La prostitution chez les jeunes : analyse documentaire et bibliographie annotée

2.  Historique de la législation et interventions (suite)

2.  Historique de la législation et intervention (suite)

2.8 La loi sur le racolage

Le 20 décembre 1985, le gouvernement fédéral a abrogé la loi sur la sollicitation et a remplacé celle-ci par une loi qui criminalisait le fait de communiquer dans le but d'acheter ou de vendre des services sexuels. Dans sa nouvelle loi, le législateur n’a pas tenu compte de la recommandation du Comité Fraser selon laquelle il fallait procéder à une révision en profondeur de la loi canadienne sur la prostitution. Aux termes de la nouvelle loi, les prostitués et les clients qui se rencontraient dans la rue étaient également coupables (voir Lowman, 1991a, p. 301-302). En criminalisant le fait de communiquer dans le but d'acheter ou de vendre des services sexuels sexuels, la loi a confirmé l’engagement du gouvernement fédéral à lutter contre les manifestations visibles de la prostitution (voir Lowman, 1992, p. 66), et il a ainsi accordé la priorité aux préoccupations que suscitait l’aspect «nuisance publique» lié au commerce du sexe.

Selon les données d’enquête initiales sur l’incidence de la loi sur le racolage dans certaines provinces canadiennes, les prostituées ont continué d’être punies plus souvent que leurs clients. Des évaluations régionales commandées par Justice Canada (Brannigan et al., 1989; Fleischman, 1989; Gemme et al., 1989; Graves, 1989; Lowman, 1989; Moyer et Carrington, 1989) ont révélé que les services de police mettaient l’accent sur les prostituées : «…les données de neuf des dix villes canadiennes étudiées indiquent que plus de prostituées que de clients sont accusées et que leurs peines sont plus sévères» (citation de Shaver, 1994, p. 133; voir également Lowman, 1992b). Cependant, Fleischman (1989, p. 41) a fait état d’écarts considérables entre les administrations quant aux taux d’accusation des clients et des prostituées; à Vancouver et à Montréal, le nombre de prostituées accusées étaient plus élevés que celui de leurs clients. À Toronto, les taux d’accusation des prostituées étaient à peu près semblables à ceux de leurs clients. De plus, les jeunes prostituées de Vancouver (et d’autres administrations) ont continué d’être la cible des organismes d’application de la loi; en 1986 et 1987, dix pour cent des accusations ont été portées contre des jeunes (Lowman, 1989, p. 200).

Le rôle de la loi sur le racolage dans la perpétuation de la violence à l’endroit des prostituées a également suscité des préoccupations (Lowman, 1989, p. 203; O’Connell, 1988, p. 142-143). L’application stricte de la nouvelle loi a obligé les prostituées (jeunes et adultes) à rencontrer leurs clients dans des secteurs plus retirés de la ville où elles étaient plus vulnérables pour éviter d’être découvertes par les autorités (voir Lowman, 1989, p. 203). On a soutenu que les prostituées risquaient plus d’être exposées à des situations dangereuses parce qu’elles devraient prendre des décisions plus rapidement avant de s’engager avec un client et de rencontrer des clients dans des endroits plus isolés où il n’y avait pas de témoins ou de policiers pour leur venir en aide si les clients devenaient violents. (Voir le chapitre suivant pour un examen plus approfondi de la violence à l’endroit des prostituées).

2.9 Légiférer  la protection – Projet de loi C-15  

La deuxième modification législative importante a été apportée en 1988, année où le gouvernement fédéral a présenté le projet de loi C-15 pour faire face à l’accroissement évident des infractions sexuelles à l’endroit des enfants et des jeunes. Le projet de loi devait aider à protéger les enfants victimes de la violence sexuelle, augmenter le nombre de poursuites contre les auteurs d’actes de violence sexuelle à l’égard des enfants, accroître la sévérité des peines et améliorer les conditions des enfants victimes et des témoins (Hornick et Bolitho, 1992, p. xiv; Schmolka, 1992, p. 2). En adoptant ce projet de loi, le gouvernement fédéral a fait savoir clairement que la protection des enfants et des jeunes constituait une priorité au Canada et que la violence sexuelle à l’endroit des enfants était inacceptable et qu’elle ne serait pas tolérée (Hornick et Bolitho, 1992, p. xiv).

