Sortir de l’ombre : La tradition civiliste au ministère de la Justice du Canada, 1868–2000

Ouvrir la voie au véritable bijuridisme : harmonisation et reconnaissance de la place du droit civil au ministère de la Justice (de 1986 à aujourd’hui) (suite)

Tout au long de cette démarche, Anne-Marie Trahan put compter sur l’appui du nouveau sous-ministre de la Justice, John Tait. Entré en fonction en 1988, alors que Iacobucci quittait le Ministère pour devenir juge en chef de la Cour fédérale, Tait était le deuxième civiliste à occuper ce poste. Il avait fait son stage au Ministère, plus particulièrement à la Section de la planification et de la recherche juridiques et à la Section de droit civil. En 1983, il y était revenu à titre de sous-ministre adjoint (Droit public) pour ensuite devenir solliciteur général adjoint en 1986.20 Parfaitement bilingue et sensible au traitement que subissaient le droit civil et ses praticiens, il comprenait bien les nuances et les implications de ce projet d’harmonisation.21 Selon Trahan, il avait été plus facile à Tait, étant anglophone, de faire valoir la pertinence du projet auprès de ceux qui n’en voyaient ni l’utilité ni la signification, ce qui l’a amenée à dire : « n’eut été de son influence et de son pouvoir de persuasion, la politique de bijuridisme que j’ai mise de l’avant n’aurait jamais vu le jour 22 ».

Suivant les recommandations d’un groupe de travail chargé d’étudier l’impact du nouveau texte législatif du Québec, on créa en 1993 la Section du Code civil d pour appuyer le Ministère dans son adaptation. Formé de onze juristes, ce groupe avait pour rôle « d’identifier les domaines du droit civil intéressant l’administration fédérale » et d’analyser les modifications législatives qui s’imposaient.23 Le projet d’harmonisation prit rapidement de l’ampleur à mesure que des lacunes importantes étaient mises au jour : la « législation fédérale [tendait] (...) à faire du droit civil un parent pauvre 24 ». De plus, avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, le 1er janvier 1994, le Barreau provincial et la Chambre des notaires offrirent des cours à leurs membres, mais le Secteur du droit civil alla un peu plus loin en donnant aux civilistes du Ministère des sessions de formation supplémentaires adaptées aux questions de droit fédéral, tout en invitant les avocats de common law à se joindre à eux et à se familiariser ainsi avec le droit civil.25

Ce fut surtout après 1994, lorsque Anne-Marie Trahan devint juge à la Cour supérieure du Québec, que le projet d’harmonisation prit une saveur beaucoup plus politique. Elle avait souligné les avantages du bijuridisme canadien dans un contexte de mondialisation des échanges, alors que « 80 p. 100 des pays du monde sont régis par des systèmes juridiques issus soit de la common law ou du droit civil26 » (argument que reprit plus tard la ministre de la Justice), mais l’harmonisation n’avait pas encore attiré l’attention des députés et des ministres. Après l’arrivée de Mario Dion comme sous-ministre délégué, la révision des lois fédérales devint « le reflet d’une volonté politique définitivement arrêtée27 ». À la fin de 1995, la Chambre des communes et le Sénat s’engagèrent à respecter la tradition civiliste en adoptant des motions reconnaissant le Québec comme société distincte, en partie à cause de son système de droit particulier.28 Alors que la fédération canadienne était remise en question, le projet d’harmonisation avait pris une dimension politique qui devait servir à rassurer l’ensemble de la population.

