La prostitution chez les jeunes : analyse documentaire et bibliographie annotée

3.  Ouvrages en sciences sociales : Aperçu des conclusions et des débats

3.  Ouvrages en sciences sociales : Aperçu des conclusions et des débats

L’examen des ouvrages en sciences sociales révèle plusieurs questions et thèmes entourant l’incidence de la prostitution chez les jeunes. Ce chapitre examine ces thèmes et fait ressortir les principaux débats et constatations dans la littérature.

3.1 Antécédents des jeunes prostitués

Pour comprendre pourquoi certains jeunes se livrent à la prostitution, nombre de chercheurs ont examiné les antécédents familiaux et l’histoire des jeunes prostitués, y compris leur situation socio-économique, leurs études et leurs expériences professionnelles et les facteurs psychologiques. Dans ces ouvrages, un sujet de recherche important est le rapport qui existe entre la violence sexuelle, physique et psychologique subie pendant l’enfance et le fait de se prostituer par la suite. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, plusieurs études réalisées aux États-Unis ont porté sur les expériences sexuelles vécues par les jeunes prostitués pendant leur enfance. La comparaison par James et Meyerding (1977; voir également Vitaliano, James et Boyer, 1981) des prostitués et des non-prostitués a révélé que bien des prostitués ont été victimes de violence sexuelle pendant leur enfance, ce qui a amené certains jeunes à pratiquer le commerce du sexe.

Silbert et Pines (1981, 1982a, 1982b et 1983) ont produit plusieurs articles dans lesquels elles ont établi une relation positive entre la violence sexuelle subie pendant la petite enfance et la décision ultérieure de se prostituer. Les auteures ont demandé à 200 prostituées et ex-prostituées de la région de la Baie de San Francisco de remplir un questionnaire sur les agressions sexuelles qu’elles avaient subies. Selon les données, 60 % des répondantes avaient été victimes d’abus sexuels pendant leur enfance. Toutes les répondantes avaient subi des agressions physiques et psychologiques. Bon nombre (2/3) des répondantes avaient été agressées sexuellement par une figure paternelle, et la plupart ont déclaré que les abus sexuels subis pendant leur enfance avait influé sur leur décision de se livrer à la prostitution.

Dans ses travaux de recherche sur la prostitution des adolescents et des adolescentes, Weisberg (1985) a constaté que nombre de prostitués avaient été victimes de violence physique et sexuelle dans leur famille pendant leur enfance. En outre, bien des jeunes hommes et des jeunes filles avaient fait une fugue pour quitter un milieu familial violent. Une fois dans la rue, ces jeunes ont été exposés à diverses conditions qui ont influé sur leur décision de se prostituer.

Au Canada, les travaux du Comité Badgley (1984) ont commencé à susciter des préoccupations au sujet des rapports entre la violence sexuelle et le fait de se prostituer. Comme l’a montré le chapitre précédent, les travaux entrepris par le Comité Badgley constituaient les recherches les plus vastes effectuées à propos de la prostitution chez les jeunes au Canada. Le Comité a soutenu que « … les jeunes qui se sont livrés plus tard à la prostitution juvénile n’ont pas, pendant leur enfance, été plus exposés aux risques d’agressions sexuelles que d’autres enfants et adolescents du Canada » (1984, p. 978). Cette conclusion a suscité un important débat sur la prévalence et la nature du lien entre la violence sexuelle pendant l’enfance et le fait de se livrer à la prostitution par la suite (voir le chapitre précédent).

Contrairement au Comité Badgley, les auteurs de plusieurs études canadiennes ont signalé des niveaux élevés de violence sexuelle pendant l’enfance chez les prostitués de la rue (voir, par exemple, Gemme et al., 1984; Lowman, 1984; Bagley et Young, 1987; Earls et David, 1990). Bagley et Young (1987) ont répété les recherches de Silbert et Pines sur l’association entre la violence sexuelle subie pendant l’enfance et le fait de se prostituer par la suite. Les auteurs ont comparé les entrevues avec 45 ex-prostitués et les résultats d’un groupe de non-prostitués qui ont participé à une étude sur la santé mentale (y compris un deuxième groupe de référence de 40 femmes de l’étude sur la santé mentale qui ont déclaré avoir été victimes de violence sexuelle pendant leur enfance). Bagley et Young ont conclu que les ex-prostitués étaient plus susceptibles d’avoir connu un milieu familial où il y avait des problèmes d’alcool, de la violence physique et psychologique ainsi que de la violence sexuelle. Les ex-prostitués étaient plus portés à tenter de se suicider et à avoir une piètre santé mentale et une faible estime de soi.

Earls et David (1990) ont mené des entrevues auprès de prostitués et de prostituées ainsi que de non-prostitués pour comparer leurs premières expériences familiales et sexuelles. Selon leurs résultats, il y a un rapport entre l’« interaction sexuelle avec un membre de la famille » et le fait de se prostituer. « D’après nos résultats, il semblerait donc qu’il existe peut-être un lien étroit entre la probabilité de commencer à se prostituer et le fait de quitter le milieu familial à un âge précoce, d’avoir été victime de violence sexuelle et, dans le cas des hommes, d’avoir des préférences homosexuelles » (Earls et David, 1990, p. 10).

