Sommaire Exécutif -- Rapport au ministre de la Justice préparé par l'honorable Fred Kaufman, C.M., c.r.; M.S.R.C.

LA DEMANDE

Le demandeur, Steven Murray Truscott (Truscott), a sollicité auprès du ministre de la justice, en vertu de l'article 690 (maintenant 696.1, tel que modifié) du Code criminel, une mesure de redressement à l'encontre de sa déclaration de culpabilité relativement à une accusation de meurtre au premier degré. Le paragraphe 696.1(1) dispose :

(1) Une demande de révision auprès du ministre au motif qu'une erreur judiciaire aurait été commise peut être présentée au ministre de la Justice par ou pour une personne qui a été condamnée pour une infraction à une loi fédérale... si toutes les voies de recours relativement à la condamnation... ont été épuisées.

Le 8 janvier 2002, le ministre de la Justice a retenu les services de monsieur le juge Fred Kaufman pour [TRADUCTION] « aider le ministre dans l'examen de la... demande ». Peu après, Mark Sandler a été choisi pour assister le juge Kaufman à titre de conseiller juridique.

CONTEXTE

En juin 1959, Lynne Harper (Lynne) était assassinée à l'âge de douze ans. Elle résidait à la base de l'Aviation royale du Canada (ARC) à Clinton en Ontario, avec ses parents et ses deux frères. Son père avait le grade de lieutenant d'aviation.

Au moment des faits, Steven Truscott avait 14 ans. Il vivait avec ses parents, ses deux frères et sa soeur, à Clinton, au 2 route du Québec, dans les logements familiaux de la base de l'ARC, où son père avait le grade d'adjudant. Lui et sa famille avaient auparavant vécu à Vancouver (où il était né), à Winnipeg et à Edmonton.

Lynne et Truscott fréquentaient tous deux l'école A.V.M. Hugh Campbell, du côté nord de la base de l'Armée de l'air; ils étaient en septième année. La route County, souvent mentionnée dans les procédures, allait vers le nord en partant de l'école. À environ un mile de l'école, elle enjambait la rivière Bayfield et continuait jusqu'à l'autoroute 8, qui était orientée dans le sens est-ouest, Goderich se trouvant à l'ouest, et Seaforth, à l'est.

Au début de la soirée du mardi le 9 juin 1959, Lynne se trouvait en compagnie de Truscott; elle était assise sur la barre de sa bicyclette. Ils roulèrent ainsi, des environs de l'école vers le nord, sur la route County. Le moment et la durée de leur rencontre et ce qui s'est passé pendant qu'ils étaient ensemble n'a pas cessé jusqu'à aujourd'hui de faire controverse.

Lors des instances ultérieures, la Couronne a soutenu que Truscott et Lynne s'étaient rendus de la route County jusqu'au pont enjambant la rivière Bayfield et que, dans le boisé connue sous le nom de boisé Lawson, près de la route County, Truscott avait violé et assassiné Lynne. Truscott prétend qu'il avait conduit Lynne, sur sa bicyclette, jusqu'à l'intersection de la route County et de l'autoroute 8, où il l'avait laissée saine et sauve. Faisant ensuite demi-tour, il s'était dirigé vers le pont; il a alors regardé vers l'intersection et constaté alors que Lynne entrait dans un véhicule qui y était arrêté.

Vers 23 h 20 ce même soir, le père de Lynne a signalé sa disparition. Deux jours plus tard, le jeudi 11 juin, vers 13 h 50, une expédition de secours découvrait son corps partiellement dénudé dans le boisé Lawson. Elle avait été étranglée avec son propre chemisier noué autour de son cou. Plusieurs de ses vêtements jonchaient le sol aux alentours.

Le lendemain, vers 19 h, Truscott a été arrêté et, plus tard dans la nuit, vers 2 h 30, le 13 juin 1959, il était accusé de meurtre au premier degré en vertu des dispositions de l'ancienne Loi sur les jeunes délinquants.

Le 30 juin 1959, un juge a ordonné que Truscott soit jugé comme adulte, en vertu de l'article 9 de ladite loi. Un appel de cette ordonnance a par la suite été rejeté.

Le 14 juillet 1959, après une enquête préliminaire de deux jours, Truscott a été renvoyé pour subir son procès pour meurtre qualifié. Il est demeuré en détention en attendant son procès.

Les 14 et 15 septembre 1959, le grand jury a entendu les éléments de preuve relatifs à cette affaire et avait rendu un verdict d'accusation fondée contre Truscott. (Les procédures du grand jury, abolies depuis au Canada, se déroulaient alors dans le secret, conformément à la loi).

