Dépistage rapide et orientation des familles vivant une séparation ou un divorce fortement conflictuel
FORMULATION DES PROBLÈMES ET DES QUESTIONS
En 1996, 158 680 couples se sont mariés au Canada. La même année, 71 528 divorces étaient prononcés. À l’occasion de ces divorces, environ 47 000 enfants ont été l’objet d’une ordonnance de garde (Statistique Canada, 1999).
Voici ce que l’on constate d’après les statistiques canadiennes en matière de divorce au cours des 20 dernières années : en 1978, on enregistrait 57 155 divorces au Canada. Ce nombre, en augmentation constante, atteignait son apogée en 1987, avec 96 200 divorces, après quoi le nombre de divorces a amorcé une baisse régulière jusqu’en 1996.
En 1994-1995, le ministère du Développement des Ressources humaines et Statistique Canada ont lancé l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ) portant sur 22 000 enfants âgés de 0 à 11 ans, avec suivi tous les deux ans, au moins jusqu’en 2002. En 1998, l’Équipe sur les pensions alimentaires pour enfant du ministère de la Justice avait commandé une analyse des données concernant les mesures de garde, les mesures d’accès et les pensions alimentaires tirées de la section Histoire familiale et garde de l’ELNEJ. Le rapport, préparé par Marcil-Gratton et Le Bourdais (1999), démontre qu’une proportion croissante des enfants au Canada vivent dans une famille monoparentale ou dans une famille où les parents sont séparés, et cela à un âge plus bas qu’auparavant. Des enfants nés entre 1961 et 1963, 25 p. 100 sont nés d’une mère vivant seule ou ont vu leurs parents se séparer avant d’atteindre eux-mêmes l’âge de 20 ans. De ce groupe, la moitié des parents s’étaient séparés après que les enfants aient atteint l’âge 10 ans. Vingt-cinq pour cent des enfants nés 10 ans plus tard (soit entre 1971 et 1973) ont vu leurs parents se séparer avant d’atteindre l’âge de 15 ans, trois sur quatre de ces enfants ayant assisté à la séparation de leurs parents avant d’atteindre l’âge de 10 ans. Un enfant sur quatre né en 1983 ou en 1984 avait déjà, à l’âge de 10 ans, vécu dans une famille monoparentale, et 23 p. 100 des enfants nés en 1987 ou en 1988 avaient, à l’âge de six ans, vécu dans une famille monoparentale.
Notons que ces chiffres traduisent le vécu d’enfants affectés par deux évaluations sociales : la tendance croissante à la séparation, constatée chez les parents, et le nombre croissant de couples qui décident de ne pas se marier. Marcil-Gratton et Le Bourdais (1999) constate que chez les enfants nés en Ontario en 1993 ou en 1994, 12 p. 100 avaient des parents vivant en union libre, le taux analogue au Québec étant de 43 p. 100 au cours de la même période.
Il semble qu’un nombre croissant de couples canadiens choisissent de ne pas se marier. Or, ces couples forment des familles, ont des enfants, et si leur relation prend fin, cela n’est pas pris en compte dans les statistiques du divorce. Pourtant, on relève chez eux une tendance à la séparation sensiblement plus élevée. Marcil-Gratton et Le Bourdais (1999) signalent que, parmi les enfants nés en 1983 ou en 1984, 63 p. 100 ont vécu la dissolution de l’union de fait de leurs parents, chiffre à comparer à un taux de séparation de 14 p. 100 pour les enfants dont les parents étaient mariés.
Les enfants nés de ces relations continuent à être l’objet de litiges relatifs à leur garde ou aux droits de visite, mais ces litiges-là ne relèvent pas de la Loi sur le divorce au Canada. Ils relèvent des divers droits provinciaux de la famille. Rien ne permet de penser, cependant, que pour les enfants, les effets de la séparation diffèrent selon que leurs parents étaient officiellement mariés ou non.
Quel que soit le nombre précis de familles où les parents sont séparés, l’on peut dire qu’un nombre considérable d’enfants canadiens sont affectés par la séparation ou le divorce de leurs parents et par les conflits interparentaux qui souvent en découlent.
En 1997, le gouvernement fédéral a confié à un comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes la tâche de se pencher sur la Loi sur le divorce et d’étudier les modifications qu’il conviendrait éventuellement d’apporter aux politiques et procédures en vigueur en matière de divorce, afin de les centrer davantage sur les intérêts des enfants concernés, et d’accorder davantage d’importance au concept de coopération et de partage des responsabilités parentales.
Ce Comité mixte spécial sur la garde et le droit de visite des enfants s’est réuni 55 fois et a entendu plus de 500 témoins, dont des parents, des enfants, des grands-parents, des chercheurs, des avocats et des spécialistes de la santé mentale. La plupart de ces témoins ont évoqué les perturbations psychiques que le divorce entraîne, aussi bien chez les enfants que chez les parents, et bon nombre d’entre eux ont évoqué le traumatisme auquel ce que l’on dénomme divorces « fortement conflictuels »
exposent les enfants.
