Sortir de l’ombre : La tradition civiliste au ministère de la Justice du Canada, 1868–2000

La longue route vers la reconnaissance : les premiers civilistes au ministère de la Justice (1867-1952) (suite)

La montée des civilistes

Une charge de travail de plus en plus lourde et variée avait forcé le Ministère à accroître ses effectifs. Les bureaux de l’Édifice de l’Est étant devenus exigus, le personnel emménagea dans l’Édifice de la Justice, à l’est de la Cour suprême actuelle. Ce fut surtout après ce déménagement, en 1936, que les civilistes commencèrent à prendre leur place au ministère de la Justice. Depuis 1932, Paul Fontaine avait pris la relève de Renaud comme principal responsable du droit civil (Civil Law Assistant) et son adjoint Roméo Gibeault était entré dans l’équipe après avoir répondu à l’annonce du Ministère qui cherchait un candidat bilingue.33

En 1938, le Ministère embaucha Charles Stein qui fut d’abord assigné aux dossiers des provinces maritimes, sous la supervision de J.F. Macneill. Pourtant de formation civiliste, Stein traita des cas d’acquisition de propriétés et d’accidents impliquant un véhicule du gouvernement fédéral à l’extérieur du territoire québécois, ce qui lui permit de se familiariser avec la common law. Il demeura à ce poste quelques années pour ensuite se joindre aux deux civilistes déjà responsables des dossiers du Québec. À cette époque, trois des dix conseillers juridiques étaient de formation civiliste, mais il n’y avait pas encore de section réservée au droit civil. En fait, le Ministère était plus ou moins structuré et les divisions étaient

Roméo Gibeault

Né le 15 juin 1895 à Saint-Jérôme, au Québec, Roméo Gibeault est le fils d’Alfred Gibeault et de Marie-Louise Beaulieu. Après des études de droit à l’Université de Montréal, il est lieutenant dans le régiment de Joliette durant la Première Guerre mondiale. Admis au Barreau du Québec en 1918, il pratique sa profession à Montréal jusqu’en 1932. Il accepte alors un poste de conseiller juridique au ministère de la Justice. Conseil du roi, président de la Société St-Jean-Baptiste (section du Christ-Roi) et membre de la Société des juristes de langue française d’Ottawa-Hull, Gibeault meurt subitement le 15 mai 1947 à l’âge de 51 ans alors qu’il est encore au service du Ministère. Son fils, Lambert, sera notaire à Hull.34

Charles Stein

Originaire de Rivière-du-Loup, (Joseph) Charles Stein naît le 6 juillet 1912. Fils d’Adolphe Stein (juge à la Cour supérieure du Québec) et d’Alice Hamel, il étudie d’abord au Petit Séminaire de Québec (B.A., 1931). Étudiant doué, il poursuit ses études à l’Université Laval qui lui décerne une licence en philosophie en 1932 et une licence en droit en 1934. Il est aussitôt admis au barreau et pratique la profession d’avocat à Québec jusqu’en 1938. À ce moment-là, la grande crise économique se fait encore sentir et le jeune marié au mince revenu entrevoit une possibilité d’emploi au ministère de la Justice à Ottawa. Il s’adresse directement au ministre Ernest Lapointe, ancien associé de son père, et commence sa carrière dans la fonction publique fédérale en oct obre 1938.

D’abord conseiller juridique débutant (junior advisory counsel), Stein gravit tous les échelons de la hiérarchie pour occuper finalement le poste de sous-ministre adjoint entre février 1947 et janvier 1949. Nommé conseil du roi en 1947, il est délégué ou représentant du Ministère à plusieurs reprises, entre autres aux funérailles d’Ernest Lapointe en 1941, au deuxième congrès du Barreau du Québec en 1944, aux Nations Unies et dans des groupes de travail. En 1949, il quitte le ministère de la Justice pour devenir sous-secrétaire d’État et sous-registraire général du Canada, fonction qu’il exercera jusqu’au 1er septembre 1961. Il exerce alors à nouveau en cabinet privé à Québec (où il vit toujours) pendant une dizaine d’années. À l’ouverture des tribunaux, à l’automne 1999, le Barreau du Québec lui décerne une médaille soulignant ses 65 années d’appartenance à cette association professionnelle.35

plutôt informelles. De plus, la plupart des opinions juridiques demandées n’avaient rien à voir avec le droit civil et le sousministre avait le dernier mot quant à la distribution des dossiers. On croyait que la quantité de dossiers ne justifiait pas la création d’une section spéciale. Le Ministère engageait plutôt des avocats civilistes pour diriger les mandataires de l’extérieur dans les dossiers d’acquisition de propriétés et d’examen de titres.36