Le 16 septembre 1959, le procès de Truscott a débuté devant la Cour d'appel de l'Ontario, à Goderich en Ontario, devant le juge Ferguson et un jury. Me Glen Hays, c.r., représentait la Couronne et Me Frank Donnely, c.r., représentait Truscott. Le juge Ferguson, Me Hays (plus tard, le magistrat Hays) et Me Donnely (plus tard, le juge Donnely) sont décédés depuis.

Le 30 septembre 1959, le jury a prononcé un verdict de culpabilité et un avis en faveur de la clémence. Le juge Ferguson, conformément aux exigences de la loi de l'époque, a condamné Truscott à la pendaison.

Le 21 janvier 1960, le pourvoi de Truscott à la Cour d'appel de l'Ontario a été rejeté. Me John G.J. O'Driscoll, c.r., (maintenant le juge O'Driscoll) représentait l'appelant. Me W.C. Bowman, c.r., représentait la Couronne. Immédiatement après, le gouvernement du Canada a commué la peine de Truscott à l'emprisonnement à perpétuité.

Une autorisation de pourvoi a alors été demandée à la Cour suprême du Canada. À l'époque, à moins d'une dissidence sur une question de droit dans le jugement de la Cour d'appel, il n'y avait pas d'appel de plein droit pas dans les cas de meurtre qualifié. (En 1961, la loi a été modifiée pour prévoir l'appel de plein droit.) Le 24 février 1960, l'autorisation de pourvoi a été refusée.

De son arrestation jusqu'à la commutation de sa peine de mort, Truscott est demeuré en détention à la prison de Huron County à Goderich. Après la commutation de sa peine, il a été transféré au pénitencier de Kingston pour évaluation. De février 1960 à janvier 1963, il a été incarcéré au centre d'éducation surveillée pour garçons à Guelph. Le 14 janvier 1963, tout juste avant son dix-huitième anniversaire, il a été transféré au pénitencier Collins Bay.

Le cas de Truscott a fait l'objet d'une attention publique considérable. Vers le début de 1966, dans son livre « The Trial of Steven Truscott », Isabel LeBourdais, maintenant décédée, soutenait que Truscott avait été jugé coupable d'un crime qu'il n'avait pas commis. Son livre raviva la controverse et l'intérêt du public à propos de l'affaire.

En avril 1966, le gouvernement du Canada renvoyait le cas Truscott à la Cour suprême du Canada. Le préambule du renvoi déclarait : [TRADUCTION] « De nombreuses personnes se préoccupent de la question de savoir si une erreur judiciaire s'est produite lors de la condamnation de Steven Murray Truscot et il est d'intérêt public que la question fasse l'objet d'une révision... ».

Voici la question dont la Cour suprême du Canada était saisie :

[TRADUCTION] Si Steven Murray Truscott avait interjeté appel à la Cour suprême du Canada, comme l'article 597A du Code criminel du Canada le permet maintenant, quelle décision la Cour aurait-elle rendue à l'égard de l'appel, eu égard au dossier actuel et à tout élément de preuve supplémentaire que la Cour, à sa discrétion, pourra admettre et prendre en compte ?

Me G. Arthur Martin, c.r. (plus tard juge à la Cour d'appel), Me E.B. Jolliffe, c.r. et Me J.R. Carter (plus tard, R.J. Carter, c.r.) représentaient Truscott. Me Bowman et Me D.H. Scott, c.r., représentaient le procureur général de l'Ontario. Me D.H. Christie, c.r. (plus tard, juge en chef de la Cour canadienne de l'impôt), représentait le procureur général du Canada. Tous ces avocats sont décédés depuis.

En octobre 1966, la Cour suprême a tenu cinq jours d'audience; les plaidoiries ont eu lieu en janvier 1967. Les preuves présentées comprenaient le témoignage de Truscott, qui n'avait pas témoigné lors de son procès.

Le 4 mai 1967, la Cour suprême du Canada (le juge Hall étant dissident) a statué que l'appel de Truscott aurait été rejeté s'il avait été entendu par la Cour. Tous les juges alors saisis de ce renvoi sont décédés depuis.

Le 7 mai 1967, Truscott a été transféré à la ferme annexe du pénitencier de Collins Bay. Le 21 octobre 1969, il a été mis en liberté conditionnelle. Il avait passé dix années en prison. Son dossier institutionnel était sans tache.

Après sa libération, Truscott a vécu sous le nom de Bowers (le nom de jeune fille de sa mère), d'abord à Kingston avec son agent de liberté conditionnelle, puis à Vancouver brièvement avant de s'installer à Guelph. Maintenant marié depuis plusieurs années, il a trois enfants et trois petits-enfants.

