Sortir de l’ombre : La tradition civiliste au ministère de la Justice du Canada, 1868–2000

Pendant ce temps à Ottawa...

Durant les années 1970, le ministère de la Justice (et la fonction publique en général) commença à se montrer plus ouvert à la présence des francophones et de leur langue. Cette nouvelle attitude coïncidait avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969 et les civilistes en profitèrent plus que quiconque, le français étant dans la plupart des cas leur langue maternelle.p En plus de prendre conscience de l’usage du français en milieu de travail, le ministère de la Justice se pencha aussi sur la rédaction législative et, comme l’avait fait remarquer la Commission Glassco, il fallait tenir compte de la spécificité du système juridique québécois.

Une des premières tentatives pour inclure les particularités du droit civil eut lieu à la fin des années 1960 au moment de la révision de la Loi sur les expropriations. Il y eut un début de prise de conscience que la version française des lois devait être plus qu’une traduction littérale de la version anglaise. On avait d’abord traduit l’expression « legal counsel » par « avocat » et, à la suggestion de Jacques Roy, on remplaça le terme « avocat » par « conseiller juridique » de façon à inclure les notaires.96

Au début des années 1970, le ministre de la Justice reconnut dans une allocution qu’on rédigeait toujours les lois en anglais pour ensuite les traduire en français. On espérait cependant qu’avec l’avancement du bilinguisme dans la fonction publique, le Ministère pourrait finalement inverser ce processus. En attendant, on nota tout de même une amélioration de la version française, les traducteurs s’efforçant d’éviter le mot à mot et de s’attacher plutôt à l’idée.97 Pour ce qui est de la présence francophone dans son effectif, le ministre de la Justice se montra des plus optimistes : il affirma que plus de 30 p. 100 des employés (dont 82 avocats et notaires, soit 29 p. 100 des conseillers juridiques) étaient francophones, proportion qui regroupait toutefois l’Administration centrale et le bureau de Montréal, en réalité. De plus, on souligna qu’il était faux de croire que la plupart des francophones se trouvaient à ce bureau ou à la Section de droit civil : ceux qui étaient rattachés à ces deux entités ne représentaient que 23 p. 100 des francophones du Ministère. La majorité travaillait dans d’autres sections ou faisait partie de contentieux ministériels. L’auteur de ce discours en conclut que l’usage du français ne se limitait donc pas à la Section de droit civil et au bureau de Montréal.98

Toutefois, en 1976, l’étude spéciale du Commissaire aux langues officielles vint assombrir le tableau brossé par le Ministre. Dans son rapport, le Commissaire dénonça une situation linguistique qui avait peu changé depuis les débuts de la Section de droit civil, dans les années 1950. On s’entendait pour dire qu’il y avait eu amélioration du bilinguisme depuis 1969 mais, « (...) en dépit d’une ouverture d’esprit évidente chez les membres de la haute direction, la question du statut des langues officielles était loin d’occuper sa place dans les préoccupations du ministère99 ». Le bilinguisme demeurait le fardeau des francophones et la version française des lois ne jouissait pas d’un traitement équitable.

Les chercheurs estimèrent que 30 p. 100 (54 sur 180) des conseillers juridiques à l’Administration centrale étaient francophones alors que, dans les contentieux ministériels, ce pourcentage baissait à 21,6 p. 100 (33 sur 153).100 On observa aussi que les francophones accédaient rarement aux niveaux supérieurs et qu’ils étaient éparpillés (sauf à la Section de droit civil), ce qui avait pour effet d’accorder un statut supérieur à l’anglais et de réduire leurs chances d’avancement.101 Sur ce dernier point, les enquêteurs soupçonnèrent que la formation civiliste de la plupart des francophones y était peut-être pour quelque chose. Les personnes interviewées expliquèrent que « (...) la prépondérance de la common law limitait le recrutement d’avocats francophones à la Justice, ceux-ci étant habituellement de formation civiliste ». De plus, aucun d’entre eux ne croyait qu’il aurait dû y avoir plus de francophones civilistes dans des sections autres que celle de droit civil. Pour ce qui est des civilistes anglophones, leur formation ne semblait pas faire obstacle, car, sur 119 conseillers juridiques de droit civil employés au ministère de la Justice, 20 étaient anglophones (et ne faisaient pas tous partie de la Section de droit civil).102