Le projet de loi C-15 contenait des dispositions qui criminalisaient l’exploitation sexuelle des jeunes. Les paragraphes 212(2) et 212(3) (vivre des produits de la prostitution d’un jeune de moins de 18 ans) ont été modifiés afin qu’il soit plus facile pour la police d’arrêter les souteneurs, et la peine maximale a été portée de 10 à 14 ans. De plus, le paragraphe 212(4) criminalisait l’obtention ou les tentatives d’obtention des services sexuels d’une personne de moins de 18 ans.

Le Programme de déclaration uniforme de la criminalité n’établit pas de distinction entre les diverses accusations portées en vertu de l’article 212, d’où la difficulté de déterminer le nombre d’accusations portées aux termes des paragraphes 212(2) et 212(4) au Canada. Cependant, les ouvrages présentent certaines observations sur l’efficacité de la loi visant à interdire l’exploitation sexuelle des jeunes. Une évaluation des lois présentées dans le projet de loi commandée par le ministère de la Justice du Canada a révélé que celles-ci n’étaient pas efficaces (voir Hornick et Bolitho, 1992; Schmolka, 1992). L’évaluation a montré qu’il n’y avait pas beaucoup d’accusations portées aux termes du paragraphe 212(2) (vivre des produits de la prostitution) et du paragraphe 212(4) (obtenir les services sexuels) (Hornick et Bolitho, 1992, p. xxix). En ce qui concerne le paragraphe 212(4), les auteurs ont fait remarquer que des accusations ne pouvaient être portées que si le client était «pris sur le fait… Par conséquent, les méthodes policières traditionnelles ne permettent pas d’appliquer efficacement» cette loi (Hornick et Bolitho, 1992, p. 65).

Lowman et Fraser ont constaté que  «...pendant les six premières années qui ont suivi l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, il n’y aurait eu que six accusations portées à Vancouver contre des personnes qui auraient offert d’acheter les services sexuels d’un jeune» (1996, p. 100). Selon des agents de police, le paragraphe 212(4) était difficile à appliquer parce que, pour obtenir une condamnation, ils devaient prendre le délinquant «sur le fait», chercher à recourir à des agents d’infiltration (et il est difficile de recruter un agent qui semble avoir moins de 18 ans ou de se fier au témoignage d’un jeune (car celui-ci se prive d’une source de revenu potentiel) (Bittle, 1999; Lowman, 1997; Groupe de travail FPT, 1998). Même si Lowman et Fraser (1996) a convenu que le paragraphe 212(4) semble difficile à appliquer, il a ajouté que la réponse à l’inefficacité de cette loi était révélatrice de l’attitude à l’égard de la prostitution chez les jeunes. Par exemple, lorsqu’on a constaté que la loi sur la sollicitation posait des problèmes (de 1978 à 1985), la police et les groupes communautaires ont fait savoir haut et fort qu’il fallait adopter une nouvelle loi pour contrôler et éliminer la prostitution de rue. Ils n’ont pas entrepris de campagne de ce genre au nom du paragraphe 212(4).

À Vancouver, en Colombie-Britannique, certains prestataires de services et activistes communautaires ont demandé pourquoi le paragraphe 212(4) n’était pas appliqué. En 1996, un organisme de services de Vancouver a commandé un rapport pour examiner le peu d’accusations portées en vertu du paragraphe 212(4) en Colombie-Britannique (Daum, 1996). L’auteure a soutenu que les enfants et les jeunes de la rue devaient être protégés contre les avances sexuelles des pédophiles et des prédateurs sexuels. Daum a reproché à la police, aux tribunaux et à la gent politique de ne pas arrêter les clients des jeunes prostitués et de ne pas régler les problèmes liés à l’application du paragraphe 212(4). En octobre 1998, dans une autre étude, Daum a critiqué l’application du paragraphe 212(4) en Colombie-Britannique et dans les autres provinces canadiennes. L’auteure a reconnu qu’il y avait eu une hausse du nombre d’hommes accusés d’avoir acheté ou tenté d’acheter les services sexuels d’un jeune, mais elle a soutenu qu’il fallait faire beaucoup plus pour protéger les enfants et les jeunes contre l’exploitation sexuelle, c’est-à-dire porter plus d’accusations aux termes du paragraphe 212(4) et recourir à la loi actuelle sur les infractions sexuelles afin de poursuivre les prédateurs sexuels masculins.