Le 12 novembre 1974, la Commission nationale des libérations conditionnelles a dégagé Truscott des modalités de sa liberté conditionnelle, pour aussi longtemps qu'il conserverait une bonne conduite et qu'il aviserait le Service correctionnel du Canada de tout changement d'adresse. Selon tous les témoignages, il a un emploi rémunéré et se tient à l'écart de toute activité criminelle depuis sa libération jusqu'à aujourd'hui.

Dès 1997, les avocats de Truscott ont cherché à obtenir la documentation pertinente à la présente affaire. La demande fait référence aux archives et autres informations provenant des sources suivantes :

Les avocats de Truscott ont également obtenu eux-mêmes différents affidavits et autres renseignements additionnels.

Toutes les pièces, ainsi que les éléments de preuve documentaires et les témoignages de vive voix recueillis lors de l'enquête sont d'une extrême importance aux fins de l'évaluation de la demande et le présent rapport en traite abondamment.

Truscott est représenté aux fins de la présente demande par les avocats de la AIDWYC (Association in Defence of the Wrongly Convicted), Me James Lockyer, Me Marlys Edwardh et Me Phillip Campbell. Me Rosella Cornaviera et Me Greg Tweney ont représenté le procureur général de l'Ontario tout au long de cette demande.

Pour étayer la demande, les avocats de Truscott ont présenté au ministre de la Justice un mémoire en quatre volumes contenant leur analyse de la preuve disponible, ainsi que plusieurs volumes de documents reproduisant la jurisprudence pertinente, les transcriptions des procédures judiciaires aux différentes étapes, les pièces documentaires, des affidavits faisant état de prétendus « nouveaux » éléments de preuve à l'appui de l'innocence de Truscott et de la correspondance et des documents d'intérêt, tous traités par le présent rapport. Tel que signalé ci-dessus, de nombreux documents ont été obtenus des archives gouvernementales, en application des lois sur l'accès à l'information, en particulier des dossiers d'intérêt de la police et du ministère public.

Après avoir examiné les nombreux documents déposés et avoir entendu les commentaires des avocats de Truscott et du procureur général de l'Ontario, le juge Kaufman, en consultation avec Me Sandler, a déterminé qu'un certain nombre de témoins devaient être interrogés sous serment ou affirmation solennelle pour l'aider à évaluer le bien fondé de la demande. Certains de ces témoins ont également produit des documents pertinents. Leurs dépositions ont été transcrites et remises aux avocats de Truscott et du procureur général de l'Ontario. Les documents produits ont également été communiqués aux parties, sous réserve seulement des restrictions légales ou au titre de la protection des renseignements personnels. Les documents ont fait l'objet d'une certaine censure pour respecter ces restrictions.

Outre la preuve présentée par le demandeur, il a été tenu compte des éléments suivants :

Une fois le travail d'enquête achevé, une synthèse en a été rédigée et remise aux parties intéressées. Les avocats de Truscott et du procureur général de l'Ontario ont été invités à présenter leurs observations écrites en réaction à la synthèse de l'enquête, et les deux parties ont répondu à cette invitation.

La structure du rapport remis au ministre est la suivante. La partie I consiste en une introduction. La partie II expose les positions fondamentales des parties au procès et lors du renvoi. La partie III énonce le critère à appliquer par le ministre et son application dans la présente affaire. Les parties IV à XII exposent les preuves présentées au procès, lors du renvoi et à l'appui de la présente demande, selon différentes rubriques. La partie XII donne les conclusions du juge Kaufman et les recommandations au ministre.

LA PREUVE SOUMISE PAR LE DEMANDEUR

Le demandeur s'appuie sur deux types d'éléments de preuve :

  1. des renseignements « dissimulés » ou « non divulgués » extraits des archives;
  2. des « nouvelles » preuves sous forme d'affidavits de la part de témoins, dont certains avaient témoigné au procès initial;

et dans la mesure où l'enquête a révélé des renseignements ou des preuves documentaires ou de vive voix supplémentaires, le demandeur les invoque et il s'appuie parfois sur ceux-ci.

Les éléments de preuve présentés par le demandeur à l'appui de sa demande se répartissent en deux catégories :

  1. des documents obtenus par les avocats du demandeur, provenant surtout des archives. Il est dit que ces documents consistent pour la plupart en notes des agents de police ou en déclarations de témoins potentiels consignées par la police avant le procès de Truscott. Certains documents ont été rédigés pour ou par les autorités en prévision du renvoi à la Cour suprême. Selon le demandeur, ces documents n'ont pas été communiqués, ni au procès, ni lors du renvoi, à la partie défenderesse, qui en a depuis pris connaissance. Par commodité, ces documents seront désignés comme les documents « non communiqués » ou « dissimulés », pour les distinguer des « nouveaux » éléments de preuve décrits à l'alinéa (b) ci-dessous.
  2. des témoignages sous forme d'affidavits de témoins, obtenus par les avocats du demandeur.

