Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada
Annexe B (suite)
Surfer sur la troisième vague – Notes sur l’avenir de l’accès à la justice
Ab Currie, Chercheur principal, Accès à la justice
Division de la recherche et de la statistique
Février 2000
L’un des principes fondamentaux du système de justice veut que tous les citoyens et les résidents autorisés du Canada y aient accès. Les lois et le système de justice existent pour permettre aux citoyens et aux résidents autorisés de comprendre leurs droits et obligations, de faire appliquer les obligations des autres, et de tirer pleinement profit de la protection qu’offre la loi.
L’expression accès à la justice décrit un domaine distinct de la politique sur la justice. L’énoncé de problème ou le paradigme traditionnel de l’accès à la justice peuvent être formulés comme suit : les droits, les avantages ou les protections offertes par les lois sont vides de sens en l’absence de mécanismes assurant l’accès à des moyens de garantir ces droits et protections. L’accès à la justice et le traitement équitable offerts par la loi doivent être assurés équitablement à tous les membres de la société.
L’accès à la justice est une question de politique sociale fondamentale. L’accès sans restriction au système de justice constitue un volet important de la citoyenneté de plein droit. Au niveau sociétal, l’accès à la justice suppose une connexion importante entre la politique en matière de justice et la question plus vaste des politiques liées à la cohésion sociale. L’accès illimité des citoyens à la justice suppose que ceux-ci nourriront des sentiments positifs à l’égard du système de justice, qui se traduiront par le respect de la loi et la confiance dans le système de justice. Cela représente une forme d’adhésion à la société par l’intermédiaire de l’institution sociale centrale que constitue le système de justice. En théorie, cela se traduira par un degré plus élevé de cohésion sociale.
Le mouvement d’accès à la justice a vu le jour dans le cadre de l’ État providence dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest et du Commonwealth britannique.[3] L’émergence de l’accès à la justice dans le cadre de l’ État providence constitue l’une des caractéristiques importantes du mouvement. L’accès à la justice consistait à confier à l’ État la responsabilité de garantir la protection des droits et des avantages juridiques. L’expérience collective de la dépression économique qui a touché la plupart des pays à partir de 1929, ainsi que les misères de la Seconde Guerre mondiale, expliquent probablement la préférence pour les politiques supposant une intervention importante de l’ État dans le domaine de l’accès aux services de justice. Ce passé est important en raison de la nouvelle façon dont l’on voit le rôle de l’ État et du rôle de la collectivité dans le traitement des problèmes de justice.
Les institutions qui garantissent aux pauvres l’accès à la justice ont revêtu une forme caractéristique au Canada et dans d’autres pays qui appliquent le common law. Dans les pays de droit romain, dont l’Italie, la France et les Pays-Bas, l’ État a eu tendance à jouer un rôle très direct en rapport avec les institutions offrant des services juridiques aux pauvres. Dans les pays de common law, par contre, la profession juridique a eu tendance à assumer un rôle de chef de file en ce qui concerne l’organisation et la prestation aux pauvres de services de justice financés par les pouvoirs publics. Il s’agit d’une des principales raisons pour lesquelles s’est développé un style d’aide juridique axé sur la défense des droits et dominé par la profession juridique qui était la principale forme d’accès à la justice. Ce fait revêtira de l’importance par la suite, lorsque le système de justice, s’écartera d’une formule de résolution des problèmes de justice axée sur les principes de la contradiction et du litige.
Dans une description classique du mouvement d’accès à la justice, Cappelletti et Garth[4] ont défini ce qu’ils ont appelé les trois « vagues » de l’essor et de l’évolution de l’accès à la justice. La première vague de l’accès à la justice, qui a fait son apparition au cours de l’après-guerre, correspondait à l’aide juridique. La seconde vague correspondait à la représentation des « intérêts diffus ». Cela incluait les actions collectives et la défense de l’intérêt public, ainsi que l’apparition de centres d’intérêt public. Selon Cappelletti et Garth, la troisième vague correspond à une conception plus élaborée de l’accès à la justice. Cette vague va au-del à de la défense des cas. Elle représente un plus vaste éventail de formules moins complexes et moins axées sur le principe de contradiction, ce qui inclut des changements des types de procédures, des changements de la structure des tribunaux ou la création de nouveaux types de tribunaux, le recours à des parajuristes et des modifications du droit matériel lui-même.[5]
Lorsque Cappelletti et Garth ont rédigé leur étude en 1975, la troisième vague commençait juste à voir le jour. Elle a entra îné une diversité de réformes du système juridique. Tout d’abord la reconnaissance de la nécessité de dépasser les stratégies purement légalistes pour résoudre les problèmes.[6] Ensuite, la reconnaissance de la nécessité d’aborder les problèmes différemment. Le système de justice officiel ne possédait pas les moyens de traiter efficacement les problèmes complexes qui lui étaient confiés. La question juridique n’est souvent que la « pointe de l’iceberg ». Pour parvenir à des solutions efficaces et durables, il convient d’examiner les aspects sociaux, culturels et psychologiques de la situation des individus. Des stratégies intégrées et multidisciplinaires, englobant les services sociaux et les services de santé ou autres sont requises, en combinaison avec des solutions aux questions de droit.