En novembre 1997, alors que commençait la phase de consultations publiques au sujet de l’harmonisation, la ministre de la Justice Anne McLellan qualifia le projet d’« expression tangible de notre respect pour le double patrimoine juridique du Canada » et d’engagement du gouvernement fédéral à renouveler et à moderniser la fédération canadienne. Elle insista également sur la coexistence pacifique des deux systèmes afin de démontrer que le régime fédéral était aussi capable d’une telle évolution.29 La Ministre tint un discours analogue après le dépôt à la Chambre des communes du premier projet de loi d’harmonisation le 12 juin 1998. Elle souligna le précédent que le Canada s’apprêtait à créer en essayant « d’harmoniser la terminologie, les notions et les principes de deux systèmes de droit ». Selon elle, en plus de donner au droit civil la place qui lui revient dans les textes de lois fédérales, cette initiative permit de « mesurer combien le caractère unique de la société québécoise, exprimé ici par sa grande tradition civiliste, est fondamental pour le bien-être du Canada30 ».

Cependant, au-delà de sa dimension politique, l’harmonisation permit au ministère de la Justice de revoir sa conception du bijuridisme. Ce principe existait bien avant la présentation de ce projet – la Section de droit civil et la présence de civilistes à l’intérieur d’autres sections en étaient des manifestations tangibles31 – mais les deux traditions juridiques n’ont pas toujours été traitées de manière équitable. L’harmonisation vint corriger l’aspect législatif du problème alors que les civilistes continuèrent d’accéder aux niveaux supérieurs (en juillet 1998, Morris Rosenberg devint le troisième sous-ministre en titre ayant une formation en droit civil) et d’accroître leur visibilité de diverses façons.

Accroître la visibilité du droit civil et de ses praticiens

En plus de mettre en place les bases du projet d’harmonisation, Anne-Marie Trahan désira assurer une reconnaissance de la spécificité juridique québécoise à un niveau plus symbolique en rendant les notaires admissibles au titre de « conseil de la reine ». À l’origine, dans la tradition de la common law, cette distinction était attribuée aux « barristers », c’est-à-dire aux plaideurs, mais avec le temps, des « solicitors » (dont la pratique porte surtout sur les contrats et les affaires non contentieuses32) eurent aussi droit à cet honneur, alors que les notaires en demeuraient écartés. Depuis son arrivée au Ministère en 1986, Anne-Marie Trahan avait donc plaidé la cause des notaires auprès des ministres de la Justice (d’abord Ray Hnatyshyn, puis Douglas Lewis et Kim Campbell), mais ceux-ci se montrèrent peu réceptifs à l’idée, étant des juristes de common law.33

Toutefois, en 1991 arriva le nouveau ministre Pierre Blais. Ce civiliste comprit l’importance de la question. Trahan avait aussi sollicité l’appui du premier ministre Brian Mulroney et, en 1993, le Cabinet rendit une décision favorable en élargissant les critères d’admissibilité.e La sous-ministre déléguée suggéra comme candidat Jacques Taschereau, alors président de la Chambre des notaires du Québec. En avril 1993, à l’occasion du congrès de cette association professionnelle, le ministre Blais conféra l’honneur à Taschereau qui fut le premier notaire à devenir conseil de la reine. Trahan reconnaît aujourd’hui que cet événement n’a pas « changé la face du monde » mais constitue tout de même un progrès vers l’égalité de tous les juristes canadiens, en plus de respecter la spécificité de la profession juridique au Québecf, 34.

À l’échelle du Ministère, l’embauche d’un premier notaire permanent en 1965 avait contribué au rayonnement du droit civil en offrant un portrait plus complet de la profession au Québec.35 Pourtant, trente ans plus tard, les notaires œuvrant au ministère de la Justice ne représentaient qu’une infime minorité (1,4 p. 100) des 1 400 conseillers juridiques. En 1998, on en comptait 19, mais ce chiffre cache la précarité de leur percée : plusieurs de ces postes étaient temporaires. La mise sur pied d’un programme de stage avec la Chambre des notaires du Québec permet tout de même à quelques finissants et finissantes en notariat de faire leur entrée au ministère de la Justice à Ottawa.36