Ceci dit, il convient de noter que le procureur général accorde une grande importance au fait que l'innocence du demandeur et l'équité du procès ont fait l'objet d'un examen approfondi et exhaustif lors du procès, du processus d'appel et du renvoi à la Cour suprême du Canada. Il est dit que les preuves « dissimulées » ou « nouvelles » ne sont ni nouvelles ni véritablement non communiquées et que, en tout état de cause, elles ne démontrent pas une erreur judiciaire probable.

Le procureur général conteste que les documents provenant des archives, ou ce qu'ils contiennent, n'ont pas été communiqués à la partie défenderesse et fait valoir que, de toute manière, ces documents lui auraient été « accessibles » si elle avait voulu les obtenir. De même, le procureur général nie que les affidavits représentent quoi que ce soit de véritablement « nouveau » ou que l'un quelconque des éléments de preuve présentés par le demandeur soit véritablement « nouveau » au sens juridique.

PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES POUR CONSIDÉRER LES ÉLÉMENTS DE PREUVE SOUMIS

Les deux parties conviennent que la fonction du ministre consiste en partie à déterminer si les éléments de preuve présentés, particulièrement les éléments « non communiqués », étaient connus de la partie défenderesse en 1959 ou en 1966. Il incombe aussi au ministre, dans une certaine mesure, d'évaluer la crédibilité ou la fiabilité de la preuve. En outre, le ministre doit considérer l'importance potentielle de ces éléments en ce qui touche à la culpabilité ou l'innocence du demandeur ou à l'équité des procédures antérieures. Cependant, bien que les parties conviennent qu'il incombe au ministre de considérer ces diverses questions, elles ont des points de vue très différents sur la façon dont le ministre doit les considérer et, enfin, sur les principes juridiques qui doivent fonder sa décision.

Le juge Kaufman a invoqué les lignes directrices formulées par l'honorable Alan Rock, alors ministre de la Justice, dans les motifs de sa décision dans l'affaire Thatcher; il allègue que ces lignes directrices ont été incorporées explicitement ou implicitement à la nouvelle législation.

Il ajoute que la décision du ministre serait de nature discrétionnaire. Le ministre n'est pas lié par les règles de présentation de la preuve ou de la procédure criminelle dans la manière dont il fait enquête sur la question. La Charte des droits et libertés enjoint au ministre d'agir de bonne foi et de procéder à un examen sérieux d'une demande qui n'est pas frivole.

DÉFINITION DE L'ERREUR JUDICIAIRE

Le juge Kaufman a ensuite discuté le Renvoi Milgaard devant la Cour suprême du Canada; à son avis, le sens de l'expression « erreur judiciaire », aux fins du paragraphe 696.3(3), devrait tenir compte ce qui a été dit dans Milgaard. En mots simples, si le ministre est convaincu au-delà de tout doute raisonnable ou même selon la prépondérance des probabilité que Truscott est, dans les faits, innocent du crime de meurtre, une mesure de redressement devrait être accordée en vertu de l'article 696.3 du Code. Si le ministre, non convaincu de cela, conclut néanmoins que de nouveaux éléments de preuve lui ont été présentés pour la présente demande, qui sont pertinents quant à la question de la culpabilité de Truscott, auxquels il peut raisonnablement être ajouté foi, et qui, de concert avec les éléments présentés au procès, auraient raisonnablement pu influer sur le verdict, une mesure de redressement devrait aussi généralement être accordée en vertu de l'article 696.3 du Code. La nature du redressement à accorder dépendra de la force des conclusions du ministre à cet égard ainsi que des autres considérations dont il est question à la partie XII du présent rapport.

Le juge continue ensuite en disant que lorsque de nouveaux éléments de preuve existent, dont il est raisonnable de penser qu'ils auraient pu influer sur le verdict, ceux-ci peuvent également constituer un fondement raisonnable pour conclure à la probabilité d'une erreur judiciaire, non pas en raison de l'innocence probable de l'accusé, mais parce qu'il serait inéquitable de maintenir la déclaration de culpabilité de l'accusé sans donner au juge des faits l'occasion de se pencher sur les nouveaux éléments de preuve présentés.

