Traitement par la justice pénale des homicides commis par un partenaire intime par opposition aux autres types d'homicides
2. Étude documentaire
2.1 Pourquoi peut-on penser que l'existence d'une relation intime revêt de l'importance?
Les chercheurs et théoriciens du domaine de la justice pénale ont mis en évidence le fait que les intervenants du système de justice (les policiers et les procureurs, par exemple) voient parfois les choses à travers des « filtres » lorsqu'ils examinent les affaires pénales – ce qui leur fait prendre en compte des facteurs qui n'ont pas de rapport direct avec le crime lui-même (Becker, 1963; Black, 1976; Emerson, 1983; Erikson, 1964; Horwitz, 1990; Kitsuse et Cicourel, 1963; Rubington et Weinberg, 1978; Schur, 1971; Sudnow, 1965; Swigert et Farrell, 1977). De façon plus particulière, leurs travaux ont mis en lumière la manière dont certaines idées préconçues peuvent voir le jour au fil du temps relativement à la nature d'une infraction en fonction des caractéristiques des personnes en cause ou des préoccupations soulevées par l'infraction au sein de la collectivité. Il ressort que ces idées influent souvent sur les attitudes du public et des professionnels à l'égard de certains crimes qui, partant, deviennent des critères pour déterminer qui est un criminel ou devrait être considéré comme tel (Farrell et Swigert, 1986). En résumé, les intervenants du système de justice pénale, à l'instar des autres agents chargés d'assurer l'ordre social et des membres du public, fondent parfois leurs jugements sur des stéréotypes ou des idées toutes faites au sujet du crime et des criminels, ce qui les amènent à se centrer davantage sur certains types d'infractions et de délinquants.
Le degré d'intimité qui existe entre le délinquant et sa victime est l'un des aspects qui engendrent des stéréotypes par rapport à la violence interpersonnelle, stéréotypes qui entraînent souvent l'imposition de sanctions différentes (Miethe, 1987; Rapaport, 1991, 1994; Waegel, 1981). Par exemple, comme nous l'avons mentionné précédemment, la violence entre partenaires intimes est fréquemment considérée comme étant motivée par la passion ou des émotions intenses telles que le désespoir ou la rage, ce qui peut avoir pour effet de réduire le degré de culpabilité de l'accusé aux yeux de la justice (Loftin, 1986; Maxfield, 1989; Messner et Tardiff, 1985; Parker et Smith, 1979; Rojek et Williams, 1993; Sampson, 1987; Smith et Parker, 1980). En revanche, on croit souvent que la violence entre personnes qui n'ont pas de rapports intimes est instrumentale et qu'elle n'est donc pas le fait de fortes émotions ou d'une perte de la maîtrise de soi-même (voir Block, 1981; Riedel, 1987; Rojek et Williams, 1993). Cette absence présumée d'émotions accroît la culpabilité du délinquant dans l'esprit des agents de la justice, et la peine imposée est conséquemment plus sévère. En outre, selon les recherches, on croit plus souvent que la victime a une certaine part de responsabilité (on suppose par exemple qu'il y a eu provocation de sa part) quand le crime met en cause en cause des partenaires intimes que lorsqu'il s'agit d'un autre type de crime (Rapaport, 1991; Riedel, 1987; Wolfgang, 1957). En droit pénal, lorsque l'argument juridique de la provocation est prouvé, la culpabilité du délinquant s'en trouve généralement atténuée, et la peine imposée est moins sévère (voir Miethe, 1987; Williams, 1976). En raison de ces stéréotypes, ainsi que d'autres idées préconçues qui peuvent avoir cours en ce qui a trait aux crimes commis dans le cadre d'une relation intime dans les cas de violence interpersonnelle, beaucoup de gens pensent que le degré d'intimité entre la victime et l'accusé a (et devrait peut-être avoir) un effet sur les résultats du processus pénal et donne lieu à une peine plus douce.[2]