Nous ne disposons d’aucune définition admise de manière générale de ce qu’il faut entendre au juste par divorce fortement conflictuel, mais l’on reconnaît qu’il s’agit de situations qui dépassent les perturbations auxquelles on peut généralement s’attendre en cas de séparation ou de divorce. Nous savons que la plupart des couples qui se séparent traversent une période de transition caractérisée par un choc émotif dû au dénouement de leur relation. On ne parvient cependant pas à expliquer que certaines familles se laissent entraîner par les hostilités et se livrent à de longues luttes coûteuses et acharnées sur des questions concernant la garde, les droits de visite et la pension alimentaire alors que la plupart des familles qui se séparent ou qui divorcent parviennent à éviter les luttes prolongées.
Malgré l’imprécision de la définition, plusieurs chercheurs et autres spécialistes (p. ex. Bala, Richardson) ont, lors de leur témoignage devant le comité spécial mixte, estimé que de 10 à 15 p. 100 de toutes les familles qui divorcent éprouvent de graves conflits. Compte tenu des chiffres recueillis par Statistique Canada pour l’année 1996, cela veut dire qu’au bas mot, environ 4 700 enfants se trouveraient, chaque année, pris dans la bataille que se livrent leurs parents pour décider de leur sort immédiat et futur. Cela ne comprend pas les enfants dont les parents mettent fin à une union de fait en vertu des dispositions provinciales du droit de la famille et non de la Loi sur le divorce.
Le rapport du Comité spécial mixte (Pearson et Gallaway, 1998) a remis au Parlement 48 recommandations sur les modifications qui pourraient être apportées à la Loi sur le divorce. De ces diverses propositions, la recommandation 32 portait de manière précise sur les divorces donnant lieu à de sévères conflits :
- Le Comité recommande que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux unissent leurs efforts pour favoriser l’établissement de modèles efficaces pour dépister rapidement les séparations très conflictuelles. Les familles en cause devraient recevoir rapidement une aide spécialisée et avoir accès à des services destinés à améliorer le sort des enfants.
Méthodologie et thèmes de cette étude
Ce travail, comprenant un examen approfondi des ouvrages publiés en la matière, plus une série d’entrevues auprès de chercheurs et de praticiens spécialistes du divorce, devait permettre :
- d’établir un ensemble de critères permettant de repérer, au sein de la cohorte de familles qui divorcent, les divorces très conflictuels;
- d’exposer et d’évaluer les méthodes présentement utilisées par les chercheurs et par les cliniciens pour repérer les divorces très conflictuels;
- de décrire les moyens et les mécanismes qui permettraient d’orienter les familles vivant un divorce fortement conflictuel vers d’autres services afin de favoriser la résolution des conflits;
- de voir s’il existe des programmes ou des modes d’intervention qui permettent effectivement d’éviter les conflits ouverts au sein de familles très conflictuelles, et de jauger l’efficacité à long terme de ces interventions.
Afin de bien situer le contexte des divorces fortement conflictuels, le présent travail commence par un résumé des études sur les effets que le divorce peut, dans l’ensemble, avoir sur les enfants et les adultes. Cette partie de l’étude s’attachera notamment à la question de savoir :
- comment le divorce affecte les enfants et si ces effets sont passagers ou, au contraire, durables;
- si le divorce permet effectivement de prédire une incidence défavorable pour les enfants au niveau de leur développement social, scolaire ou émotif.
De nombreux projets de recherche ont résumé les effets du divorce sur les enfants. Nous disposons notamment d’un rapport précédent préparé par le ministère de la Justice (1997a et 1998b). En général, ces études parviennent à des conclusions analogues, à savoir qu’un certain nombre de facteurs de risque émotionnels, relationnels, structurels/environnementaux découlant du divorce auront, pour de nombreux enfants, une incidence néfaste sur leur développement émotionnel, scolaire et social.
Ces conclusions sont assez bien connues, mais il convient néanmoins de revenir sur les travaux effectués et d’en rendre compte dans le cadre de la présente recherche afin de bien comprendre le contexte dans lequel se situent les divorces fortement conflictuels. Mais ce qui importe davantage dans ces études, prises dans leur ensemble, c’est la complexité de la situation qu’elles nous montrent lorsqu’il s’agit de repérer et de définir ce qu’on entend au juste par divorce « fortement conflictuel ».
Nous allons donc commencer ici par un résumé de ces études qui cherchent à cerner les effets que le divorce entraîne en général chez les enfants. Cela permettra de se faire une idée générale des facteurs de risque qui pèsent défavorablement sur l’avenir des enfants. Nous nous pencherons ensuite sur le phénomène des divorces considérés comme étant à risques élevés. Il s’agit de mieux cerner les critères permettant de distinguer les relations en question de celles où les principaux intéressés sont en mesure de régler les difficultés émotionnelles auxquelles donne lieu la fin d’un mariage, ainsi que les questions pratiques concernant la garde, les droits de visite et les moyens de subvenir aux besoins des enfants sans se laisser aller à l’hostilité et à l’amertume.
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