Il a mis en relief un autre scénario. Le ministre pourrait conclure que les nouveaux éléments de preuve pourraient être pertinents à l'égard de la question de la culpabilité de Truscott, qu'il pourrait y être raisonnablement ajouté foi ou que ces nouveaux éléments pourraient être tels qu'ils auraient pu raisonnablement influer sur le verdict, sans que le ministre soit capable de conclure que ces critères ont été en tout ou partie satisfaits. Ceci pourrait se produire, par exemple, si le ministre était d'avis qu'il serait préférable de s'en remettre aux tribunaux pour tirer ces conclusions en se basant sur un dossier plus complet comprenant l'interrogatoire et le contre-interrogatoire des témoins par la Couronne et la partie défenderesse. (La même observation s'applique à la question préliminaire de savoir s'il s'agit véritablement d'éléments de preuve « non communiqués » ou « nouveaux ». Le ministre pourrait ou non être dans la position de trancher cette question.) Dans ces circonstances, le ministre pourrait néanmoins conclure qu'il existe un fondement raisonnable à la thèse qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu et accueillir la demande; aussi il pourrait ne pas être en mesure de tirer cette conclusion et demander l'opinion de la Cour d'appel sur la question de savoir si la nouvelle preuve satisfait à ces critères en vertu du paragraphe 696.3(2) pour l'aider à décider si une mesure de redressement devrait être accordée en vertu de l'article 696.3(3). Pour qu'un renvoi soit possible en vertu du paragraphe du 696.3(2), il n'est pas nécessaire qu'il y ait un fondement raisonnable à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

Il existe un précédent dans lequel le ministre s'est adressé à la Cour d'appel pour lui demander son opinion sur l'admissibilité des « nouveaux » éléments de preuve ou pour qu'elle détermine l'effet juridique de nouveaux éléments de preuve sur la culpabilité de l'accusé, afin d'aider le ministre dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l'article 690 du Code. De fait, dans le passé, le ministre a renvoyé de telles questions à la Cour d'appel; il a aussi demandé à ce que, dans l'éventualité où les éléments de preuve seraient admissibles parce qu'ils s'agit de « nouveaux » éléments de preuve, la Cour entende et tranche la question comme s'il s'agissait d'un appel de la personne déclarée coupable. Par exemple, dans R. c. Gruenke (1999), 131 C.C.C. (3d) 71 (C.A. Man.), confirmé [2000] 1 R.C.S. 836, (2000), 146 C.C.C. (3d) 319, le ministre a pris le décret suivant :

Je renvoie par la présente à l'honorable Cour, en vertu de l'alinéa 690c) du Code criminel, en enjoignant celle-ci d'entendre les éléments de preuve et de donner son opinion sur la question suivante :

Dans les circonstances de l'espèce, les informations obtenues par l'examen d'autodéfense conduit par la juge Lynn Ratushny, de la Cour de droit commun de l'Ontario (division provinciale), relativement à la question de savoir si le meurtre de Phillip Barnett était planifié et délibéré de la part d'Adele Rosemarie Breese (Gruenke), sont-elles admissibles à titre de nouveaux éléments de preuve à la Cour d'appel ?

Si l'honorable Cour conclut que les informations visées dans la question ci-dessus seraient admissibles en appel, je renvoie respectueusement par la présente à l'honorable Cour, en vertu de l'alinéa 690b) du Code criminel, sur le fondement du dossier ci-joint, les éléments de preuve déjà entendus et tout autre élément que l'honorable Cour, dans sa discrétion, pourra recevoir et considérer, pour statuer en l'affaire, comme s'il s'agissait d'un appel d'Adele Rosemarie Breese (Gruenke) sur la question des nouveaux éléments de preuve.

Le Renvoi Kelly à la Cour d'appel de l'Ontario en 1996 en est un autre exemple.

LES OBLIGATIONS EN MATIÈRE DE COMMUNICATION DE LA PREUVE MODIFIÉES DEPUIS 1966

La demande repose dans une grande mesure sur des informations « non communiquées » provenant des archives gouvernementales. On soutient que la Couronne n'a pas communiqué ces éléments de preuve et qu'il s'en est donc suivi une erreur judiciaire. Cependant, le procès s'est déroulé en 1959 et le renvoi a été entendu en 1966. Comme cela est dit dans la partie V du présent rapport, la jurisprudence et les pratiques qui régissaient les obligations de la Couronne en matière de communication de la preuve à l'époque étaient très différentes de celles d'aujourd'hui. À dire vrai, le droit à la communication intégrale est maintenant protégé par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Par conséquent, on peut se poser la question suivante :

Quelle serait la conséquence si la Couronne avait satisfait à ses obligations en matière de communication de la preuve lors du procès et du renvoi, de sorte que les procédures étaient équitables au regard des normes d'alors, mais qu'elle n'a pas satisfait aux normes d'équité en vigueur à l'heure actuelle ?

En règle générale, sauf lorsque l'affaire est encore « en instance », l'accusé ne peut rouvrir son dossier et faire valoir une jurisprudence subséquente, même si la disposition en vertu de laquelle il a été reconnu coupable est déclarée inconstitutionnelle par la suite : R. c. Sarson, [1996] 2 R.C.S. 223, (1966), 107 C.C.C. (3d) 21. Ceci découle du principe du caractère définitif d'un jugement. Aucune procédure judiciaire ne serait jamais considérée comme définitive si sa légitimité était continuellement assujettie aux modifications de la loi.

