Les problèmes juridiques de la vie quotidienne
La nature, l'étendue et les conséquences des problèmes justiciables vécus par les Canadiens
Chapitre I : Introduction
Les problèmes de justice civile, d’accès à la justice civile et d’absence de réponse aux demandes de services en matière de justice civile sont le plus souvent étudiés du point de vue du système de justice, principalement en ce qui concerne les tribunaux. La question du nombre élevé, et apparemment croissant, de parties se représentant elles-mêmes qui envahissent les tribunaux domine actuellement autant le discours public que le discours professionnel. Il s’agit certainement d’un problème majeur qui concerne autant les tribunaux, principalement pour ce qui est de l’efficacité du système de justice, que les personnes qui doivent se débrouiller sans l’aide d’un professionnel dans l’environnement complexe et inconnu des tribunaux civils.
Il faut cependant examiner la question d’un point de vue plus large que celui partant des tribunaux si l’on veut comprendre toute l’ampleur des problèmes de justice civile. On reconnaît généralement que beaucoup de personnes rencontrant des problèmes de justice civile graves n’ont pas accès aux tribunaux et, de ce fait, ne sont pas considérées comme des parties non représentées. De plus, on admet de plus en plus que bon nombre de problèmes peuvent être réglés de manière plus efficace autrement que par un long et coûteux procès.
La présente recherche porte sur cet aspect plus large des problèmes de justice civile qui n’est pas bien connu et qui existe indépendamment de la non-représentation des parties dans le système de justice civile ou, dans certains cas, en amont de cette non-représentation. Des recherches menées précédemment au Canada et dans d’autres pays semblent indiquer que ces problèmes pourraient être très fréquents. On ne devrait pas être étonné de constater que des problèmes de justice civile surviennent souvent dans des sociétés dotées de régimes de droit civil étendus. Les lois civiles réglementent de très nombreux aspects de la vie dans les sociétés juridiques et bureaucratiques occidentales : les relations familiales, l’achat de biens et l’endettement, les conditions rattachées à la location résidentielle, etc. Le droit civil définit les droits et les obligations dans de nombreux secteurs de la vie; il a pour but de protéger les personnes contre les individus sans scrupules et leur permet de faire valoir des réclamations justes. Ces caractéristiques définissant le droit civil ne prennent cependant pas naissance seulement aux portes des tribunaux; elles existent dans tous les coins et recoins de la vie quotidienne où des activités réglementées par le droit civil se déroulent. Ainsi, les lois civiles réglementent un nombre aussi important d’aspects de la vie courante, il importe de connaître toute l’ampleur des problèmes de droit civil, de ceux qui peuvent être résolus par les parties elles-mêmes, peut-être avec une aide limitée, à ceux qui doivent être réglés par les tribunaux. La présente recherche explore les problèmes de justice civile rencontrés par le public, peu importe que le système de justice officiel ait ou non été utilisé pour les régler.
Le présent projet a pour but d’informer les responsables des politiques sur l’incidence des problèmes de justice civile et sur la mesure dans laquelle les besoins en matière d’aide qui peuvent correspondre aux problèmes justiciables[1] en matière civile ne sont pas comblés. L’auteur adopte une conception plus large des problèmes de justice civile et des besoins non comblés, en examinant le problème de la justice civile et de l’accès à la justice sous l’angle de la prévalence[2] des problèmes de justice civile dans la population. Il faut, à cette fin, déterminer au moyen d’une enquête sur échantillon les problèmes de justice civile qui satisfont à certains critères. La conception plus large tranche sur la conception plus étroite de la justice civile et de l’accès au système de justice, laquelle part des problèmes qui sont portés à l’attention des tribunaux ou qui ont fait l’objet d’un autre mécanisme formel de règlement des différends.