Afin de permettre à ces notaires de se retrouver entre eux et d’échanger leurs points de vue sur leurs activités, le Secteur de droit civil fut l’hôte, en février 1998, d’un colloque sur le notariat dans l’administration fédérale.37 Organisé par Michel Vermette, ce colloque était à l’origine une initiative de Mario Dion qui avait réintégré le poste de sous-ministre délégué à l’été 1997. Dion avait alors renoué avec le président de la Chambre des notaires et son représentant à Hull pour ainsi apprendre que la fonction publique canadienne pouvait compter sur les services de 45 notaires. Alors que la Chambre des notaires fêtait son 150e anniversaire, Dion jugea propice de rassembler ces spécialistes du droit qui avaient rarement l’occasion de se côtoyer.38 Une trentaine de notaires acceptèrent l’invitation, faisant de cette première rencontre un succès qui s’inscrit « dans le processus de valorisation des civilistes œuvrant au gouvernement fédéral 39 ».

Depuis 1986, les avocats de droit civil et les notaires peuvent aussi compter sur l’Association des civilistes qui leur permet de se rencontrer régulièrement. Cette association, qui vise « à valoriser et à reconnaître le droit civil et le bi-juridisme (sic) en milieu fédéral », se compose surtout de juristes œuvrant dans la fonction publique, mais elle comprend aussi des avocats et des notaires du secteur privé ainsi que des universitaires et des juges. Au cours de sa première année d’existence, elle fut présidée par un ancien de la Section de droit civil, Raymond Roger. Ce regroupement permet de rassembler les civilistes de la région de la capitale nationale, souvent « perdus dans une mer de common law », pour discuter de questions qui les touchent directement. Ces réunions sont l’une des rares occasions où notaires et avocats peuvent échanger leurs points de vue sur leur expérience commune au sein de la fonction publique.40

Dans une optique similaire, le Secteur de droit civil commença à publier le « Forum des civilistes » en juillet 1999. Ce bulletin électronique bilingue vise à « promouvoir la fierté des civilistes et l’excellence de leur travail », en plus de leur permettre de se rapprocher.41 Il faut toutefois noter que ces efforts de rassemblement ne datent pas d’hier. Depuis 1955, année où Guy Favreau était aux commandes d’une minuscule section de droit civil, les juristes de formation civiliste suscitent des occasions de rencontre pour briser l’isolement et faire valoir leur expertise. Les publications et les associations n’ont pu naître qu’avec la participation d’un nombre grandissant de membres qui, comme leurs prédécesseurs, trouvèrent des moyens « de bâtir sur [leur] identité particulière et [leur] sens d’appartenance 42 ».


d. La Section du Code civil, comme la Section du contentieux des affaires civiles et du droit immobilier (Québec), relève du Secteur du droit civil. Ce dernier existe depuis 1988, année où le droit civil a été séparé du droit public. Sous Anne-Marie Trahan, on y intégra ensuite les services législatifs alors qu’avec Mario Dion, il est maintenant fusionné à la Gestion ministérielle. Il est intéressant de noter que, depuis Alban Garon, les sous-ministres délégués (Droit civil) sont toujours chargés d’un deuxième secteur ne relevant pas de ce type de droit, selon leurs compétences particulières, perpétuant l’idée selon laquelle les responsabilités rattachées aux dossiers de droit civil ne sont pas assez nombreuses pour constituer un emploi à temps plein. Pourtant, ces concours de circonstances contribuèrent à la visibilité du droit civil et de ses praticiens en les associant à des domaines qui touchent aussi à la common law et sont, par conséquent, plus en évidence au ministère de la Justice.

e. Trahan croit que l’approche des élections fédérales a peut-être contribué à accélérer le processus, mais elle reconnaît que la volonté politique était aussi présente. Entrevue avec Anne-Marie Trahan (4 janvier 2000), cassette no. 4, côté B.p.14.

f. À ce jour, Jacques Taschereau demeure le seul notaire à porter le titre de conseil de la reine. Depuis l’arrivée au pouvoir des Libéraux en 1993, on procède à la révision des critères d’admissibilité et aucun juriste ne s’est mérité cette distinction par la suite.