En 1939, un peu a vant le début de la guerre, Henriette Bourque réussit à forcer ce «  bastion masculinee », devenant ainsi la première femme licenciée en droit à entrer dans les rangs du ministère de la Justice. Si plusieurs la considèrent aujourd’hui comme la première avocate du Ministère, il faut cependant souligner qu’elle n’eut jamais le titre de «  conseillère juridique  ». Loin d’être «  l’enfant chérie du sous-ministre 37  », Bourque effectua des tâches analogues à celles de ses collègues masculins, mais elle dut se contenter du poste de commis juridique (law clerk), même après son admission au Barreau du Québec.

Après le début de la Deuxième Guerre mondiale, le ministère de la Justice disposait donc de quatre personnes prêtes à conseiller le gouvernement en matière de droit civil québécois. Les litiges furent nombreux en raison de la circulation accrue de véhicules militaires (propriété du gouvernement fédéral), mais ce fut aussi le nombre et la complexité des activités gouvernementales qui augmentèrent de façon spectaculaire. Le personnel juridique ministériel fut alors surchargé de travail, à tel point qu’une volonté de fer et de nombreuses heures supplémentaires ne suffirent pas à assurer le traitement de toutes les questions dans des délais raisonnables.38

Henriette Bourque

Originaire de la région de la capitale nationale, Henriette Bourque est l’aînée d’une famille de sept enfants dont le père est un chirurgien bien connu à l’Hôpital général d’Ottawa. Étudiante des plus douées, elle s’illustre à l’Université d’Ottawa avant d’entreprendre des études à la faculté de droit de l’Université de Montréal. Seule femme parmi 80 étudiants, elle obtient sa licence en droit tout en terminant première de classe. Elle devient alors adjointe du président de l’Association du Barreau canadien, Emery Beaulieu, sans toutefois être admise au barreau. En effet, dans les années 1930, le Barreau du Québec n’accepte aucune femme dans ses rangs. Bourque doit se rendre en Colombie- Britannique où le barreau reconnaît sa formation civiliste.

En 1939, après cinq ans au service de Me Beaulieu, Bourque présente une demande au ministère de la Justice qui finit par l’engager mais à contrecœur. À son avis, le sous-ministre s’est senti forcé d’accepter sa demande à cause de ses études, de ses recommandations et de ses contacts. Cependant, malgré ses diplômes, sa formation et son expérience, elle n’aura jamais le titre d’avocate. Dans cette chasse-gardée masculine qu’est le ministère de la Justice à l’époque, elle se voit plutôt reléguée dans la catégorie «  commis juridique  » (law clerk), même si on lui confie des consultations et des opinions.

Elle finit par être admise au Barreau du Québec, mais cela ne change rien à l’attitude de son entourage, au ministère de la Justice. Devant le peu de soutien manifesté par plusieurs de ses collègues, Henriette Bourque remet sa démission en 1949 après un séjour de dix ans sans obtenir une seule promotion. Malgré les obstacles, elle ne perd pas son enthousiasme pour le droit. En 1952, elle revient au Canada avec un doctorat en droit de l’Université de Paris. Elle tente en vain de trouver un emploi stable et retourne en Europe lorsqu’il devient évident qu’une véritable carrière lui est fermée au Canada. Elle passe dix ans à Fatima, au Portugal, avant de s’installer à Jérusalem. Henriette Bourque revient ensuite à Ottawa, où elle s’éteint le 15 janvier 1997 à l’âge de 93 ans.39