Quant aux communications avec l’extérieur, « le ministère de la Justice semblait observer une règle tacite qui consistait à communiquer en français avec le Québec et en anglais avec les autres provinces ». À titre d’exemple, on peut lire dans le rapport que les Directives aux agents du Ministre de la Justice et du Procureur général du Canada étaient habituellement envoyées en français aux mandataires (dits agents) du Québec et en anglais à ceux des autres provinces, à moins que l’expéditeur ne connaisse déjà la langue du destinataire.103 Dans le cas des opinions juridiques, orales ou écrites, elles étaient le plus souvent en anglais en grande partie à cause de l’unilinguisme des ministères, à Ottawa et dans les régions (sauf au Québec), et des hauts fonctionnaires de la Justice : voilà des « (...) entraves qui gênent les civilistes dans l’exercice de leurs droits linguistiques 104 ».

Enfin, dans son rapport d’enquête, le Commissaire aux langues officielles critiqua le Ministère pour son traitement inégal du français et de l’anglais dans le domaine de la rédaction législative. On nota que la version française des lois laissait parfois à désirer et que, si la traduction en français conférait un statut juridique égal aux documents, elle ne constituait pas un traitement équitable. De plus, on affirma qu’il fallait aller au-delà de la simple traduction pour tenir compte de la spécificité des deux systèmes de droit : « Les versions françaises se trouvent (...) largement imprégnées de la démarche anglo-saxonne (...) alors que, en raison de leur importance tant symbolique que réelle, les lois devraient exprimer fidèlement l’esprit et les particularités de chaque langue officielle et de chaque système juridique105 ». On recommanda alors que le ministère de la Justice prenne les mesures qui s’imposaient.

Le Ministère ne tarda pas à mettre sur pied un comité chargé d’étudier la question. Celui-ci rédigea son propre rapport, proposant le concept de rédaction parallèle (ou corédaction) mis en place à la fin des années 1970. Il s’agit d’un système relativement simple et pourtant unique au monde : à partir d’un plan de départ, on confie la rédaction d’un projet de loi à deux juristes, un francophone et un anglophone, qui élaborent leur propre version tout en se consultant durant le processus et en gardant contact avec les représentants des ministères concernés. Cette façon de faire respecte le génie de la langue française et donne deux versions de meilleure qualité (grâce à un enrichissement réciproque) et de valeur égale sur le plan juridique et linguistiqueq, .106

Il faut toutefois préciser que le groupe de travail qui recommanda la corédaction l’avait d’abord fait pour des motifs linguistiques. On croyait que cette méthode permettrait certainement un meilleur respect des deux systèmes de droit, mais le bijuridisme ne constituait pas la principale préoccupation. On ouvrit la porte à ce principe mais les résultats concrets se firent attendre : la version française continua à refléter davantage le droit civil alors que la version anglaise était exclusivement liée à la common law. Le comité n’avait pas saisi l’ampleur de la tâche : le respect des deux systèmes de droit exigeait plus que de s’exprimer correctement en français.107

Pour la Section de droit civil, les années 1970 furent aussi marquées par des remaniements. La décentralisation et l’intégration recommandées par la Commission Glassco avaient eu pour résultat de donner plus de responsabilités au sous-ministre associé (Droit civil), dont celle de surveiller les activités au bureau de Montréal. Pour en alléger la tâche, on procéda à une réorganisation de façon à nommer un sousprocureur général adjoint (Droit civil) qui serait chargé de la surveillance générale de la Section de droit civil. Ce poste était demeuré vacant depuis que Paul Ollivier avait remplacé Rodrigue Bédard en 1970. En 1974, Alban Garon fut nommé sous-procureur général adjoint (Droit civil), fonction qu’il exerça tout en gardant un œil sur les contestations fiscales.108

