Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada
Annexe B
L’accès des citoyens à la justice : enjeux et tendances pour l’an 2000 et après
Mark Kingwell, Université de Toronto
(Préparé pour le colloque du sous-ministre de la Justice et sous-procureur général du Canada, intitulé Élargir nos horizons : redéfinir l’accès à la justice au Canada tenu le 31 mars 2000, à Ottawa, Ontario)
Introduction
Dans cette brève communication, je me propose de décrire un certain nombre d’enjeux et de tendances qui conditionnent l’accès à la justice au Canada au seuil du XXIe siècle. Je n’essaierai pas de faire des prédictions : je me concentrerai sur les questions qui sont déj à d’actualité et qui resteront probablement au cœur des débats et des mesures qui visent à perfectionner le système de justice au Canada pendant les prochaines années.
J’écris avec un chapeau particulier, celui du critique social et du philosophe politique. Mon but n’est pas d’analyser les politiques fédérales actuelles ni de recenser les publications récentes sur l’accès à la justice : cela déborderait le cadre de mes compétences. D’ailleurs, je ne me confinerai pas non plus à la question précise de l’accès au système de justice. J’entends plutôt vous proposer un bouquet d’idées plus générales qui pourraient nous aider à réfléchir de manière plus productive au problème de l’accès à la justice, en commençant par quelques considérations de fond sur la nature même de la justice et sur les raisons pour lesquelles nous avons besoin de pouvoir compter, comme citoyens, sur des mécanismes de responsabilités et d’influence pour faire régner la justice parmi nous.
Disons d’emblée que l’accès au système de justice est indispensable dans une société juste; d’ailleurs sur ce plan, le Canada ne fait pas aussi aussi bonne figure que certains politiciens infatués voudraient nous le faire croire. Malgré les efforts louables que manifestent les programmes d’aide juridique et les autres mesures visant à démocratiser ce bien social fondamental, il reste que dans notre pays, ce sont encore les mieux nantis qui ont le meilleur accès aux arcanes du droit et des tribunaux et qui ont le plus d’influence dans ce milieu. Certes, la justice ne se borne pas aux tribunaux; j’y reviendrai plus loin. Toutefois, si un grand nombre de personnes ne peuvent pas supporter les frais d’une action judiciaire ou se défendre dans les formes lorsque cette voie est indiquée, on ne peut pas être satisfait des autres aspects de la justice. Comme toujours, les tribunaux représentent le cas limite qui nous permet de savoir si un citoyen donné est bien servi par le réseau social auquel il appartient.
Pour le reste de ma communication, je vais donc me concentrer sur les cinq tendances et enjeux suivants : 1) la diversité culturelle de la population canadienne et l’évolution de la mondialisation démographique; 2) la mondialisation politique, qui découle de la mondialisation de la vie économique et culturelle et entra îne une perte de confiance à l’égard des souverainetés nationales; 3) la relation isomorphe complexe entre la politique et la culture, une relation qui se transforme rapidement, maintenant à l’échelle mondiale; 4) le rôle de la technologie, et de l’accès à cette dernière, dans la vie politique; 5) la possibilité de nouvelles formes d’action civique et d’accès à la justice dans un monde marqué par la vitesse.
Compte tenu de l’espace qui m’est alloué, je ne pourrai m’étendre sur aucune de ces questions, mais j’espère que mes pistes de réflexion, nécessairement tronquées, sauront alimenter un débat ultérieur.
1. Pluralité
Le Canada a un dossier enviable pour ce qui est d’accommoder à la diversité culturelle et ethnique dans le cadre de son fédéralisme évolutif. En ce sens, on peut le citer comme modèle à l’égard du problème contemporain qui consiste pour les États libéraux à s’adapter à l’évolution de leur démographie. Toutefois, on ne peut pas dire que le Canada cultive véritablement la diversité, surtout dans des domaines fondamentaux pour la justice comme la profession juridique et le système judiciaire. (On pourrait certes en dire autant des universités, de l’administration publique et, en général, de bien d’autres professions.)