En l'espèce, le procureur général soutient que le demandeur demande au ministre de conclure que son procès de 1959 de même que le renvoi de 1966, équitables au regard des normes de l'époque, étaient néanmoins inéquitables au regard des normes modernes :

Plus particulièrement, il soutient que son droit actuel à la divulgation intégrale du dossier d'enquête a été enfreint; et que, par conséquent, ses droits à un procès équitable ont été violés et que son verdict devrait être infirmé. L'argument du demandeur dépend nécessairement de l'application rétrospective du droit constitutionnel d'un accusé à la divulgation entière du dossier d'enquête, un droit qu'il n'avait pas en 1959 ou 1966.

En droit, le principe du caractère définitif d'un jugement exige que la validité d'un verdict rendu avant la prise d'effet d'une loi adoptée subséquemment soit déterminée par la loi qui existait au moment de la commission de l'infraction. Il est indéniable que le droit découlant de la Charte sur lequel le demandeur s'appuie présentement ne peut s'appliquer rétroactivement. De plus, la Charte ne procure aucun fondement pour le réexamen des condamnations validement prononcées avant l'entrée en vigueur de la Charte, même si l'application de la Charte aurait mené à un résultat différent.

La primauté du droit demande que le ministre de la Justice respecte le principe du caractère définitif du jugement. Par conséquent, une modification de la loi postérieure à une déclaration de culpabilité ne justifie pas, à première vue, l'intervention du ministre de la Justice. Le ministre n'examinera pas sur de tels fondements une demande faite en vertu de l'article 690, sauf si la demande révèle d'autres circonstances qui pourraient raisonnablement mener à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

De l'avis du juge Kaufman, le fait qu'un procès ou qu'un renvoi était équitable au regard des normes alors en existence constitue une considération pertinente pour le ministre. Le fait que le procès n'était pas équitable au regard des normes modernes n'est pas concluant aux fins de l'accueil d'une demande. Cependant, le juge Kaufman affirme également qu'il faut reconnaître qu'il s'est produit une évolution importante en droit criminel, particulièrement en ce qui a trait aux règles de présentation de la preuve et à la procédure. Certaines de ces règles, notamment celles relatives à la communication de la preuve, sont conçues pour empêcher, dans la mesure du possible, des condamnations injustifiées. Comme il incombe au ministre de la Justice en vertu de l'article 696.3 du Code de se pencher sur les erreurs judiciaires et d'y remédier, en particulier les condamnations injustifiées, le principe du caractère définitif d'un jugement ne peut pas soustraire un procès à un examen approfondi. Dans l'affaire Thatcher, l'honorable Rock avait reconnu ce fait en disant que [TRADUCTION] « la doctrine du caractère définitif n'a pas l'effet de m'empêcher d'accorder une mesure de redressement dans une affaire qui le justifie ». Dans cette affaire particulière, le ministre avait non seulement considéré la conformité de la conduite de la Couronne avec les normes d'alors, mais aussi qu'on ne pouvait raisonnablement soutenir que la non communication alléguée avait influé sur le verdict. Dans Renvoi relatif à Milgaard, la Cour a considéré le fait que le procès avait été équitable au regard des normes d'alors, mais elle a conclu que les nouveaux éléments de preuve forçaient une mesure de redressement à l'encontre du maintien de la déclaration de culpabilité.

Dans le contexte de la non communication, cela veut dire que, même si la Couronne s'est conformée aux normes de divulgation en 1959 et 1966 (ce que le demandeur ne reconnaît pas), le fait que le procès était équitable au regard des normes d'alors ne soustrait pas ces procédures à la révision par le ministre, si des informations plausibles n'ont pas alors été communiquées, dont il est raisonnable de penser qu'elles auraient pu influer sur le résultat. En conséquence, le ministre doit prendre en compte dans quelle mesure ce langage s'applique aussi lorsqu'il est démontré que la Couronne a omis de communiquer des éléments de preuve invoqués dans les présentes, et doit aussi considérer l'interaction entre le critère applicable aux nouveaux éléments de preuve et la conclusion ultime de savoir s'il existe [TRADUCTION] « un fondement raisonnable à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu ».