Certains chercheurs ont mis en question la nature et la prévalence de l’association entre la violence sexuelle pendant l’enfance et le fait de se prostituer. Brannigan et Fleischman (1989) ont contesté le point de vue thérapeutique selon lequel les jeunes prostitués ont été victimes de violence sexuelle pendant leur enfance. Après avoir examiné les données nationales sur les poursuites, les auteurs ont soutenu que les jeunes prostitués ne représentent qu’une minorité des personnes qui se livrent à la prostitution. En outre, ils estimaient que les travaux de recherche sur l’association entre la violence sexuelle, physique et psychologique et le fait de se prostituer par la suite sont entachés d’incohérences méthodologiques et idéologiques. Pour étayer leur argument, Brannigan et Fleischman ont examiné deux études sur les fugueurs au Canada (Fisher, 1989 et Kufeldt et Nimmo, 1987), qui minimisent le lien entre la violence subie pendant l’enfance et le fait de quitter le milieu familial à un âge précoce et de se livrer à la prostitution.

Lowman (1989) a reproché à Brannigan et à Fleischman (1989) d’avoir accepté sans réserve l’« incidence estimative de la « violence physique » dans différentes études ou le fait qu’elle soit considérée comme distincte de la « violence sexuelle » ou liée à celle-ci. Lowman (1989) a soutenu que l’écart dans les estimations était le résultat des différentes définitions de la violence, les chiffres élevés provenant d’études sur les incidents mettant en cause des membres de la famille et des non-membres et les chiffres moyens comprenant les « membres de la famille seulement ». De plus, bon nombre des estimations faibles citées par Brannigan et Fleischman (1989) provenaient d’études comprenant des prostitués et des prostituées (les hommes étant moins susceptibles d’avoir été victimes de violence sexuelle pendant leur enfance). Dans l’ensemble, Lowman a émis de sérieux doutes au sujet de l’argument de Brannigan et Fleischman et il estimait qu’il ne fallait pas se servir de leur analyse pour contester l’association entre le fait d’avoir été victime de violence sexuelle pendant l’enfance, d’avoir fait une fugue à un âge précoce et d’avoir commencé à se prostituer.

Brannigan et Van Brunschot (1997) ont convenu que certains jeunes prostitués avaient fait une fugue à cause de la violence physique et sexuelle qui régnait dans leur milieu familial. Cependant, ils ont soutenu qu’en ce qui concerne la prévalence et la nature du lien entre la violence sexuelle subie pendant l’enfance et le fait de se prostituer, les données sont incohérentes et contradictoires. Les auteurs ont fait remarquer qu’il est plus important d’aborder la situation de délinquant que vit un jeune après avoir fait une fugue que de chercher des « traumatismes et des perturbations psychiatriques non observables »[11].

Nandon, Koverola et Schluderman (1998) ont mené des entrevues (d’après le questionnaire sur les agressions sexuelles de Silbert) auprès de 45 adolescentes prostituées et de 37 adolescentes non prostituées. Leurs résultats ont confirmé ceux d’études antérieures qui faisaient état de « violence physique et sexuelle subie pendant l’enfance, de violence dans  la famille, de problèmes de toxicomanie et de piètre estime de soi chez les prostituées. » Cependant ces facteurs ne permettaient pas d’établir une distinction entre les prostituées et les non- prostituées. Les auteurs ont également constaté que les prostituées avaient fait une fugue plus souvent que les non-prostituées (il s’agissait d’un processus pouvant mener à la prostitution, et non d’un lien de cause à effet).

Plus récemment, McClanahan, McClelland, Abram et Teplin (1999) ont laissé entendre que la petite taille des échantillons, les groupes témoins inadéquats et le fait de ne pas examiner les interrelations entre la pratique du commerce du sexe et la victimisation sexuelle pendant l’enfance, les fugues et l’abus de l’alcool et d’autres drogues avaient nuit aux recherches antérieures sur les précurseurs de la prostitution. McClanahan et al. ont interrogé 1 142 détenues au Service correctionnel du comté de Cook en mettant l’accent sur leurs antécédents dans le domaine de la prostitution et leurs expériences en matière de violence sexuelle pendant leur enfance, leurs fugues et leur abus de l’alcool et d’autres drogues. Malgré plusieurs limites (p. ex., l’échantillon biaisé de détenues, la possibilité limitée des répondantes de discuter leurs expériences), les auteurs ont confirmé les études antérieures, selon lesquelles la violence sexuelle subie pendant l’enfance et les fugues constituent d’importants facteurs qui peuvent amener une personne à commencer à se prostituer. Les auteurs ont fait remarquer :

[Traduction] …que le fait d’être victime de violence sexuelle pendant l’enfance a un effet permanent sur la pratique du commerce du sexe, doublant ou presque les possibilités de commencer à se prostituer. Par contre, les fugues n’influaient sur la pratique régulière du commerce du sexe que pendant les années d’adolescence, multipliant par 40 les probabilités de la pratique du commerce du sexe pendant cette période (1999, p. 1611).