La conception plus étroite de l’accès au système de justice est inadéquate d’au moins deux façons. En premier lieu, divers obstacles qui peuvent nuire à l’accès au système de justice officiel et limiter les problèmes soumis aux tribunaux : faible degré d’alphabétisme, troubles d’apprentissage, connaissance limitée du français ou de l’anglais, manque d’information sur les sources d’aide ou, évidemment, fait de ne pas savoir si le problème a une solution juridique ou non. En deuxième lieu, le recours aux tribunaux administratifs et judiciaires n’est pas nécessairement le moyen le plus approprié ou le plus efficace pour régler un problème justiciable. Même si des problèmes ne sont pas soumis au système de justice en vue d’être réglés, il s’agit néanmoins de problèmes juridiques. Logiquement, on ne devrait pas les ignorer ou supposer qu’ils ne sont pas graves ou qu’ils ne méritent pas que de l’aide soit apportée aux personnes qu’ils touchent parce qu’ils ne sont pas soumis au système de justice officiel. C’est dans ce sens que Laura Nader a parlé de [traduction] « petites injustices », les problèmes des personnes pauvres qui, bien qu’ils soient graves et lourds de conséquences pour les personnes qui les vivent, sont largement ignorés par le système de justice civile[3].
La conception plus large des problèmes de justice civile met en évidence le fait que, très souvent, les problèmes justiciables sont des aspects des problèmes de la vie quotidienne et se confondent avec eux. En quelque sorte, l’omniprésence des problèmes de justice civile a tendance à masquer leur importance, immergés qu’ils sont dans les activités courantes des gens. Un certain nombre d’enquêtes sur les problèmes de justice civile réalisées dans différents pays au cours des dix ou quinze dernières années ont révélé que de fortes proportions de populations nationales ou régionales sont aux prises avec des problèmes de justice civile qui peuvent être qualifiés de graves et de difficiles à régler[4]. Les proportions de répondants ayant été confrontés à au moins un problème de justice civile au cours d’une période donnée varie environ d’un quart à 60 %[5].
Comme la plupart des recherches qui mettent de l’avant la conception plus large des problèmes de justice civile plutôt que la conception plus étroite du système de justice officiel, la présente recherche tente de s’écarter des définitions de besoins fondées sur la demande pour privilégier plutôt la mesure des besoins. Le mot « besoin » est souvent considéré comme un synonyme de « demande exprimée ». Or, la demande n’est qu’un type de besoin non comblé qui se manifeste par une file de personnes attendant devant un organisme de service afin d’obtenir de l’aide[6]. Considérer un besoin non comblé comme une demande est une conception limitée pour une grande partie des mêmes raisons que la conception plus étroite des problèmes de justice civile est limitée. Les personnes aux prises avec des problèmes qui méritent d’obtenir de l’aide peuvent ne pas demander d’aide ou, si elles le font, ne pas trouver une aide efficace. Par conséquent, la demande n’est pas une mesure valide et fiable des besoins.
Les mécanismes de sélection qui déterminent quels problèmes sont soumis aux tribunaux permettent de cerner systématiquement une partie des besoins, même si ceux-ci ne représentent que la petite portion « demande » de tous les besoins. Il est cependant plus difficile, lorsqu’on adopte la conception plus large des problèmes de justice civile pour cerner les besoins non comblés, de discerner les besoins. En fait, il est rare que les chercheurs tentent de définir les besoins avec précision ou de quantifier les besoins non comblés, aussi intéressant que cela puisse être pour les responsables des politiques qui veulent déterminer l’ampleur d’un problème pour le gouvernement en engageant des fonds pour satisfaire les besoins non comblés. Ni les principales recherches américaines ni les études britanniques ne tentent de définir avec précision les besoins non comblés. Dignan souligne que la Comprehensive Legal Needs Study réalisée aux États-Unis traite l’existence de tout problème ayant un aspect juridique comme un besoin non comblé[7]. Les études portant sur les « voies d’accès à la justice »[8] et les recherches subséquentes sur les « causes d’action »[9] effectuées par le Legal Services Research Centre de la Legal Services Commission renferment des jugements exhaustifs et éclairés sur la nature et l’étendue des besoins non comblés, sans tenter de les quantifier avec précision.
La complexité du concept de besoins en matière de justice civile est évidente lorsqu’on compare ce concept aux besoins en matière de justice pénale. Les problèmes qui existent en matière de justice civile peuvent être réglés de différentes manières, contrairement au fait d’être accusé d’une infraction criminelle. On peut tenter de régler le problème par soi-même ou demander des conseils et de l’aide à différentes sources autres que des personnes qui ont une formation juridique et divers niveaux de compétence. On peut aussi ignorer le problème, à tout le moins pendant un certain temps. Les problèmes de la vie quotidienne comportant des aspects juridiques qui peuvent être importants peuvent exister pendant longtemps, s’aggravant avec le temps. Aussi, il peut être nécessaire d’obtenir de l’aide avant que le problème devienne plus grave et exige une intervention d’urgence. C’est cette variété de situations qui rend justement si difficile la définition précise des besoins non comblés. Ces besoins ne sont pas aussi faciles à définir qu’en matière pénale, où l’on peut dire qu’une personne a un problème juridique lorsqu’elle est arrêtée et doit comparaître devant le tribunal pour répondre à l’accusation portée contre elle.