Le juge Kaufman a ensuite discuté de la décision récente de la Cour suprême du Canada dans R. c. Taillefer; R. c. Duguay, [2003] 3 R.C.S. 307, (2003), 179 C.C.C. (3d) 353; il s'agirait de l'arrêt le plus important quant à l'approche du ministre relativement aux types d'éléments de preuve présentés par le demandeur dans la présente affaire. Les conclusions les plus importantes de la Cour dans Taillefer dans l'optique de l'affaire Truscott ont été énoncées par le juge Lebel, qui parlait au nom de toute la Cour, à savoir :

Lorsque les éléments de preuve montrent que la Couronne a manqué à ses obligations de communication au sens où elles étaient comprises en 1959 et 1966, il convient peut-être davantage que le ministre ait à l'esprit le critère Dixon (éléments de preuve connus mais non communiqués), plutôt que le critère Palmer (éléments de preuve seulement nouveaux) pour déterminer s'il y a lieu d'accorder une mesure de redressement en vertu de l'article 696.3 du Code. Cependant, contrairement à une cour d'appel, le ministre n'a pas à diviser son processus décisionnel en déterminant d'abord si les éléments sont admissibles devant une cour de justice puis en déterminant le résultat. Il doit considérer tous les éléments pertinents afin de déterminer s'il existe un fondement raisonnable à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

VUE D'ENSEMBLE

Selon le demandeur, les éléments retrouvés dans les archives du gouvernement comprennent un certain nombre de pièces dont la non communication a été importante et qui, considérés un à un ou cumulativement démontrent qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

Même si la cible principale de la demande consiste dans les éléments de preuve« dissimulés » ou « non communiqués » qui existaient à l'époque du procès ou du renvoi, le juge Kaufman a également considéré les « nouveaux  » éléments de preuve présentés par le demandeur, ainsi que les nouveaux éléments obtenus durant sa propre enquête, portant sur les mêmes sujets. D'autres parties de son rapport traitent séparément de sujets tels que la preuve médico-légale au moment de la mort, les lésions du pénis, les autres preuves physiques relatives au demandeur et à la défunte ou au site du corps et les autres suspects. La partie IX du rapport examine les « nouveaux » éléments de preuve qui ne ressortissent pas entièrement à ces sujets, tels que la nature et la qualité de l'enquête de police initiale.

LA POSITION DU PROCUREUR GÉNÉRAL

Les avocats du procureur général ont résumé de la position de celui-ci et dont voici un extrait :

[TRADUCTION] Le demandeur a déposé un mémoire exhaustif à l'appui de sa demande de révision ministérielle. À dire vrai, toutes les pistes ont été examinées dans cette recherche d'informations « nouvelles » et « significatives » qui pourraient jeter le doute sur le verdict du jury en 1959 ou sur la conclusion de la Cour suprême du Canada en 1966. Cependant, l'examen attentif de la demande montre que les informations et les éléments de preuve sur lesquels le demandeur s'appuie présentement ne sont pas « nouveaux » ou suffisamment « importants » pour fonder la croyance qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

Le demandeur s'appuie sur « l'effet cumulatif » de tous les « nouveaux » éléments de preuve (les documents d'archives et les affidavits) présentés pour étayer sa demande. Comme les sections précédentes le démontrent, les éléments de preuve invoqués par le demandeur ne peuvent fonder la croyance qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu en l'espèce. La force qui fait défaut aux « nouveaux » éléments de preuve, pris un à un, ne s'obtient pas davantage de leur nombre. Les informations présentées par le demandeur, qu'on les considère une à une ou en totalité, ne constituent pas un [TRADUCTION] « fondement raisonnable à la croyance qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu » en l'espèce. Bref, selon le procureur général, le demandeur n'a soulevé aucune question nouvelle importante depuis 1966 qui pourrait fonder la croyance en la probabilité d'une erreur judiciaire en l'espèce. Pour ce motif et pour les motifs énoncés plus en détail dans les présentes observations, le procureur général recommande que le ministre de la justice rejette la demande de Truscott visant une révision ministérielle en vertu de l'alinéa 696.3(3)b) du Code criminel.

Les avocats du procureur général ont été invités à livrer leurs commentaires sur la mesure de redressement qui serait adéquate dans l'éventualité où le ministre de la justice déterminerait qu'il existe un fondement raisonnable à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

Le procureur général est d'avis que malgré la panoplie des options dont le ministre peut se prévaloir aux termes de la loi, s'il conclut qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu, la seule mesure adéquate de redressement dans la présente affaire serait un nouveau renvoi à la Cour suprême du Canada. Le procureur général rejette la position du demandeur que les modifications récentes à la loi donnent à penser que le redressement le plus indiqué, en cas d'accueil de la demande par le ministre, serait un nouveau procès. Un nouveau procès constitue une mesure de redressement extraordinaire. Cette mesure équivaut à une intervention de l'exécutif dans une décision judiciaire, et c'est là une mesure qui ne devrait pas être prise à la légère. Quoiqu'une telle mesure de redressement puisse être indiquée dans les cas où les « nouveaux éléments importants » ne sont pas controversés ou lorsque la Couronne consent à un nouveau procès, il ne s'agit décidément pas d'une mesure de redressement adéquate dans les cas comme en l'espèce, dans lesquels l'effet des « nouveaux éléments » est vigoureusement contesté. Dans la présente affaire, la preuve présentée à l'appui de la demande devrait être mise à l'épreuve dans le cadre du processus accusatoire, dans une cour de justice, avant qu'une décision finale soit prise quant au maintien de la condamnation du demandeur.