Le libéralisme, un courant dominant de la théorie politique moderne, est basé sur le principe selon lequel l’ État n’est légitime que s’il autorise la pluralité des points de vue quant au mode de vie. Au début de l’ère moderne en Europe, ce principe de tolérance répondait surtout, voire uniquement, à la question religieuse et constituait en grande partie une solution pragmatique au problème que posaient les guerres sanglantes entra înées par des désaccords théologiques parfois abscons. (Le fait qu’un point de désaccord soit abscons ne signifie pas, comme l’histoire l’a démontré, que le conflit qui en résulte soit moins grave ou moins violent.) Pour les premiers penseurs du libéralisme, comme Locke et Spinoza, une société peut tolérer différentes voies vers le salut, en tant que choix personnels, dans la mesure où les structures de base comme la propriété et les contrats sont garantis par une autorité centrale. C’est ainsi que l’idée selon laquelle l’ État doit reposer sur une base philosophique ou théologique unique et suffisante – dont découle un modèle « parfait » du citoyen – est peu à peu supplantée par celle de l’ État garant et gardien des droits fondamentaux, les choix personnels étant laissés au jugement de chacun.
Cette synthèse est très simplifiée. En pratique, de nombreux vieux conflits éthiques et religieux ont perduré et bien d’autres ont surgi. La solution que propose le libéralisme au problème de la diversité n’a jamais été parfaite, et elle a été contestée par des groupes particuliers qui se considèrent négligés à la base par l’orthodoxie libérale : femmes, homosexuels, gens de couleur, Nations Premières. D’ailleurs, le problème de la pluralité ne se borne plus aux différences religieuses : il s’étend maintenant aux différences de culture, de race, de sexe, d’orientation sexuelle. Ainsi, les États libéraux sont obligés de faire preuve de souplesse et d’ouverture et de trouver de nouvelles formes de compromis entre des citoyens dont les valeurs éthiques ont de moins en moins de plages communes.
Il ne serait donc pas incorrect de parler d’ États non pas « libéraux », mais « libéralo ïdes », qui réussissent à concilier des textes fondamentaux très consistants comme la Charte canadienne des droits et libertés (qui dépasse les principes minimaux du libéralisme classique) avec des formes d’identité citoyenne plus ouvertes qui ne tiennent pas à tout prix au consensus ou à une identité commune. Compte tenu de la diversité croissante de notre population et de la minorité des personnes d’ascendance européenne à l’échelle de la planète, cette ouverture para ît tout aussi indiquée que nécessaire.
Toutefois, elle n’est pas encore évidente dans les institutions, surtout dans celles qui sont conservatrices par définition. Le système judiciaire canadien constitue d’ailleurs un bon exemple. En effet, si les femmes ont fait des percées importantes dans ce milieu depuis quelques années, les personnes de couleur et les Autochtones canadiens sont toujours singulièrement sous-représentés dans la magistrature du pays. Ce phénomène a une incidence sur la qualité de la justice dont peuvent se prévaloir de nombreux citoyens de notre pays, quoique d’une manière trop subtile pour qu’on puisse la mesurer.
Au demeurant, ce phénomène nous pousse à nous demander si la société canadienne est assez sensible à la diversité culturelle et ethnique qui la caractérise. Le Canada se montre relativement accueillant aux personnes des autres pays qui cherchent une vie meilleure. En cette nouvelle période de notre histoire que nous inaugurons, il nous incombe de demeurer fidèles à cet esprit d’accueil en transformant l’infrastructure sociale et politique du pays pour tenir compte de la diversité des gens qui choisissent de se reconna ître comme Canadiens.
2. Mondialisation et citoyenneté
En regard de cette politique d’immigration relativement généreuse, le tableau qui s’offre à nous si on s’intéresse inversement aux relations de notre pays avec l’extérieur pose un genre de problème différent. De fait, il nous faut maintenant revoir nos principes de justice aussi bien par rapport aux autres pays que par rapport à notre propre population. Cette remise en question aura probablement une incidence sur notre conception de la citoyenneté, que ce soit par rapport au Canada ou à tout autre pays.