Enfin, McIntyre (1999) a interrogé 50 travailleurs du sexe (dont 41 femmes) à Calgary, en Alberta. Au moyen d’une théorie à base empirique et d’une approche féministe de l’interprétation des données, McIntyre a posé aux répondants une gamme étendue de « questions sociales et démographiques ». L’une des conclusions de McIntyre était que 82 % des personnes de l’échantillon avaient été « agressées sexuellement » avant de se prostituer tandis que les trois quarts avaient été victimes de violence physique.

3.1.1 Résumé des constatations

Pour examiner davantage le processus qui mène à la pratique du commerce du sexe, analysons maintenant les ouvrages sur la prostitution des hommes, les questions psychologiques et l’itinérance.

3.2 La prostitution masculine chez les jeunes

Les ouvrages sur la prostitution masculine sont limités comparativement aux ouvrages sur les antécédents, les caractéristiques et les expériences des jeunes prostituées. Néanmoins, certaines études font état d’une dynamique importante liée aux jeunes hommes qui se prostituent. À l’instar des études sur la prostitution féminine, la littérature sur la prostitution masculine chez les jeunes donne à penser que ceux-ci avaient fait une fugue parce qu’ils étaient victimes de violence physique et sexuelle dans leur milieu familial (Janus, Burgess et McCormack, 1987; Tremble, 1993; Earls et David, 1989a et 1990). Les travaux de recherche de Tremble sur les jeunes homosexuels de la rue ont révélé que la majorité des répondants provenaient de milieux familiaux violents ou de familles d’accueil. Earls et David (1989a et 1990) ont constaté que par rapport aux groupes témoins, les prostitués avaient subi plus de violence physique et sexuelle pendant leur enfance et qu’ils avaient été témoins de plus de violence entre leurs parents, de plus d’abus de l’alcool et d’autres drogues chez les membres de leur famille et qu’ils étaient plus portés à dire qu’ils avaient vécu leur première expérience sexuelle avec un partenaire masculin. Janus, Burgess et McCormack (1987) ont constaté que les fugueurs masculins avaient été victimes de plus de violence sexuelle et physique que les populations masculines d’un échantillon aléatoire.

Les ouvrages révèlent également plusieurs caractéristiques particulières au commerce du sexe masculin. Weisberg (1985) a fait remarquer que beaucoup d’adolescents prostitués avaient des préférences homosexuelles (voir également Earls et David, 1989; Price, Scanlon et Janus, 1984). Selon plusieurs ouvrages, nombre de jeunes prostitués ont fait une fugue en raison des sentiments antihomosexuels ou homophobes de la société (p. ex., famille, amis, école) (voir Kruks, 1991 et Visano, 1987) – ils étaient essentiellement ridiculisés et ostracisés à cause de leurs préférences homosexuelles (Comité Badgley, 1984). À cet égard, les attitudes discriminatoires dans la « bonne société » ont incité certains jeunes hommes à se réfugier dans la rue, où des facteurs conjoncturels ont contribué à leur décision de se prostituer.

Allman (1999) a examiné la littérature sur le commerce du sexe masculin et le sida au Canada. Son rapport, qui visait à examiner certaines questions de santé comme le rapport entre le commerce du sexe masculin et le VIH et le sida, contribue à faire mieux comprendre le commerce du sexe masculin au Canada et à alimenter les débats juridiques, éthiques et stratégiques urgents sur le rôle et les droits des travailleurs du sexe dans la société canadienne. Allman (1999) fait état du peu d’études sur les travailleurs du sexe masculins et il fait remarquer que la plus grande partie de la littérature ne reconnaît pas que les hommes commencent à pratiquer le commerce du sexe pour des raisons différentes de celles des femmes. Selon les données démographiques, les prostitués sont généralement plus jeunes que les prostituées et un « milieu familial difficile » incite un jeune homme à commencer à se prostituer (1999, p. 18-20). Allman (1999) met l’accent sur la littérature concernant le VIH et le sida, qui à son avis manque d’uniformité en ce qui concerne les « mesures utilisées ou les populations échantillonnées. » Cependant, du point de vue holistique, Allman soutient que « les données réfutent dans une grande mesure l’accusation portée contre les travailleurs du sexe masculins selon laquelle ils propageraient le sida…Il estime plutôt que les travailleurs du sexe masculins au Canada assurent de plus en plus leur protection et celle de leurs clients et de leurs partenaires sexuels contre les MTS et l’infection à VIH et la transmission de celui-ci » (1999, p. 72).

3.2.1 Résumé des constatations