« Commentaire sur les affaires Fiducie Sylvie Vallée et Hewlett Packard Ltd » (suite)

2. Commentaires sur l'affaire Hewlett Packard

Avant que cette décision ne soit rendue, deux courants de pensée s'affrontaient à la Cour d'appel fédérale en ce qui a trait aux notions « d'acquisition » et de « disposition » : celle de l'uniformité d'application du texte de loi fédéral et celle du renvoi au droit privé de l'ensemble des provinces canadiennes. Par cette décision la Cour d'appel fédérale prend position en faveur de la première thèse mais ne met pas pour autant fin au débat.

Selon le premier courant, ces notions doivent être interprétées de manière uniforme à l'échelle du pays; c'est ce que nous appelons la thèse de la dissociation du texte fédéral par rapport au droit privé des provinces[23]. Dans Construction Bérou[24], les juges Létourneau et Desjardins favorisent cette thèse. Le juge Létourneau retourne aux affaires Wardean Drilling[25] et Olympia and York Developments Inc.[26] pour conclure qu'il y a une corrélation entre les deux termes et qu'il y a acquisition ou disposition « lorsque les attributs ou accessoires normaux du titre, tels la possession, l'usage et le risque, sont transférés »[27]. Les juges majoritaires s'inspirent de principes découlant du droit privé de l'Alberta afin de régler un litige ayant pris naissance au Québec au motif que la loi fédérale doit s'appliquer de manière uniforme au pays. Le juge Létourneau exprime ainsi la thèse de la dissociation des concepts d'acquisition et de disposition et la justification de l'application de ces critères de common law au Québec :

En somme, au terme de ces deux arrêts il y a, en vertu de la Loi, disposition ou acquisition d'un bien aux fins d'allocation du coût en capital lorsque le titre de propriété ou les attributs ou accessoires normaux du titre, tels la possession, l'usage et le risque, sont transférés. Je suis d'accord avec cette interprétation légale donnée à des fins fiscales au terme "acquis" que l'on retrouve dans la définition de "biens amortissables". Sur le plan pratique, cette interprétation a le mérite de reconnaître, pour une législation fiscale d'application pancanadienne, une réalité commerciale transfrontalière et d'éviter de s'enferrer dans un légalisme indû, sectoriel et par surcroît stérile et inéquitable à une époque où le droit civil tend à se rapprocher de la common law. Il est tout de même significatif que le législateur, qui modifie annuellement la Loi pour, entre autres motifs, changer une disposition législative lorsque l'interprétation qui lui a été donnée ne permet pas de rencontrer les objectifs poursuivis, n'ait pas cru bon de répudier cette interprétation vieille de 30 ans. En outre, cette interprétation est conforme à l'intention législative exprimée au paragraphe 248(3) de la Loi, laquelle vise, comme mon collègue l'a fait remarquer à juste titre, à assimiler le "beneficial ownership" d'un bien à diverses formes de propriété propres au droit civil du Québec[28].

Dans Construction Bérou, le juge Noël quant à lui défend l'autre thèse soit celle de la complémentarité. Il est d'avis que les concepts litigieux — acquisition et disposition — doivent s'interpréter à la lumière du droit privé provincial et par conséquent à la lumière du droit civil lorsque la province d'application du texte est le Québec. Il revoit la jurisprudence antérieure qui, sur cette question, est contradictoire. Il conclut que le mot « acquis » évoque le droit de propriété :

Il ressort de cette revue de la jurisprudence que l'arrêt Olympia and York, dans la mesure où il autorise les tribunaux à ignorer les effets du droit québécois dans les litiges issus du Québec, n'a pas été suivi.   Seul le juge Tremblay s'est inspiré de cette décision dans l'affaire Bédard Auto Ltée pour conclure qu'il y avait vente pour fins fiscales, malgré le fait que le droit civil dictait le résultat contraire.  Il s'est par la suite ralié au droit civil dans l'affaire Goulet.  Selon moi, la juge de première instance, et les juges de la Cour de l'impôt avant elle ont eu raison d'ignorer l'arrêt Olympia and York puisque la Loi n'écarte pas le droit privé.  Le mot "acquis" que l'on retrouve dans chacune des dispositions en cause doit être compris dans son sens normal soit comme évoquant l'acquisition de la propriété d'un bien et en l'absence d'indication contraire, la propriété d'un bien ne peut s'acquérir autrement que selon le droit privé applicable[29]. (Notes omises)

Il écarte par conséquent la référence à la notion de beneficial ownership dans la détermination du moment de l'acquisition de biens. En se basant sur le droit civil, il conclut que tant que le titre de propriété du bien n'a pas été transféré, celui-ci ne peut avoir fait l'objet d'une disposition et d'une acquisition correspondante :

