Sortir de l’ombre : La tradition civiliste au ministère de la Justice du Canada, 1868–2000

Les débuts du droit civil en sol canadien : rappel historique (1663-1867)

La promulgation du Code civil du Québec en 1994 est l’un des événements les plus marquants de l’existence du droit civil québécois et canadien* 1. Cette nouvelle version, qui visait d’abord à mettre à jour un code en vigueur depuis plus de 125 ans, témoigne de l’adaptation du droit civil aux besoins de la société québécoise d’aujourd’hui. Qui plus est, ce texte juridique a permis de confirmer la fonction identitaire de la tradition civiliste introduite en Nouvelle-France plus de trois siècles auparavant.

La Coutume de Paris (1663)

En 1627, le gouvernement français avait confié la mission d’établir un empire français en Amérique du Nord à la Compagnie des Cent-Associés dont les efforts ne donnèrent toutefois pas les résultats escomptés. Elle se vit donc retirer sa charte en 1663 et le roi prit possession de la Nouvelle-France, jugeant nécessaire de veiller lui-même à son développement. Dès lors, Louis XIV introduisit la Coutume de Paris en Nouvelle-France et dota celle-ci des éléments nécessaires à la mise en place d’un système de justice semblable à celui de la métropole. Estimant que l’ordre était essentiel à l’expansion de la colonie, le roi établit à Québec le Conseil souverain, organe qui se comparait au parlement des provinces françaises et qui agissait comme cour d’appel dans les causes civiles et criminelles provenant des tribunaux de première instance 2.

Toutefois, les conflits opposant la Grande-Bretagne et la France dans leurs visées impérialistes vinrent modifier le paysage politique et juridique de la Nouvelle-France. Au terme de la guerre de Sept Ans (1756-1763) et de la Conquête, la colonie française passa aux mains des Britanniques en vertu du Traité de Paris. Ce dernier mit fin à une période de transition (1759-1763) durant laquelle les tribunaux du régime militaire continuèrent d’appliquer le droit privé, en vigueur avant la Conquête.3 Par la suite, il n’y eut pas d’engagement ferme de la part des nouveaux dirigeants quant au maintien du droit français. Lorsque Vaudreuil, dernier gouverneur de la Nouvelle-France, demanda ce qu’il adviendrait du droit civil au Canada, Amherst, alors commandant en chef des forces britanniques, se contenta de répondre que les habitants canadiens-français étaient désormais des sujets britanniques. 4

La Proclamation royale de 1763 fit connaître la volonté du roi George III d’Angleterre au sujet de l’administration des colonies nord-américaines nouvellement acquises. Cette ordonnance permit l’établissement du premier gouvernement civil (sans assemblée élue), mais elle s’accompagnait aussi d’articles qui chambardèrent les habitudes des colons d’origine française, notamment par l’introduction du droit anglais que les nouveaux sujets accueillirent froidement. Par contre, la Proclamation royale de 1764 devait atténuer quelque peu les tensions en permettant de recourir au droit français si les deux parties étaient originaires de la Nouvelle-France, mais cela n’empêcha pas les habitants de s’élever contre les changements au système qui leur était familier. En signe de résistance, ils continuèrent à confier aux notaires le règlement de leurs affaires. Conjugué à la menace de révolte de la part des Treize Colonies, cet entêtement poussa le Parlement britannique à réagir en adoptant l’Acte de Québec qui eut pour effet d’adoucir l’imposition de ses institutions.

L’Acte de Québec (1774)

Craignant une immigration massive en provenance des colonies américaines et désireux d’uniformiser les systèmes politiques et juridiques de leurs possessions, les dirigeants britanniques avaient tenté d’éliminer le droit français de la province de Québec. Le sort des lois françaises n’était pas encore jeté lorsque des troubles politiques éclatèrent dans les colonies anglaises, forçant «  le gouvernement impérial à régler cette question sans délai, afin de se concilier l’attachement des Canadiens français dans la lutte qui allait s’engager entre l’Angleterre et ses colonies rebelles 5  ». En 1774, les autorités britanniques adoptèrent l’Acte de Québec.

Même si cette loi n’était pas un règlement définitif, du point de vue juridique, elle eut pour effet de restaurer le droit privé français en matière de propriété et de droits civils, permettant aux «  Canadiens  » d’invoquer les «   lois et coutumes du Canada  ». En ce sens, l’Acte de Québec a largement contribué à la survie du droit civil en Amérique du Nord, sans pour autant le soustraire aux influences de la common law anglaise. Dans les faits, il a affaibli le système seigneurial en précisant que les terres seraient désormais concédées en franc et commun socage par la Couronne britannique, en plus de confirmer l’hégémonie du droit criminel anglais a, 6.