En réponse aux préoccupations concernant l’exploitation sexuelle des jeunes de la rue et compte tenu de la capacité de la police d’appliquer le paragraphe 212(4), le gouvernement fédéral a modifié celui-ci pour qu’il soit plus facile à appliquer. Le projet de loi C-27 contenait le paragraphe 212(5), qui rendait illégal l’achat de services sexuels d’une personne de moins de 18 ans ou d’une personne «qui, croyait-elle, était âgée de moins de 18 ans» (Groupe de travail FPT, 1998, p. 25.) Cet ajout visait à répondre aux préoccupations de la police en permettant aux agents d’infiltration de dire aux personnes qui leur faisaient des propositions qu’ils avaient moins de 18 ans. Le paragraphe 212(5) a par la suite été abrogé parce que la Couronne devait prouver que l’accusé croyait que le jeune avait moins de 18 ans.

2.10 De scélérat à victime : le contexte des interventions en matière de prostitution chez les jeunes[9]

L’analyse documentaire concernant l’historique de la législation et les interventions révèle qu’il y a une différence marquée dans l’approche juridique des prostituées et des hommes qui achètent les services sexuels des jeunes. Quel que soit leur âge, les prostituées ont fait l’objet de lois discriminatoires et d’application inégale. Par rapport aux prostituées, les hommes qui sollicitent des services sexuels ont bénéficié de l’immunité relative de la loi. Comme le fait remarquer Sullivan :

[Traduction]…La législation canadienne en matière de prostitution juvénile a toujours été appliquée de manière inégale et discriminatoire, tant dans son esprit que dans son application; elle vise essentiellement à punir plutôt qu’à protéger, sans toucher beaucoup ceux qui bénéficient de la prostitution (1986, p. 11).

Même si les lois relatives à la prostitution et les organismes d’application de la loi ont longtemps été discriminatoires, il semble que la politique concernant la prostitution chez les jeunes commence à changer (voir Lowman, 1997). Au début des années 1990, les discussions et les efforts visant à éliminer la prostitution ont porté davantage sur les clients des jeunes et les proxénètes. Selon les données du Centre canadien de la statistique juridique, les taux d’accusation des prostitués et de leurs clients étaient presque égaux. Par ailleurs, les statistiques nationales indiquaient que les jeunes prostitués n’étaient pas accusés de sollicitation aussi souvent que par le passé (Duchesne, 1997). «Le pourcentage relativement faible de jeunes (de 12 à 17 ans) mis en accusation peut être attribuable au fait que la police confie souvent leur cas à des agences de services sociaux» (Duchesne, 1997, p. 1). En outre, certains prestataires de services et membres de la collectivité ont contesté l’immunité virtuelle accordée par la loi aux hommes qui achètent les services sexuels des jeunes, et ils ont exercé des pressions en vue de la protection des jeunes qui se livrent à la prostitution (Bittle, 1999).

En 1992, les sous-ministres fédéraux-provinciaux-territoriaux (FPT) de la Justice ont demandé au Groupe de travail sur la prostitution d’examiner la «législation, les politiques et les pratiques concernant les activités liées à la prostitution et de formuler des recommandations en vue de régler les problèmes soulevés par la prostitution». Le Groupe de travail a considéré la prostitution chez les jeunes, la violence à l’endroit des prostitués et les préoccupations des habitants des quartiers au sujet du commerce du sexe dans la rue comme les principaux sujets de préoccupation. Le Groupe de travail a fait paraître son rapport final en décembre 1998. Celui-ci contenait plusieurs recommandations concernant la prostitution chez les jeunes :