Or ici, les parties se sont penchées sur la question de la propriété des biens et ont convenu que la propriété demeurerait entre les mains des sociétés de finance jusqu'au moment prévu pour l'exercice de l'option et que "le titre et droit de propriété" serait transmis à l'appelante à ce moment, sujet à ce qu'elle choisisse de lever l'option et d'en payer le prix.  Dans la mesure où l'effet d'un contrat est fonction de l'intention des parties, je ne vois pas comment la propriété des biens ["legal" ou "beneficial" dans une perspective de common law] pourrait avoir été transmise à l'appelante avant que l'option ne soit exercée.[30] (Notes omises)

Cette opinion, bien qu'émise dans un jugement dissident, est partagée par plusieurs dont les professeurs David Duff et Marie-Pierre Allard qui, dans le cadre d'analyses sur des questions de bijuridisme canadien, se sont prononcés sur la question de la complémentarité ou la dissociation de ces concepts[31].

Le juge Noël, qui prônait la thèse de la complémentarité dans l'affaire Construction Bérou, se rallie à la thèse de l'uniformité de traitement dans Hewlett Packard (Canada) Ltd. c. Canada[32]. Il s'agit encore une fois d'une cause dans laquelle le tribunal avait à déterminer si un contribuable avait disposé de biens et s'ils pouvaient faire l'objet d'une réclamation pour allocation du coût en capital en vertu de la L.I.R.

Hewlett Packard (Canada) Ltd. (ci-après « HP ») avait, pour les années 1995, 1996 et 1997, une flotte de véhicules Ford. En octobre de chaque année, HP achetait une nouvelle flotte de véhicules Ford pour remplacer celle acquise l'année précédente. Le processus de remplacement des véhicules s'effectuait au cours du mois d'octobre de manière à ce que les anciens véhicules cessent d'être utilisés et les nouveaux commencent à l'être avant le 31 octobre de chaque année (date de la fin de l'exercice financier). De l'accord des parties, ce n'est qu'après le 31 octobre que s'effectuait le transfert de propriété des anciens véhicules de HP à Ford bien que cette dernière reprenait possession de la plupart des véhicules avant le 31 octobre. Mentionnons enfin que les véhicules usagés n'apparaissaient à l'inventaire de Ford qu'à compter du 1er novembre de chaque année.

Pour l'année 1995, HP a réclamé de l'ACC pour l'ancienne et la nouvelle flotte et, ainsi de suite les années suivantes. Le ministère a refusé la réclamation d'ACC sur l'ancienne flotte au motif que puisque les véhicules avaient fait l'objet d'un changement d'usage, la présomption de disposition prévue à l'alinéa 13(7)a) L.I.R. s'appliquait malgré qu'elle en soit demeurée propriétaire jusqu'à la fin de l'exercice financier. HP a contesté cette décision.

En première instance, le juge conclu que les anciens véhicules n'avaient pas subi de changement d'usage du fait qu'ils aient été entreposés en attendant que les titres soient changés et qu'ils fassent l'objet d'une vente (à l'encan ou autrement). Quant à la date effective du transfert, le juge est d'avis que l'intention des parties est déterminante; il appui ces conclusions sur les dispositions de la Loi sur la vente d'objets[33] de l'Ontario. Le juge de première instance est d'avis qu'il y a une « disposition » aux fins de la L.I.R. lorsque la propriété des biens est transférée du vendeur à l'acheteur (when property passes). Si le vendeur a droit au « produit de vente des dispositions » avant que la propriété ne soit transférée à l'acheteur, au sens du droit privé provincial, le juge est d'avis qu'il y aura alors « disposition ». Ayant conclu que HP avait droit au produit de disposition avant la fin de l'exercice financier, il est d'avis que la disposition a lieu à ce moment et non pas lors du transfert de la propriété — au sens du droit privé provincial — des véhicules à Ford.

La décision a été portée en appel devant la Cour d'appel fédérale devant qui les deux questions suivantes ont été débattues :

  1. Y a-t-il eu changement d'usage des véhicules?

  2. À quel moment y a-t-il eu disposition des biens : lorsque le vendeur a eu droit au produit de disposition ou lors du transfert de propriété?

Dans un jugement unanime, rédigé par le juge Noël auquel souscrivent les juges Sexton et Evans, la Cour d'appel fédérale tranche rapidement la première question. Il faut, pour qu'il y ait changement d'usage, qu'un bien soit utilisé à un autre usage. Cesser d'en faire l'usage en attendant de le vendre dans le cadre de l'entreprise n'équivaut pas à un changement d'usage.