Le 4 mars 1974, un deuxième notaire fit son entrée au ministère de la Justice : Jean-Claude Marcotte remplaçait Jacques Roy, devenu directeur des services juridiques au ministère des Affaires indiennes et du Nord.109 Il arrivait de Québec (de la fonction publique provinciale) sans avoir eu à passer d’entrevue ni à démontrer de maîtrise quelconque de l’anglais, et il se vit confier alors un poste unilingue francophone.r Comme Roy avait quitté six mois plus tôt, Marcotte dut compter sur les explications d’Annette Laflèche (autrefois assistante de « Val » Richard) qui le mit au courant des pratiques internes. Les causes étant nombreuses, les dossiers commencèrent à s’empiler et Michel Vermette vint se joindre à la Section de droit civil en 1975 pour seconder Marcotte.110

En 1977, Roger Tassé effectua un retour au ministère de la Justice après avoir été solliciteur général adjoint pendant cinq ans. Il avait reçu un appel du greffier du Conseil privé lui demandant s’il était intéressé à devenir sous-ministre de la Justice. Tassé accepta sans hésitation. Il devint ainsi le premier sous-ministre francophone et civiliste, poste qui avait échappé à Guy Favreau une quinzaine d’années plus tôt.111 S’il avait existé une mythe quant à l’incapacité des avocats de formation civiliste à diriger des juristes de common law, Tassé réussit à le détruire. Une des préoccupations du nouveau sous-ministre fut de favoriser l’intégration complète des civilistes au sein du Ministère et il appuya particulièrement la corédaction. Ce fut également sous Tassé que la Loi constitutionnelle de 1982 fut adoptée et que le Code criminel fut révisé en profondeur. Témoignant d’une plus grande sensibilité aux différences entre les deux systèmes de droit, le Ministère parraina un programme d’échange permettant aux étudiants de common law et de droit civil d’acquérir une meilleure connaissance de l’autre système juridique et de mieux l’apprécier.112

Durant le mandat de Roger Tassé, le bureau de Montréal poursuivit son expansion et connut un tel succès qu’au début des années 1980, on considéra sérieusement la possibilité d’ouvrir un bureau régional à Québec pour desservir le ministère des Affaires indiennes et du Nord et la Gendarmerie royale du Canada qui avaient des bureaux dans cette ville.s Une demande existait dès 1973, alors que les clients voulaient des conseils juridiques ponctuels sans devoir s’adresser à Montréal ou à Ottawa ni devoir s’y rendre. On se plaignait que les mandataires engagés pour représenter le fédéral n’avaient pas toujours les compétences requises, ce qui ajoutait à la charge de travail des avocats permanents du Ministère qui devaient se rendre à Québec. De plus, l’établissement d’un tel bureau aurait facilité les échanges du ministère de la Justice avec son vis-à-vis provincial. Toutefois, un tel projet exigeait la réaffectation de ressources humaines et financières déjà limitées en plus de réduire le champ d’action de la Section de droit civil à Ottawa. Après étude plus approfondie, l’idée fut rejetée.113

L’abandon du projet ne mit pas fin pour autant à l’incertitude quant au rôle de la Section de droit civil à Ottawa, mais cette dernière en profita pour se donner un second souffle. Son existence n’était pas remise en question : « L’importance (...) du système de droit civil et [le] caractère général [des cas qui en découlent] justifient que des sections distinctes de l’administration centrale s’y spécialisent, afin d’être à même de fournir aux services juridiques des ministères clients ou aux bureaux régionaux l’assistance et la direction formelle qu’ils requièrent (...)114 ». En 1983, on substitua à l’appellation de la Section d’Ottawa celle de Section du contentieux des affaires civiles et du droit immobilier (Québec). La vocation du groupe civiliste demeura toutefois la même, son nouveau nom se voulant un reflet plus exact des types de dossiers qu’il traitait.115 Nommé sous-ministre associé (Droit civil) en septembre 1982 lorsque Paul Ollivier prit sa retraite,t Alban Garon procéda aussi à une redistribution des dossiers entre Montréal et Ottawa. En 1983, après en être arrivé à une entente avec Paul Coderre et Jean-Claude Demers, respectivement directeur de la Section et directeur du bureau de Montréal, les dossiers furent assignés suivant le territoire et le domaine. Dans l’ensemble, le bureau de Montréal se retrouva chargé des affaires litigieuses mettant en cause le gouvernement fédéral en territoire québécois dans le district judiciaire de la Cour d’appel de Montréal, alors que la Section était chargée des dossiers pour le reste du Québec. Quant au travail notarial, la Section assuma la responsabilité des dossiers relatifs aux immeubles situés n’importe où au Québec, sauf dans les sept divisions d’enregistrement de la région de Montréal, ces cas relevant du bureau régional.116