Je ne suis pas le premier à affirmer que les anciens principes d’appartenance civique sont devenus désuets. Mais il n’est pas inutile de le répéter, surtout quand on parle d’accès à la justice. Certes, les structures politiques auxquelles les anciens principes d’appartenance civique sont intimement liés, notamment les gouvernements nationaux qui fournissent des services à leurs citoyens en retour de leur allégeance fiscale, survivent encore. Mais elles sont faibles – et parfois, elles ne sont rien à côté des vrais pouvoirs de notre monde, des véritables lieux d’allégeance et d’identité de la plupart des gens, à savoir les sociétés commerciales. (Je ne prétends évidemment pas ici que cette allégeance soit justifiée ou méritée.)
Les sociétés commerciales ne se sont pas seulement emparées des structures de production et de consommation. Dans les cas extrêmes, elles occupent aussi notre vie privée et nos espaces publics. Au surplus, elles créent des liens d’appartenance beaucoup plus solides que ce qu’un État morcelé ou velléitaire peut espérer offrir. Elles fournissent des structures d’identité et de loyauté, des moyens de se situer dans un monde complexe. Sans compter qu’elles sont nettement plus puissantes et bien plus riches que nombre de pays : le budget annuel de la France n’équivalait qu’aux trois quarts de la valeur combinée d’America OnLine et de Time Warner lorsque ces deux géants médiatiques ont fusionné en janvier 2000, et le chiffre d’affaires de K-Mart aux États-Unis en 1998 était égal au budget estimé de l’armée russe en entier.
Or, les sociétés commerciales ne sont pas démocratiques et ne jouissent pas de la légitimité politique nécessaire pour justifier ce genre de pouvoir. Il existe des marchés mondiaux, si iniques et si déséquilibrés soient-ils; il existe une culture mondiale, si banale et si débilitante soit-elle. Ce qu’il nous manque, ce dont nous avons désespérément besoin, c’est une enceinte politique mondiale pour faire contrepoids à ces forces en place.
Ce problème a un rapport avec l’accès à la justice, car la restructuration soudaine des vecteurs de pouvoir dans le monde a entra îné, dans bien des cas, un amoindrissement radical de la souveraineté nationale, donc une diminution de la capacité des gouvernements nationaux à répondre aux besoins de leurs citoyens. Les pays qui sont issus des mouvements d’unification des dix-septième et dix-huitième siècles, ou qui ont acquis leur poids après les bouleversements des guerres mondiales de notre siècle, semblent voués à la disparition. Dans bien des cas, y compris au Canada, la nation d’hier se réduit de plus en plus à une colonie économique assujettie à un marché qui ignore la souveraineté. Tout membre du G-7 qu’il soit (G-8 si on invite cet autre pays en déchéance qu’est la Russie; ou même G-20 selon une formule proposée), le Canada n’est pas en mesure de régler ses propres affaires.
Comment les citoyens doivent-ils réagir? Ce n’est pas encore évident. Doivent-ils réclamer des comptes, c’est- à-dire demander justice, à de nouvelles instances, comme lorsque des manifestants se sont réunis pour protester contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999 (premier acte important de citoyenneté postnationale)? Ou doivent-ils continuer de réclamer l’accès aux ressources encadrées par leur gouvernement national même si celles-ci sont de plus en plus faibles et instables? Indéniablement, il faut trouver dans l’immédiat des modes d’action civique complexes et multiformes au service de la justice : il faudra savoir à qui nous adresser selon le cas pour demander des comptes et réclamer une juste distribution des biens sociaux; il faudra savoir qui est le plus apte à nous donner satisfaction selon le cas.