Cette attitude ambiguë des autorités britanniques sema le chaos dans l’administration de la justice. De plus, l’arrivée des Loyalistes à la fin du XVIII e siècle et les répercussions de la Révolution américaine alimentèrent un mouvement regroupant francophones et anglophones et revendiquant l’instauration d’un système parlementaire. Cette situation d’instabilité se poursuivit jusqu’à l’adoption de l’Acte constitutionnel de 1791, qui scinda le territoire en deux : le Haut-Canada et le Bas-Canada. Même si le droit civil ne fut pas pour autant soustrait aux pressions du droit anglais, sa survie constitutionnelle à titre de système de droit privé à l’intérieur de la colonie fut toutefois assurée, du moins en principe. 7

Les rébellions de 1837-1838, au Bas-Canada, furent l’aboutissement d’un conflit entre la majorité française, qui souhaitait la centralisation du pouvoir dans une assemblée élue, et la minorité britannique, déterminée à conserver son influence. Envenimées par les tensions économiques et sociales, elles menèrent à la suspension de l’Acte constitutionnel de 1791.8 Lord Durham, que les autorités anglaises avaient envoyé pour évaluer l’état de la colonie, présenta son rapport en 1839. Il recommanda entre autres d’unir le Haut et le Bas-Canada, mais il se prononça également sur le système juridique en place. Sévère à l’égard des lois «  démodées  » de l’ancienne France qui régissaient l’administration de la justice au Bas-Canada, Durham préconisa l’adoption du droit anglais pour uniformiser un droit qu’il jugeait hybride, disparate, incohérent et contradictoire.9

Sur la recommandation de Lord Durham, l’Acte d’Union fut adopté en 1840 pour unir les deux Canadas. Selon l’article46, le droit de chacune des provinces demeurait en vigueur, à moins qu’il ne fut modifié par une loi du Canada-Uni. Les législateurs ne souhaitèrent pas particulièrement uniformiser le système juridique et continuèrent d’adopter des lois qui s’appliquaient soit au Canada-Ouest, soit au Canada-Est, perpétuant ainsi la distinction entre les deux provinces et préservant la tradition civiliste. Les vingt-cinq années qui suivirent l’Acte d’Union furent cependant marquées par «  (...) de grandes réformes judiciaires (...)  » alimentées par l’émergence d’une nouvelle volonté politique de modernisation des institutions de droit public et privé. 10

Le Code civil du Bas-Canada (1857-1866)

Parmi les réformes entreprises après l’entrée en vigueur de l’Acte d’Union figure la codification des lois régissant le droit privé du Canada-Est. En 1857, George-Étienne Cartier, alors procureur général du Bas-Canada, présenta une loi en ce sens au Parlement du Canada-Uni et les membres de la Commission furent nommés dix-huit mois plus tard, en 1859. 11 D’un point de vue pratique, on souhaitait «  (...) unifie[r] une masse désordonnée de vieilles lois françaises, de lois impériales britanniques et de lois locales...  » afin de permettre aux avocats, aux notaires et aux magistrats d’avoir une connaissance précise du droit privé.12 En effet, les lois et les coutumes furent modifiées progressivement après la chute du Régime français et la Conquête avait amené son lot de confusion juridique. Au fil des ans, le droit civil s’éloigna du droit coutumier français, pour répondre aux besoins des habitants canadiens-français, et il intégra des éléments de la common law.13

Le 1er août 1866, sept ans après le début des travaux de la Commission, entra en vigueur le Code civil du Bas-Canada, avec ses 2 615 articles. Il reflétait les lois déjà appliquées à cette époque en matière civile et commerciale et fut suivi en 1867 du Code de procédure civile. Ce texte juridique, qui regroupait de nombreuses sources, permit de simplifier le droit privé et sa mise en vigueur «  (...) allait consacrer l’entrée de la future province du Québec dans la modernité 14  ». Pourtant, le Code civil de 1866 fut plus qu’un simple recueil de lois : il remplit aussi une fonction symbolique en confirmant l’appartenance du Québec à la tradition civiliste.15 Ainsi, le Québec fut la seule province à faire son entrée dans la Confédération canadienne avec un droit privé codifié et un système de lois civilistes, jetant du même coup les bases du bijuridisme canadien.


a. Cette coexistence problématique de deux systèmes de lois a fait dire à Evelyn Kolish, spécialiste de l’histoire du droit, que l’Acte de Québec n’était pas une reconnaissance des droits des « Canadiens » mais bien une politique d’assimilation à long terme, ce qui lui enlève ses allures de « charte libératrice et protectrice du droit canadien (...) ». Selon cette auteure : « Pourquoi établir un double régime juridique, sinon pour protéger les intérêts des anciens sujets pendant la période d’assimilation (...)? » Voir Nationalismes et conflits de droits : le débat du droit privé au Québec, 1760-1840 (Montréal, Éditions Hurtubise HMH Ltée, 1994), p. 45 et 46.

Notes