Enfin, en 1981, le ministère de la Justice fit un pas de plus vers une prise de conscience de la dualité du système juridique canadien en participant au Programme national d’administration de la justice dans les deux langues officielles (PAJLO). D’abord présidé par Garon, ce programme fait appel aux ressources du Secrétariat d’État, d’avocats de l’Ontario, du Manitoba et du Nouveau-Brunswick, de l’Association du Barreau canadien et des universités d’Ottawa, de Moncton et McGill. Ensemble, ces partenaires élaborent « (...) une terminologie française normalisée de la common law (...) » et produisent des outils de travail (lexiques, vocabulaires, etc.) pour les juristes.117 Il convient de souligner ce développement, même s’il s’adresse avant tout aux publics concernés par la common law. La mise sur pied du PAJLO jeta les bases sur lesquelles purent s’implanter l’harmonisation et le bijuridisme, deux principes ardemment défendus par celle qui succéda à Garon, Anne-Marie Trahan.


p. On aurait cependant tort de croire que la Section de droit civil ne comptait que des francophones. Bien que peu nombreux, les civilistes anglophones étaient présents au ministère de la Justice (et à la Section de droit civil), surtout à partir des années 1970. Avec le mouvement séparatiste, certains en vinrent à la conclusion (à tort ou à raison) qu’il n’y avait pas d’avenir pour eux au Québec. On sait très peu de choses à leur sujet, mais il ne fait aucun doute que, par leur présence, ils ont aussi contribué au rayonnement du droit civil au Ministère et dans la fonction publique fédérale. Entrevue avec Paul Ollivier (26 janvier 2000), cassette no 17, côté 1; entrevue avec Maurice Charbonneau (7 janvier 2000), cassette no 5, côté B..

q. Dix ans après l’introduction de la corédaction, le Ministère procéda à des consultations auprès de juges, de membres du barreau, de jurilinguistes et de réviseurs rédactionnels, et les réactions furent très positives. On avait en effet remarqué une nette amélioration de la version française.

r. D’un côté plus anecdotique, lorsque Marcotte entra en fonction, le personnel du Ministère s’était installé temporairement dans l’Édifice commémoratif de l’Ouest en attendant la fin des travaux de rénovation à l’Édifice de la Justice. Le nouvel employé occupa alors un immense bureau de 30 pieds sur 40 dont personne ne voulait, car il donnait sur une cour intérieure. Malgré les dimensions de cette pièce, Marcotte se vit confiné dans le coin où se trouvait le téléphone, le fil ne mesurant pas plus de 5 pieds. Entrevue avec Jean-Claude Marcotte (2 février 2000), cassette no 21, côté 1.

s. D’ailleurs, depuis les années 1970, les services juridiques du ministère des Affaires indiennes et du Nord disposent de deux notaires en poste à Québec.

t. Le départ d’Ollivier ne fut pas sans donner des sueurs froides au directeur du bureau de Montréal, Jean-Claude Demers. Ce dernier vouait une grande admiration à Ollivier, son supérieur immédiat, et, lorsqu’on lui apprit qu’il prenait sa retraite, il fut particulièrement affecté. Il y eut un malentendu par la suite au sujet de son successeur. Quelques noms circulaient dans le milieu, dont celui d’un individu que Demers avait rencontré alors qu’il était à la maîtrise. Demers ne favorisait pas cette candidature et ne s’en cachait pas. Cependant, on crut qu’il parlait d’Alban Garon et Demers sentit alors que cela s’annonçait très mal quant aux relations avec son nouveau patron. Les deux hommes sont aujourd’hui de bons amis, comme en témoigne l’entrevue conjointe qu’ils ont accordée dans le cadre de cette recherche. Entrevue avec Jean-Claude Demers (18 janvier 2000), cassette no 11, côté 1.