Il est évident que la situation n’est pas appelée à se simplifier dans un proche avenir – au contraire. L’accès à la justice, comme tous les autres aspects de la vie contemporaine, ne peut plus se limiter au cadre national. Nos revendications en matière de justice sont toujours tempérées par les besoins de nos concitoyens : n’est-ce pas l à le sens même de ce qu’on appelle le civisme? Le nouveau défi que pose le siècle qui commence consiste à trouver un moyen de redéfinir la citoyenneté à l’échelle transnationale, et éventuellement postnationale, sans renoncer à un milieu de vie civilisé, ordonné, productif et agréable. Une des choses auxquelles on peut s’attendre – et on le voit déj à dans une certaine mesure, comme une bonne partie de ce que je viens de décrire – c’est de voir le palier national en terme d’organisation politique perdre de son importance au profit des instances municipales et transnationales en terme d’organisation (ou, plus exactement, de gouvernance).
3. Culture et conflits
À la lumière de ces réalités planétaires, il est temps d’admettre qu’on ne pourra pas régler le problème de l’absence d’instance politique dans notre culture mondiale en nous contentant de continuer de parler des États et de leurs lois, ni d’ailleurs en nous confinant à l’échelon local, si proche et si important puisse-t-il nous para ître. En adoptant cette ligne de conduite, valable à l’époque où le monde était encore dominé par le modèle de l’ État-nation du siècle dernier, on ne fait que céder la scène mondiale aux sociétés commerciales, qui en profitent pour créer et dominer des marchés, pour violer l’environnement et pour accumuler du profit sans égard pour la main-d’œuvre créatrice de la richesse.
On peut dire que tout cela est évident. Ce qui l’est moins pour bien des gens, c’est ce qu’on peut faire au juste pour s’attaquer à ce problème. Aussi les nouvelles théories politiques de la citoyenneté doivent-elles maintenant avoir pour but de donner un sens à l’activité politique dans un contexte où ce genre d’activité semble devenir de plus en plus futile. Il faut répondre aux défis du mondialisme au lieu de se retirer. Il faut faire du nouvel idéal cosmopolite non pas seulement un rêve de commerçant, une bonne idée de campagne publicitaire pour GAP, mais une réalité politique. Nous devons en outre créer un nouveau sens d’appartenance qui reconnaisse les différences tout en les transcendant, et en créant un engagement politique au-del à des frontières sans oblitérer ce qui fait l’intérêt même de ces frontières. Déj à, on ne peut voyager de par le monde sans tomber sur une boutique de Disney, sur un McDonald ou sur un entrepôt de Nine West dans une place publique. Pourrait-on parler de victoire si nous nous contentions de reproduire cette ennuyeuse homogénéité en matière de citoyenneté?
Tout un contrat. Le défi permanent d’une théorie politique pluraliste consiste à trouver un minimum de substance assez « consistant » pour rassembler les citoyens mais aussi assez « coulant » pour leur permettre de vivre leur vie privée comme ils l’entendent. Le même défi se pose peu importe que l’on reste dans le cadre d’un État-nation comme le Canada ou les États-Unis ou que l’on tente audacieusement de s’attaquer à une sphère plus large. Quand on pense aux difficultés auxquelles font face même les milieux politiques d’envergure locale ou nationale – conflits incessants entre le Québec et le Canada anglais, divisions radicales et menaces de séparatisme toujours présentes entre les Blancs et les Noirs en Amérique –, il peut sembler hasardeux de s’attaquer à un plan supérieur. Existe-t-il, peut-il seulement exister, une conception unique de la citoyenneté qui réponde aux besoins des gens qui vivent en Allemagne autant que de ceux de l’Indonésie? Si on trouve une formule quelconque qui trouve résonance à ces deux endroits, sans parler des centaines d’autres entre les deux, cette formule sera-t-elle autre chose qu’une coquille vide?