2.2 L'existence d'une relation intime revêt-elle effectivement de l'importance?
Jusqu'à récemment, peu d'études canadiennes avaient examiné de façon systématique l'importance accordée à la relation entre l'accusé et la victime dans le cadre du processus pénal. Par conséquent, une grande partie des connaissances à ce sujet découlaient de recherches menées dans d'autres pays, principalement aux États-Unis. Un examen des résultats de ces recherches révèle que la corrélation entre l'existence d'une relation intime et l'application du droit pénal s'avère plus complexe qu'on ne l'avait cru traditionnellement. Par exemple, les études faisant appel à des analyses bidimensionnelles indiquent généralement un lien entre la relation qui existe entre la victime et l'accusé, d'une part, et, d'autre part, les décisions judiciaires, montrant que les intervenants du système de justice pénale font preuve de plus d'indulgence vis-à-vis de la violence entre partenaires intimes qu'à l'égard des autres types de violence (Ferraro et Boychuk, 1992; Hickman, 1995; Lundsgaarde, 1977; Rapaport, 1994; Vera Institute, 1977). Cependant, l'influence que l'existence d'une relation intime entre la victime et l'accusé peut avoir dans les cas de violence ressort moins nettement des analyses multidimensionnelles qui évaluent les effets d'autres facteurs (judiciaires ou autres) sur les décisions judiciaires. Certaines de ces analyses confirment les résultats des analyses bidimensionnelles et appuient la théorie selon laquelle les accusés qui connaissent leur victime ou entretiennent avec elle des rapports intimes font généralement l'objet d'un traitement différent au sein du système de justice pénale (voir par exemple Horney et Spohn, 1996; Erez et Tontodonato, 1990, Miethe, 1987; Williams, 1976) Par contre, d'autres études n'indiquent aucun lien entre la relation qui existe entre la victime et l'accusé, et les sanctions imposées par la justice pénale (voir notamment Albonetti, 1991; Simon, 1996b; Myers, 1979a; Myers, 1979b).
Les recherches ont aussi montré que l'importance accordée à la relation intime par la justice pénale peut dépendre de l'étape du processus qui est examinée. En effet, une telle relation entre la victime et l'accusé peut être associée à un traitement différent à l'une de ces étapes, mais pas à d'autres. Par exemple, les affaires d'homicides dans lesquelles l'accusé est un partenaire intime de la victime donnent plus souvent lieu à une négociation de plaidoyer que les autres affaires d'homicides. Toutefois, on observe parfois peu de différence dans le taux de condamnations à l'issue d'un procès entre ces deux genres d'affaires. Par ailleurs, plusieurs études qui se sont penchées sur diverses étapes décisionnelles du processus pénal indiquent que les cas de violence entre partenaires intimes sont traités avec plus de clémence que les autres cas de violence. De façon plus précise, notre étude a montré que les accusés dont la victime est un partenaire intime sont[3] : 1) plus susceptibles de voir l'accusation initiale rejetée (Miethe, 1987); 2) plus susceptibles de voir l'affaire se terminer par un non-lieu à l'étape où l'action peut être rejetée avant l'instruction (Miethe, 1987); 3) moins susceptibles d'être déclarés coupables à l'issue d'un procès (Myers, 1980); 4) moins susceptibles de se voir imposer une peine d'emprisonnement (Erez et Tontodonato, 1990); 5) plus susceptibles de recevoir une peine moins sévère dans les cas où une peine d'emprisonnement est imposée (Erez et Tontodonato, 1990; Simon, 1996b). D'autres études indiquent cependant qu'il n'y a pas, aux diverses étapes du processus pénal, de différence entre le traitement réservé à la violence entre partenaires intimes et celui dont les autres types de violence font l'objet. De façon plus particulière, cette étude indique une absence de préjugés à l'égard de la violence entre partenaires intimes aux étapes suivantes : 1) étape où un non-lieu peut être prononcé avant l'instruction (Myers, 1980); 2) mise en accusation (Myers, 1980; Adams, 1983); 3) négociation de plaidoyer (Myers et Hagan, 1979; Myers, 1981); 4) condamnation (Myers, 1979); 5) détermination de la peine (Miethe, 1987; Myers, 1979; Myers, 1980; Albonetti, 1991; Simon, 1996a).