Le juge Nol analyse ensuite la seconde question et revoit les décision antérieures en commençant par Wardean Drilling[34] dans laquelle le juge Cattanach, se basant sur une loi albertaine, avait formulé ce qui est qualifié de « règle classique de l'acquisition ». Aux dires du juge Noël, cette règle classique n'est, ni plus ni moins, qu'un énoncé de la règle en vertu de laquelle la propriété est transférée en vertu de la Sale of Goods Act de l'Alberta : le transfert de propriété s'effectue soit lorsque le titre légal est transféré ou, s'il y a réserve du titre de propriété, lorsque la propriété effective est transmise. Le juge Noël mentionne que la règle classique correspond à la règle de transfert de la propriété qui s'applique dans l'ensemble des provinces de common law. Il constate que la décision a été suivie en matière fiscale eu égard aux transactions régies par le droit applicable dans les provinces de common law. Il souligne que depuis 1972, la L.I.R. a reconnu la distinction entre la propriété légale et la propriété effective et qu'elle prévoit qu'il y a disposition seulement lorsque la propriété effective change. À son avis, la L.I.R. suit les règles de common law en la matière.

Le juge Noël reconnaît que la définition de « disposition »[35] est rédigée de manière à laisser ouverte la catégorie de transactions qu'elle vise. Dans le cas particulier de la vente cependant, il est d'avis que le Parlement a mentionné à l'alinéa 13(21)a) que le produit de disposition est « le prix de vente des biens qui ont été vendus » et que lorsque, dans la définition de « disposition » on réfère à « toute opération ou tout événement donnant droit au (…) produit de la disposition », il ne fait aucun doute qu'on réfère au concept légal de la vente. Toujours selon la Cour d'appel fédérale, ce raisonnement a l'avantage de respecter l'intention du Parlement qui voulait s'assurer, dans le cas de la vente, que le moment de la « disposition » corresponde à celui de « l'acquisition ».

La Cour d'appel fédéral renverse donc le jugement de première instance dans lequel il avait été décidé qu'il était possible, dans le cas d'une vente, qu'il y ait disposition aux fins de la L.I.R. avant qu'il y ait transfert du titre de propriété au sens du droit privé des provinces de common law.

Enfin, le juge Noël aborde la question des échanges de véhicules assujettis au droit de la Province de Québec. Il note que, de la même manière qu'en common law, en droit civil l'intention des parties est capitale dans la détermination du moment du transfert de la propriété de biens. Par ailleurs, les règles de la vente prévues au Code civil entraînent un résultat identique, i.e. que les anciens véhicules demeurent la propriété de HP jusqu'à une date postérieure à la fin de son exercice financier.

[58] This leaves us with the car exchanges governed by the law of the province of Quebec on which the Tax Court Judge did not pronounce. He did, however, hint that HP may not have remained the owner of the old fleet when regard is had to article 1708 of the Civil Code of Quebec (…):

[61] Applying the relevant provisions of the Civil Code of Quebec in light of the findings made by the Tax Court Judge, it seems clear that the old fleet also remained the property of HP on October 31 of each year under Quebec law.

Tout est bien qui finit habituellement bien … Mais, en obiter le juge Noël tient les propos suivants :

[62]That being said, I am bound to point out that, even if the application of the Civil Code of Quebec gave rise to a result different from that obtained in the common law provinces, this Court has held that, for the sake of uniformity, the common law approach should prevail even in Quebec (Construction Bérou Inc. v. The Queen, 99 DTC 5869 per Létourneau J.A. at paragraph 14, per Desjardins J.A. at paragraphs 6 and 14). It is common ground that, pursuant to this approach, the old fleet remained the property of HP at the close of each year.

Étant donné la conclusion que le droit civil menait au même résultat, quelle est la justification de cette déclaration? Quel est le message que tente de livrer la Cour d'appel fédérale? Est-ce une invitation à débattre de la question devant la Cour suprême du Canada? Il est à espérer que dans les prochains litiges sur ces notions, l'article 8.1 L.I. soit plaidé. Il faudra choisir entre deux interprétations. Soit que les concepts de « acquisition » et « disposition » s'interprètent à la lumière du droit privé des provinces, auquel cas le droit de toutes les provinces canadiennes incluant le Québec devra s'appliquer supplétivement pour compléter la législation fédérale. Soit qu'une « règle de droit » s'oppose au renvoie au droit privé provincial auquel cas il serait des plus utiles que les tribunaux disent clairement s'ils considèrent que la jurisprudence fiscale rendue avant l'adoption de l'article 8.1 L.I. constitue une telle « règle de droit » ou encore si l'application uniforme du texte fiscal fédéral constitue une telle règle qui justifie d'écarter non pas le droit privé de l'ensemble des provinces canadiennes mais uniquement les règles du droit civil de la province de Québec en la matière.

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