hoffman et Kasupski, 2007).
La recherche montre, cependant, que les victimes et leurs familles sont fréquemment tiraillées entre les groupes impliqués dans le processus commémoratif (Britton, 2007). Dans son analyse des activités commémoratives aux États-Unis, Britton (2007) souligne les rôles divers confiés aux intervenants, qui exercent un degré variable d’influence et de contrôle sur la commémoration. Il y a entre autres les « gardiens », c'est-à-dire les mandataires publics et les représentants gouvernementaux qui ont pour tâche de réglementer la production et la réception des monuments commémoratifs (Britton, 2007). Dans de nombreux cas, les conséquences qu’ont ces formes de contrôle sur le processus de commémoration sont évidentes dans les divers narratifs associés à certains événements commémoratifs précis. La déconstruction de la place accordée aux narratifs dans le processus de commémoration peut permettre de comprendre comment et pourquoi le contrôle est exercé; elle peut aussi expliquer le rôle, ou l’absence de rôle, qui est attribué aux victimes et à leurs familles.
Citant Schwartz (1998) et Langer (1998), Damphouse et ses collaborateurs (2003, 6) assimilent les narratifs à des histoires destinées à influer (in)directement sur le soutien collectif nécessaire pour ériger un monument destiné à commémorer des événements tragiques. Plus précisément, les narratifs transmettent normalement des messages importants ou mineurs sur les événements en question : les narratifs importants tournent autour de thèmes progressistes et axés sur la rédemption, tandis que les narratifs mineurs représentent principalement des thèmes dogmatiques, toxiques (fondés sur la douleur associée à la commémoration) et patriotiques (Damphouse et coll., 2003). D’autres chercheurs se sont penchés sur la place de la politique dans la production et la présentation des narratifs. En outre, certains affirment que les monuments commémoratifs liés au terrorisme et à d’autres activités hostiles reflètent souvent des narratifs fondés sur la nation et l’État relativement à la guerre et à la sécurité (Shay, 2005; Doss, 2008). Par exemple, Doss (2008) stipule que les monuments commémoratifs américains conçus pour préserver la mémoire des victimes à la suite d’un événement terroriste ont pour principale fonction de transformer les vies perdues en symboles de patriotisme et d’héroïsme américains. Selon l’auteur, le fait de dépeindre le courage et l’héroïsme américains en utilisant les expériences des victimes d’événements terroristes ne fait qu’amoindrir les véritables actes individuels d’héroïsme tout en laissant entendre que les É.-U. sont irréprochables et que les victimes d’actes terroristes sont des citoyens empreints d’un immense patriotisme. Il faut donc considérer le fait que certains narratifs propres à un pays concernant les monuments commémoratifs pour les victimes d’actes terroristes sont sujets à l’interprétation autant à l’échelle locale qu’internationale. C’est pourquoi il faut prendre le soin de traiter des conséquences sous‑jacentes des narratifs dans une situation en particulier ainsi que dans un contexte mondial.
Les idées de Doss (2008) ont aussi été avancées dans le cadre de débats qui ont immédiatement suivi une proposition hâtive relativement à la construction d’un musée – l’International Freedom Center (IFC) – dans le but de commémorer les événements et les victimes du 11 septembre. Aux dires des concepteurs du centre, cet endroit permettrait de célébrer les idéaux et la vision de la liberté des Américains (Hoskins 2007). Toutefois, les familles des victimes se sont opposées à la proposition en soutenant que le musée serait en fait un moyen de mettre de l’avant les idéologies politiques américaines tout en éclipsant indirectement la mémoire des victimes. Ce sentiment soutient l’argument à savoir que trop souvent, les divers narratifs concernant les victimes, les familles des victimes et les groupes sont mis de côté au profit de discours commémoratifs plus puissants, notamment par les narratifs du gouvernement et des médias (Low 2004).
La production des narratifs de commémoration met aussi en lumière les multiples définitions du terrorisme qui existent. Par exemple, les recherches montrent que les sens de ce que sont une « victime » et la « condition de victime » deviennent parfois des questions cruciales à l’étape de la commémoration. Dans leur recherche sur la commémoration des Troubles en Irlande du Nord[3], Graham et Whelan (2007) soutiennent que les définitions contestées de la condition de victime peuvent souvent faire surface quand les gens cherchent à différencier les genres de victimes (les victimes de la violence de l’État et celles des actions terroristes). Les auteurs énoncent que, pour cette raison, il se crée dans le processus de commémoration une hiérarchie au sein des victimes qui perpétue alors la fragmentation du consensus relatif à l’établissement des monuments commémoratifs, particulièrement quand il concerne des groupes diversifiés (2007, p. 483). Hite (2007) présente des arguments semblables au sujet de la commémoration des victimes d’actes terroristes au Pérou. La controverse avait surgi quand certains ont réclamé la création d’un monument commémoratif national qui reconnaîtrait également l’existence des auteurs supposés d’actes terroristes au pays. Ceux qui s’opposaient à une telle mesure ont affirmé que cette reconnaissance au site de commémoration ferait perdre son sens à l’expérience des victimes et de leurs êtres chers et qu’elle n’aurait même pas dû être proposée. Globalement, les études précitées illustrent l’importance de déconstruire la façon dont les narratifs sont intégrés au processus de commémoration et mettent en lumière la nécessité de régler ces problèmes au moment de la planification des monuments commémoratifs pour les victimes d’actes terroristes.
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