Pour arriver à une réponse concrète, il faut restreindre un peu nos paramètres de recherche. Car la réponse simple à la première question est évidemment « non » : il n’existe aucune conception unique de la citoyenneté pouvant répondre à la diversité des nations actuelles. Pour commencer, la plupart de ces nations (et l’Allemagne est un bon exemple) sont enracinées dans la notion héritée du XIXe siècle, qui relie la nation à l’ethnos, c’est- à-dire qui la considère comme un groupe de personnes apparentées sur le plan racial. Contrairement au concept plus ancien de demos, soit un groupe de personnes entretenant un lien politique, la conception ethnique de la nation renferme en soi un principe d’exclusion. D’où les degrés de citoyenneté offerts aux personnes qui entrent aujourd’hui en Allemagne, depuis le Gastarbeiter au bas de l’échelle, c’est- à-dire le travailleur étranger, équivalent moderne du Métèque de l’Athènes d’autrefois, jusqu’au citoyen « pur sang ». Et il ne s’agit pas l à d’un exemple extrême. Pour trouver des cas extrêmes d’exclusion politique fondée sur la race, il faut regarder du côté du sud-ouest, soit des Balkans; ou encore au cœur de l’Afrique, soit au Rwanda.
Si on s’attarde trop longtemps à ces viles pratiques, on risque de perdre confiance envers la possibilité de dire ou de faire quoi que ce soit. Ces déviances sont inévitables sur le terrain politique, mais elles ne doivent pas obnubiler notre champ de conscience. Il n’empêche que l’application violente de la notion d’appartenance dans ces cas lamentables semble défier toute tentative de promouvoir une forme de citoyenneté basée sur la pluralité. Pour revenir aux concepts antagonistes de consistance et de souplesse, comment peut-on trouver une formule qui convienne à tous les contextes politiques sans perdre sa consistance au point de devenir vide de substance?
Ce que nous cherchons, c’est une forme d’universalisme. Toutefois, ce mot a une consonance suspecte dans le discours politique de notre époque; aussi faut-il trouver une forme d’universalisme qui soit acceptable pour les personnes qui font remarquer – à juste titre – que la plupart des formes d’universalisme proposées jusqu’ici ont abouti à des pratiques opprimantes. Pour les personnes qui ne sont même que légèrement différentes des hommes rationalistes blancs qui ont été les premiers à préconiser l’universalisme, la tentative de s’élever au-dessus des particularités à la recherche d’une identité supérieure s’est carrément traduite par un dénigrement systématique de leur luttes très concrètes pour un minimum d’identité. Comme le philosophe Iris Marion Young l’a résumé : « En chantant les vertus de la citoyenneté comme forme de participation à un domaine public universel, les hommes modernes ont cherché à fuir la différence sexuelle, n’arrivant pas à reconna ître une autre forme d’existence qu’ils ne pouvaient pas entièrement comprendre, esquivant l’incarnation, la dépendance par rapport à la nature et la moralité que la femme représente. »
Mais il y a une différence importante entre l’universalisme absolu et l’universalisme pluriel, et c’est le théoricien politique Michael Walzer qui fut le premier à faire cette distinction dans le domaine de la justice. L’universalisme absolu consiste à prendre une conception unique d’une notion X, en l’occurrence la citoyenneté, et à l’imposer partout, sans égard aux circonstances ou aux besoins particuliers. Il est presque inévitable que ce genre de citoyenneté universelle soit reçue sur le terrain comme étrangère, voire comme opprimante. En revanche, l’universalisme pluriel reconna ît les limites pragmatiques de la réflexion philosophique et de l’action politique. Il n’exige pas l’application d’un concept unique dans tous les cas; il suffit que chaque cas, peu importe ses particularités, exprime d’une façon ou d’une autre une interprétation de la valeur universelle.