2.3 Résumé
Il appert donc, après examen des études sur le sujet, que les résultats de recherche obtenus jusqu'à présent ne permettent pas de faire quelque affirmation définitive que ce soit en ce qui concerne l'influence de la relation entre la victime et l'accusé sur les décisions judiciaires en matière pénale. Cependant, peu d'études se sont centrées exclusivement sur cette relation en tant que principale variable (voir Miethe, 1987; Simon, 1996a, 1996b). En revanche, dans la majorité des études, cette dernière tient lieu de variable de contrôle aux fins de l'examen d'autres facteurs susceptibles d'influer sur le processus pénal et liés à l'accusé (sexe, âge ou encore race ou groupe ethnique, par exemple), tandis que, dans certaines, elle est considérée comme un facteur parmi tant d'autres. Par ailleurs, dans ces études, on a généralement classé les partenaires intimes dans une catégorie plus vaste englobant les membres de la famille et les amis. Cette décision a empêché l'examen de distinctions importantes faites entre les divers types de relations par la justice pénale, plus particulièrement de l'importance accordée à la relation intime comparativement aux autres types de relations. Enfin, aucune étude ne s'est penchée sur la question en examinant une longue période. En fait, les recherches ont pour la plupart porté sur des périodes de moins de trois ans et surtout sur des périodes commençant dans le milieu des années 1970 – une époque où l'importance accordée à la relation intime par la justice pénale a commencé à être remise en question par les chercheuses féministes. Ces aspects constituent des limites importantes, car bon nombre des initiatives mises en œuvre en matière législative et politique au cours des trois dernières décennies visaient précisément à modifier la façon dont les intervenants du système de justice pénale réagissaient à la violence entre partenaires intimes. Cependant, on ne sait pas encore très bien si le traitement réservé par la justice à ce genre de violence a changé à la suite de ces initiatives ni, le cas échéant, quels sont les changements survenus à ce chapitre.
S'efforçant de répondre à ces questions dans une perspective canadienne, Dawson (2003a, 2004) a étudié l'incidence de la relation entre la victime et l'accusé sur les résultats du processus judiciaire dans les cas d'homicides commis dans une zone urbaine donnée. Par exemple, en examinant l'ensemble des affaires instruites par les tribunaux de Toronto, en Ontario, entre 1974 et 1996, Dawson (2004) a constaté que les personnes accusées d'avoir tué un partenaire intime avaient reçu des peines moins sévères durant la première partie de la période visée (1974-1984), mais que cette tendance s'atténuait quelque peu avec les années, de sorte que, pendant la deuxième partie de cette période (1985-1996), les affaires d'homicides mettant en cause des partenaires intimes ne semblaient pas avoir été traitées différemment des autres affaires d'homicides. On peut peut-être attribuer ce phénomène au fait que, durant les dernières décennies, – au cours desquelles on a reconnu de plus en plus la violence entre partenaires intimes comme un problème social grave – les tribunaux ont commencé dans le même temps à prendre plus au sérieux ce type de violence ou, à tout le moins, à lui accorder autant d'importance qu'aux autres types de violence. Bien que nous n'ayons pas été en mesure de déterminer s'il existe un lien direct entre les changements apportés aux politiques et aux lois qui visent la violence entre partenaires intimes et le traitement réservé à ce genre de violence par les tribunaux, les résultats de notre étude laissent croire qu'un tel lien pourrait exister et qu'il y a lieu d'effectuer d'autres recherches sur la question.
Depuis l'adoption du projet de loi C-41, en 1996, il encore plus pertinent d'examiner l'incidence des changements législatifs et politiques sur le traitement réservé par la justice pénale à la violence entre partenaires intimes. À la suite du dépôt du rapport de la Commission canadienne sur la détermination de la peine et du rapport Daubney, on a défini dans ce projet de loi l'objet et les principes de la détermination de la peine, lesquels sont énoncés à l'article 718 du Code criminel du Canada (voir l'encadré 1).[4]
Encadré 1 : article 718 du Code criminel du Canada
718.2 Le tribunal détermine la peine à imposer compte tenu également des principes suivants :
- (a) la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l'infraction ou à la situation du délinquant; sont notamment considérés comme des circonstances aggravantes des éléments de preuve établissant :
- (ii) que l'infraction perpétrée par le délinquant constitue un mauvais traitement de son époux ou conjoint de fait ou de ses enfants;
Ainsi, en vertu du Code criminel, le fait qu'un délinquant ait fait subir un mauvais traitement à son époux ou conjoint ou à l'un de ses enfants doit désormais être considéré comme une circonstance aggravante à prendre en compte dans la détermination de la peine. Il devient donc important de se pencher sur l'importance accordée à l'existence d'une relation intime par la justice pénale au cours des dernières années afin de déterminer les répercussions de ces nouvelles dispositions.
- [2] Pour une discussion plus poussée sur les stéréotypes associés à la violence entre partenaires intimes, voir Dawson (2001).
- [3] Les conclusions présentées dans cette partie se fondent surtout sur des études réalisées aux États-Unis; les étapes du processus pénal qui sont mentionnées peuvent donc être différentes de celles qui existent au Canada.
- [4] Cet article vise à fournir aux juges des lignes directrices liées aux principaux objectifs de la détermination de la peine ainsi qu'un ensemble de principes devant être pris en considération lorsque vient le temps de décider de la sanction à imposer.
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