Au milieu des années 1990, par suite de la modification de la politique, les jeunes prostitués n’étaient plus considérés comme des «déviants» ou des «criminels» qui devaient être punis. La prostitution chez les jeunes était plutôt considérée comme une forme de violence sexuelle; par conséquent, les jeunes prostitués étaient des victimes ayant besoin de protection (c’est-à-dire que les jeunes prostitués avaient été redéfinis comme des «victimes» et non des «scélérats») (voir Bittle, 1999, pour un compte rendu de ce changement de la manière d’envisager la prostitution à Vancouver, en Colombie-Britannique). Pendant cette période, les administrations provinciales et municipales ont créé de nombreux rapports, comités, groupes de travail et initiatives sur la prostitution chez les jeunes.

Il existe des exemples de projets conçus pour aider à comprendre les caractéristiques et la dynamique du commerce du sexe chez les jeunes (par exemple, voir LeBlanc, 1997; Sas et Hurley, 1997). Il y a des initiatives et des rapports visant à prévenir la prostitution chez les jeunes, c'est-à-dire des programmes de prévention pour les familles et les écoles et des services améliorés pour les prostitués de la rue (par exemple, voir Colombie-Britannique, 1994; C/S Resors Consulting, 1996; Daum et Dion, 1996; Recommendations of the Prostitution Policy, Service and Research Committee for the Calgary Community, 1996; Madsen et Moss, 1996). D’autres rapports portent sur les stratégies de réduction des préjudices à l’intention des jeunes prostitués, c'est-à-dire des programmes de prévention de la toxicomanie, des initiatives visant à réduire la violence à l’endroit des prostitués et la protection des jeunes témoins (par exemple, voir le Committee for Sexually Exploited Youth in the CRD, 1997; Colombie-Britannique, 1994; Halldorson Jackson, 1998). Enfin, plusieurs comités et rapports recommandent la prestation de services de counseling, d’éducation, d’emploi, de logement et de soutien pour les jeunes qui veulent quitter la prostitution (par exemple, voir C/S Resors Consulting, 1996; Association canadienne d'aide à l'enfance en difficulté, 1987; Safer City Task Force, 1993).

Plusieurs initiatives et rapports récents font ressortir la nécessité de la coopération et de la communication entre les organismes chargés de faire face à la prostitution chez les jeunes. Dans son rapport, le Working Group on Juvenile Prostitution (Manitoba Child and Youth Secretariat, 1996) a recommandé que le ministère des Services à la famille favorise le réseautage et la coordination entre les organismes de Winnipeg qui offrent des services importants aux jeunes prostitués et aux jeunes de la rue. En 1996, le gouvernement de la Colombie-Britannique a lancé un plan d’action provincial sur la prostitution qui incitait la police, les prestataires de services, les parents, les jeunes et les collectivités à conjuguer leurs efforts pour élaborer des initiatives visant les souteneurs et les clients, la violence envers les prostitués ainsi que les questions relatives à la sécurité et à la nuisance dans les quartiers. En outre, Sas et Hurley (1997, p. 185) ont recommandé un protocole d’enquête interorganismes pour lutter contre l’exploitation sexuelle des enfants, y compris des organismes importants comme la Société d'aide à l'enfance, la police, le bureau de l’avocat de la Couronne, les conseils scolaires locaux et l’unité de services de santé. Les auteurs ont également recommandé une stratégie nationale pour lutter contre la violence sexuelle à l’endroit des enfants.

Quel que soit l’objet ou la portée de ces divers rapports et initiatives, leur thème général est que la prostitution chez les jeunes constitue une forme d’exploitation sexuelle et que de nouvelles stratégies d’orientation sont nécessaires pour protéger les enfants et les jeunes qui pratiquent le commerce du sexe. Ce changement de politique contraste fortement avec les débats sur la «nuisance publique» qui ont caractérisé les efforts visant à contrôler et à supprimer le commerce du sexe dans les années 1980.


[9]  L’expression «de scélérat à victime» provient d’O’Neil (2001).