Toutefois, le changement est lent à se concrétiser. Les anciennes et les nouvelles formules peuvent coexister durant de longues périodes. Vingt-cinq ans après Cappelletti et Garth, nous demeurons confrontés au problème de l’établissement d’un système de justice plus efficace. La conception d’un système de justice axé sur les principes de la contradiction et du litige demeure une caractéristique importante du système de justice. Toutefois, elle est lentement combinée à des stratégies « holistiques », ainsi qu’ à différentes formules de justice réparatrice au sein du système pénal, et à diverses méthodes de règlement extrajudiciaire des différends, au sein de la justice civile. Nous sommes conscients que des formules disciplinaires, dans le cadre desquelles les partenaires du système de justice œuvrent de concert avec les prestataires de services de la santé et de services sociaux, sont nécessaires pour trouver des solutions plus durables et plus efficaces aux problèmes de justice. Nous sommes conscients que les communautés touchées et les groupes d’intérêts sont, en eux-mêmes, des ressources précieuses lorsqu’il s’agit de définir les problèmes et de formuler des solutions efficaces. De nombreux arguments militent en faveur des partenariats entre les collectivités, les groupes d’intérêts, les services de santé, d’éducation et les services sociaux ainsi que les éléments du système de justice traditionnel, afin d’élaborer des formules pour résoudre les problèmes de justice.
La troisième vague envisage une gamme beaucoup plus vaste de formules d’accès à la justice que la première et la seconde. Dans le cadre de la première vague, l’accès à la justice pouvait être qualifié d’accès fondé sur les avocats, au sein d’un système de justice axé sur les principes de la contradiction et du litige. Dans le cas des problèmes plus graves, on mettait l’accent sur l’aide juridique en matière pénale et civile. On a souvent soutenu que les ressources sont accordées en priorité aux besoins d’aide juridique en matière pénale.
La grande majorité des problèmes juridiques rencontrés par les citoyens sont des problèmes de droit civil. La majorité d’entre eux ne seraient pas considérés comme graves par le système de justice. La plupart des personnes concernées n’auraient vraisemblablement pas les moyens de se payer un avocat pour les représenter auprès du tribunal, de toute manière. Il existe ce que l’anthropologue Laura Nader a qualifié de « petites injustices »
, qui sont toutefois grandes pour les personnes qui les vivent. Elles peuvent constituer des irritants durables et non résolus dans leur existence. Ces injustices revêtent également une importance au niveau sociétal global. Le respect de la primauté du droit et la confiance dans le système de justice peuvent être basés sur l’accès des citoyens aux mécanismes de résolution de ces problèmes juridiques. De même, l’existence de ces aspects de la citoyenneté de plein droit peut se traduire par une plus grande cohésion sociale à l’échelon global de la société.
Au cours des premières étapes de la troisième vague, on a mis l’accent sur les réformes des procédures judiciaires. Peut-être que plus récemment, la « troisième vague » s’oriente vers un renforcement de la contribution des groupes communautaires aux services d’accès à la justice. Nous nous éloignons du concept d’un accès à la justice fondé sur les avocats, et qui consiste essentiellement en une aide juridique centrée sur la représentation. La troisième vague du mouvement d’accès à la justice, tel que le concevaient Cappelletti et Garth, renfermait une expression plus claire de la notion selon laquelle les stratégies juridiques ne suffisent pas à résoudre le problème d’accès à la justice que vivent les pauvres.[7] Cette évolution semble élargir la notion d’accès à la justice, depuis l’on a mis à la disposition de la population des moyens pour faire appliquer les protections et garanties juridiques de manière à résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée gr âce à une combinaison de solutions juridiques et non juridiques. Cela se reflète en retour dans l’importance croissante accordée au traitement multidisciplinaire des problèmes d’accès à la justice, qui fait que le système de justice conclut des partenariats avec d’autres secteurs institutionnels, comme les soins de santé et les services sociaux. Cela reflète la priorité croissante accordée à l’instauration de partenariats entre le système de justice et les groupes communautaires qui mettent à profit les ressources des collectivités et des groupes touchés dans le but de mieux définir la nature des problèmes de justice et de concevoir des solutions plus durables à ces problèmes. L’accès à la justice devient donc un volet important de cette évolution vers un système de justice davantage centré sur la collectivité et sur les citoyens.
La profession juridique a toujours été puissance sur le plan politique, ce qui a profité surtout à la première vague du mouvement d’accès à la justice. L’aide juridique a été bien financée par les pouvoirs publics, les dépenses nationales passant d’environ 15 millions de dollars au début des années 1970 à plus de 600 millions de dollars au milieu des années 1990. Depuis 1993-1994, grosso modo, les dépenses nationales consacrées à l’aide juridique ont diminué de plus de 30 p. 100, les pouvoirs publics ayant réduit les dépenses consacrées à l’accès à la justice dans le cadre des compressions budgétaires générales. Que nous réservent ces faits du point de vue de l’avenir de l’accès à la justice, dans l’hypothèse où, effectivement, nous nous orientons vers un modèle davantage axé sur la collectivité?