Ainsi, par exemple, la culture scientifique d’aujourd’hui est régie par l’universalisme absolu; on peut dire à tout le moins que c’est la forme que les scientifiques lui confèrent le plus volontiers. Mais il fut une époque pas si lointaine où ils s’accommodaient d’une forme beaucoup plus diversifiée d’universalisme, puisque les représentants de chaque domaine d’étude empirique essayaient d’exprimer la vérité scientifique par les moyens qui leur étaient propres et selon des traditions différentes. La notion de vérité scientifique, en tant que valeur universelle, était placée au-dessus de tout pour chaque sujet d’étude, mais avec des variantes qui para îtraient curieuses, voire dysfonctionnelles, pour une personne issue de la culture scientifique monolithique de notre temps.
Or, cette formule n’était pas dysfonctionnelle : elle était seulement variable au plan local. Et cette souplesse ne compromettait pas la valeur de la vérité, qui se posait en valeur universelle dans des contextes différents. Les formes hybrides sont courantes, voire typiques, dans ce genre de situation; ainsi, des éléments de la valeur universelle se mêlent aux particularités et aux usages locaux. La valeur s’adapte à la forme particulière exigée par les circonstances, sans perdre sa cohérence ni, fait important, ses liens avec les autres manifestations de la même valeur dans d’autres contextes.
Il n’y a pas lieu de prétendre qu’une forme d’universalisme pluriel doit « évoluer » pour devenir un universalisme absolu afin de devenir valide. Il est vrai que la science fonctionne mieux gr âce à la multiplication des liens de communication par-del à des frontières et qu’elle a réussi à se donner des lois absolues. Mais il se peut que le même phénomène ne soit pas possible – ni souhaitable – pour la citoyenneté et la justice. Certes, nombre de penseurs, aujourd’hui comme hier, ont cru que c’était le cas, ou ont jugé que ce devrait l’ être. Or, ce n’est ni nécessaire, ni désirable dans les circonstances actuelles. Ce genre d’élan inspiré par la théorie peut obscurcir notre jugement pragmatique et détruire la valeur de cette distinction en hiérarchisant les deux formes d’universalisme de manière à occulter les bienfaits du pluralisme. Pour être pragmatique en politique, il faut savoir encadrer la théorie. Demeurons agnostiques sur la question de savoir si la citoyenneté peut atteindre un jour au genre d’universalisme dont jouit actuellement le monde scientifique.
Qu’est-ce que tout cela signifie en pratique? Ni moi ni personne ne pourraient avoir la prétention de le dire exactement, puisque tout cela reste à faire. Il est peu probable, comme je le laisse entendre depuis le début de cette analyse, que les notions essentialistes de citoyenneté nous soient d’un grand secours : elles ne feraient qu’ériger les barrières basées sur l’appartenance raciale qui rendent la notion de citoyenneté, dans les cas les moins glorieux, si vicieusement exclusive. Toutefois, la solution courante à cette impasse, qui consiste à axer la notion de citoyenneté sur des raisonnements procéduraux ou constitutionnels, n’est pas sans faille. Ce qui découle des considérations que j’ai exposées plus haut au sujet des vertus politiques, c’est que la citoyenneté ne peut être efficace que si elle est perçue et vécue en tant que rôle politique, ce qui suppose une volonté concrète d’agir.
Ce que je tiens à souligner ici, c’est à quel point ce défi d’action va loin, et à quel point la t âche qui nous incombe est énorme. Construire une identité stable dans le paysage de fantasme que nous crée notre monde saturé par les médias serait une t âche colossale. Il y a toujours trop d’options, trop de choix. Paradoxalement, le problème de la politique aujourd’hui n’est pas la disette : c’est l’abondance. Nous avons une plage de choix qui est trop vaste, ce qui nous empêche de former des intentions concrètes pour nous attaquer au problème fondamental de la distribution inégale des choses et des chances. L’abondance des options peut être considérée à la fois comme une bien et un mal.
Quoi qu’il en soit, il existe un plan sur lequel nous n’avons pas de choix : en effet, comment ne pas commencer par l’environnement socioculturel saturé qui fait déj à de nous ce qu’on pourrait appeler (comme nous le verrons maintenant) des « citoyens cybernétiques »?
- Date de modification :