Devant une telle masse de travail, en 1943, le sousministre F.P. Varcoe jugea nécessaire de procéder à une réorganisation. Il fit part de ses intentions aux employés et leur demanda de commenter ses suggestions. Il souhaitait d’abord que le travail soit divisé en sections que coifferait un conseiller juridique principal secondé par un ou deux juristes. Varcoe admit qu’il était impossible d’éviter les chevauchements et qu’il était préférable d’instaurer un système de rotation afin d’éviter une spécialisation outrée, tout en permettant aux conseillers de bien connaître les lois concernant un domaine particulier. Le sous-ministre proposa huit sections dont une de droit civil (au sens de droit privé) qui pourrait se subdiviser en common law et en droit civil.40

Conscients du précédent que cela créerait, tous s’entendirent pour procéder graduellement afin de bien définir le travail de chaque section et d’assurer une distribution équitable. Charles Stein suggéra que les sous-sections du droit civil soient définies de façon plus précise en les désignant «  English Common Law  » et «  Quebec Civil Law  ». Il crut aussi qu’une division semblable s’appliquait à la section «  Acquisition et vente de propriété, contrats et actes notariés, obligations, etc.  » entre «  English Provinces and the Territories  » et «  Quebec  ».41 On se fia aussi à l’opinion de Roméo Gibeault au sujet de la particularité québécoise en raison de l’expérience qu’il a vait acquise depuis son arriv ée, en 1932.42

Les changements furent effectués en 1946, mais il semble qu’il fut plus facile de discuter du plan que de le réaliser.43 Néanmoins, selon les dossiers administratifs du Ministère, trois conseillers juridiques étaient désormais responsables des questions de droit civil  : Fontaine s’occupait du registre des jugements rendus dans le district de Québec et Gibeault exerçait la même fonction pour le district de Montréal, alors que Stein était chargé des litiges dans lesquels le gouvernement fédéral était partie au Québec.44 On procéda aussi à un remaniement des postes professionnels par suite du départ de deux conseillers juridiques. Le ministre Louis St-Laurent et le sous-ministre Varcoe entreprirent les démarches nécessaires en vue de rétablir le deuxième poste de sous-ministre adjoint qui avait été aboli en 1932, après le décès de J.A. Renaud.45 En février 1947, le poste fut rétabli et Stein devint sousministre adjoint jusqu’à ce qu’il se joigne au secrétariat d’État, en 1949.

À ce moment-là, le Ministère demeurait un milieu très anglophone et la correspondance avec le sous-ministre s’y faisait exclusivement en anglais. Les échanges en français étaient limités aux deux ou trois collègues francophones qui n’avaient pas nécessairement l’occasion de se côtoyer régulièrement. Certains s’adaptèrent à ce milieu, mais d’autres éprouvèrent des difficultés.46 Ce fut notamment le cas de Roméo Gibeault qui « trouvait le temps long  » et «  survivait à peine », alors qu’il se sentait « submergé par une vague anglophone f, 47 ». La réorganisation n’avait rien fait pour améliorer la situation linguistique.

Au début des années 1950, on reconnut que le Ministère avait pris la bonne décision en se dotant d’une structure, mais des ajustements s’imposèrent, car certaines questions concernaient plus d’une section. Le sous-ministre Varcoe proposa une nouvelle division qui inclut cette fois une section consacrée entièrement au droit civil québécois et l’on suggéra que Paul Fontaine en soit le conseiller juridique principal.48

Après plus de 80 ans d’existence, le ministère de la Justice commençait à prendre conscience de la présence du droit civil et de ses praticiens. Le climat était toutefois plus favorable lorsque le ministre de la Justice était originaire du Québec,49 mais, depuis 1868, la spécificité du Québec en ce qui a trait à son système de droit ne constituait pas la principale préoccupation du Ministère. L’après-guerre fut pourtant une période plus propice, ouvrant la voie à une véritable reconnaissance du bijuridisme (et du bilinguisme).


e. De 1939 à 1964, le minist ère de la Justice n 'engagea que cinq a vocates. Wendy Burnham, « Le ministère de la Justice » dans « Soirée du millénaire », ministère de la Justice, 9 décembre 1999, p. 9.

f. Selon les souvenirs de son fils, racontés à Jacques Roy. Ce dernier fut l'associé de Lambert Gibeault dans les années 1960; ils étaient alors tous deux notaires à Hull.