À l’heure actuelle, nombre d’organismes communautaires offrent une diversité de services d’accès à la justice; organismes de VIG, organismes représentant les intérêts de groupes particuliers (femmes, immigrants et minorités ethnoculturelles, jeunes, par exemple). L’idéologie des approches fondées sur la collectivité à l’égard des problèmes de justice rallie de plus en plus d’adhérents, pour ne pas dire la majorité. De plus, il est vrai que les projets pilotes de prestation de services communautaires commencent à prouver concrètement que ce type de formule donne des résultats. La notion de lien entre l’aide juridique traditionnelle et les fournisseurs de services de justice ou autres est en train de s’implanter, dans le cadre de ce qu’on peut qualifier de « gammes de services harmonisés ». Cela signifie qu’il faut faire un choix entre un éventail de solutions sociales et juridiques intégrées aux problèmes de justice, le plus tôt possible au cours du processus, ainsi qu’appliquer la solution la plus efficace et appropriée à un problème donné. Il pourrait en découler une meilleure intégration entre les activités traditionnelles d’accès à la justice, dont les conseils et l’aide juridiques ainsi que la représentation par une avocat, et les formules davantage axées sur les citoyens et la collectivité.
Toutefois, l’abandon de la conception traditionnelle de l’accès à la justice axé sur le système de justice au profit d’une intervention accrue des associations communautaires, n’exclut pas absolument tout problème. Du point de vue des utilisateurs, il existe un risque que le système d’accès à la justice, sous sa forme actuelle, soit fragmenté. Il n’existe pas de points d’accès faciles ou bien connus. La population ne sait pas toujours où s’adresser pour commencer à résoudre un problème. Il convient d’autre part d’assurer l’intégration des services dont pourraient avoir besoin les particuliers, faute de quoi ces services pourraient ne pas être très accessibles ou disponibles.
Les services d’accès à la justice axés sur la collectivité, qui peuvent exister actuellement ou être mis sur pied, pourraient faire face à des difficultés majeures. Les compressions budgétaires sont devenues une constante. Le droit est de plus en plus complexe. La société canadienne devient également de plus en plus complexe et diversifiée sur le plan social. Les clients éprouvent de plus en plus de problèmes, qui sont de plus en plus complexes. Dans ce contexte de problèmes d’une complexité croissante et de restrictions financières, tant les organismes d’accès à la justice existants que les nouveaux pourraient être dépassés par la charge de travail.
Les vagues subséquentes du mouvement d’accès à la justice ont complété les premières étapes, mais elles ne les ont pas remplacées. L’aide juridique demeure l’une des pierres angulaires de l’accès à la justice. Étant donné les changements du système de justice, dont l’aide juridique fait partie intégrante, nous devrons réévaluer le rôle que cette dernière doit jouer dans le cadre d’un système de justice qui soit moins axé sur les principes de la contradiction et du litige, et qui soit plus holistique.
La réforme du droit et les mesures procédurales visant à rendre les processus de règlement des différends moins complexes demeurent importantes. Il semble clair que la population a tendance à rejeter les procédures d’instruction officielles pour privilégier des processus de résolution des différends plus informels, qui leur fourniront « une occasion de se faire entendre, mais dans un cadre beaucoup moins formel »
.[8]
Avec la troisième vague du mouvement d’accès à la justice, deux nouveaux volets pourraient voir le jour. Tout d’abord, la possibilité que l’on ait recours de plus en plus souvent à des services d’accès à la justice axés sur la collectivité. Et la possibilité que l’on accorde une importance accrue à des solutions holistiques aux problèmes de justice, solutions qui viendront compléter l’objectif traditionnel de l’accès à la justice, soit protéger les droits. Le volet communautaire met à contribution les ressources considérables que possèdent les collectivités pour résoudre les problèmes d’accès à la justice. De plus, l’accès à la justice communautaire suppose de donner aux particuliers les moyens de jouer un rôle plus actif dans la recherche de solutions à leurs problèmes de justice. Le volet axé sur la solution holistique ajoute une nouvelle dimension intéressante à la notion traditionnelle d’accès à la justice, la protection des droits. L’intégration de ces nouveaux volets au cadre d’accès à la justice en vigueur nous obligera à relever certains défis.
- [3] Il existe des antécédents en matière de programmes d’accès à la justice, une aide juridique étant offerte aux pauvres dans certaines villes européennes depuis déj à plusieurs siècles.
- [4] M. Cappelletti et B. Garth (éd.), Access to Justice: A World Survey, Vol. I, Milan, 1978.
- [5] Ibid., p. 52.
- [6] Mark Galantner, « The Duty Not to Deliver Legal Services », Miami Law Review, 929, 1976.
- [7] Cappelletti et Garth, note de renvoi 142, p. 51.
- [8] Seeking Civil Justice, National Consumer Council, Londres, 1995, p. 11.
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