Malgré les problèmes de définition inhérents posés par ce type de recherche, les études de ce genre qui tentent de s’écarter des méthodes fondées sur la demande présentent un grand avantage. Reposant sur une enquête statistiquement représentative des populations nationales ou régionales, ces études permettent aux membres du public susceptibles d’avoir des problèmes de justice civile de se faire entendre. Elles permettent à des membres du public formant un échantillon statistiquement représentatif de faire état des problèmes qu’ils ont eus en matière de justice civile, d’expliquer suffisamment comment ils s’en sont occupé et de parler de leur expérience en matière de recherche d’aide, ce qui permet d’en savoir plus sur les besoins non comblés. Des limitations inhérentes aux recherches par sondages réduisent la quantité de détails qui peuvent être recueillis, ainsi que la quantité de renseignements contextuels et d’autres données qualitatives qui permettent de bien cmprendre les problèmes relevés. Les enquêtes constituent néanmoins le meilleur outil pour mesurer l’étendue globale des problèmes de justice civile et des besoins non comblés d’une grande population.
La méthodologie utilisée et la manière dont celle-ci traduit les hypothèses sur lesquelles repose la conception plus large des besoins en matière de justice civile qui forme le paradigme de la présente recherche sont décrites dans le chapitre II. Le chapitre III rend compte des données fondamentales sur l’incidence des problèmes de justice civile et analyse le critère de gravité essentiel à ce type de recherche. Le chapitre IV traite des problèmes multiples et de la mesure dans laquelle ces problèmes traduisent des besoins non comblés. Le chapitre V décrit les diverses réponses apportées aux problèmes de justice civile et le chapitre VI, l’issue des problèmes justiciables. Les conséquences de nature autre que juridique des problèmes justiciables, en particulier en ce qui concerne la santé physique et mentale, font l’objet du chapitre VII. Enfin, le chapitre VIII traite du lien qui existe entre le fait d’avoir eu des problèmes de justice civile et les opinions sur le droit et le système de justice.
- [1] Hazel Genn, Paths To Justice: What People Do and Think About Going to Law, Hart Publishing, 1999, définit un incident justiciable comme [traduction]
« un incident vécu par un répondant qui soulevait des questions juridiques, que le répondant ait reconnu ou non qu'il s'agissait d'un incident "juridique" et qu'il ait eu recours ou non au système de justice civile pour le régler »
, à la p. 12. - [2] Dans le présent rapport, le terme « prévalence » renvoie au nombre d'incidents ou de problèmes justiciables survenus dans la population et le terme « incidence », aux personnes aux prises avec des incidents justiciables. Clinical Epidemiology Glossary, http://www.med.ualberta.ca/emb/define.htm.
- [3] Laura Nader, No Access to Law
- [4] Par exemple le Japon, 19,5 %; le Royaume-Uni, 37 % à 39%; les États-Unis, 49 %; la Nouvelle-Zélande, 29 %; les Pays-Bas, 67 %.
- [5] Les résultats tiennent compte du nombre de problèmes inclus dans l'enquête, de la période visée, de la méthodologie employée et des méthodes nationales et régionales de définition et de divulgation des problèmes.
- [6] Jonathan Bradshaw, « The Concept of Social Need », New Society, janvier 1972, à la p. 641.
- [7] T. Dignan, Legal Need in Northern Ireland: Literature Review, Northern Ireland Legal Services Commission, 2004, à la p. 49.
- [8] Ibid., à la p. 71.
- [9] Pascoe Pleasence, Alexy Buck, Nigel Balmer, Aoife O'Grady, Hazel Genn et Marisol Smith, Causes of Action: Civil Law and Social Justice, Legal Services Commission 2004; Pascoe Pleasence, Causes of Action: Civil Law and Social Justice (2e éd.), Legal Services Commission, 2006.
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