POSITION DU DEMANDEUR

La position du demandeur quant au bien fondé de la demande est exposée en détail dans le présent rapport. Il n'est pas nécessaire de la résumer davantage ici. Cependant, il importe de faire ressortir la position du demandeur sur la question de savoir quelle mesure de redressement serait adéquate si le ministre accueillait sa demande. Selon le demandeur, le ministre devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour lui accorder un nouveau procès, laissant entendre que le ministre, par l'entremise du juge Kaufman, se trouverait dans une situation aussi bonne que toute cour d'appel pour évaluer le bien fondé de la demande de Trustcott. En fait, il est douteux que, dans l'éventualité d'un renvoi, la cour d'appel puisse acquérir une connaissance aussi intime de l'affaire et de plusieurs personnes en cause, que celle du juge Kaufman.

RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS

Dans les parties précédentes du présent rapport, il a été déterminé que, de l'avis du juge Kaufman, des éléments de preuve non communiqués pourraient contribuer ou contribuent (selon l'élément) à raisonnablement fonder la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

L'approche juridique à la présente demande

Si le ministre est convaincu au-delà de tout doute raisonnable ou même selon la prépondérance des probabilités que Truscott est dans les faits innocent du crime de meurtre, une mesure de redressement devrait être lui accordée en vertu de l'article 696.3 du Code. Si le ministre, non convaincu de cela, conclut néanmoins que de nouveaux éléments lui sont présentés dans le cadre de la présente demande, qui sont pertinents quant à la question de la culpabilité de Truscott, auxquels il peut raisonnablement être ajouté foi et qui, de concert avec les éléments de preuve présentés lors du procès, pourraient raisonnablement avoir influer sur le verdict, une mesure de redressement devrait également lui être accordée en vertu de l'article 696.3 du Code. La nature de la mesure de redressement à accorder dépendra, en partie, de la force des conclusions du ministre à cet égard.

Bien que le maintien de la culpabilité d'une personne dont l'innocence a été démontrée dans les faits constitue la plus évidente « erreur judiciaire », l'existence de nouveaux éléments de preuve dont on peut raisonnablement penser qu'ils auraient influé sur le verdict pourrait également constituer un fondement raisonnable pour conclure à la probabilité d'une erreur judiciaire, non pas parce que l'accusé est innocent, mais parce qu'il serait inéquitable de maintenir la déclaration de culpabilité de l'accusé sans donner l'occasion au juge des faits d'examiner la preuve soumise.

Il existe un autre scénario. Le ministre pourrait conclure que les nouveaux éléments de preuve pourraient être pertinents à l'égard de la question de la culpabilité de Truscott, qu'il pourrait y être raisonnablement ajouté foi ou que ces nouveaux éléments pourraient être tels qu'ils auraient pu raisonnablement influer sur le verdict, sans que le ministre soit capable de conclure que ces critères ont été en tout ou partie satisfaits. Ceci pourrait se produire, par exemple, si le ministre était d'avis qu'il serait préférable de s'en remettre aux tribunaux pour tirer ces conclusions en se basant sur un dossier plus complet comprenant l'interrogatoire et le contre-interrogatoire des témoins par la Couronne et la partie défenderesse. (La même observation s'applique à la question préliminaire de savoir s'il s'agit véritablement d'éléments de preuve « non communiqués » ou « nouveaux ». Le ministre pourrait ou non être dans la position de trancher cette question.) Dans ces circonstances, le ministre pourrait néanmoins conclure qu'il existe un fondement raisonnable à la thèse qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu et accueillir la demande ou il pourrait ne pas être en mesure de tirer cette conclusion et demander l'opinion de la Cour d'appel sur la question de savoir si la nouvelle preuve satisfait à ces critères en vertu du paragraphe 696.3(2) pour l'aider à décider si une mesure de redressement devrait être accordée en vertu de l'article 696.3(3). Pour qu'un renvoi soit possible en vertu du paragraphe du 696.3(2), il n'est pas nécessaire qu'il y ait un fondement raisonnable à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu.

Il faut évaluer cumulativement l'incidence des éléments de preuve. Il est erroné d'analyser séparément chaque élément de preuve dissimulé pour déterminer s'il est digne de foi et s'il est probant et dans quelle mesure. Il est également erroné de comparer des informations dissimulées, une à une, à la preuve présentée au procès, en prenant celle-ci comme avérée et en demandant si, dans chaque cas, les éléments confirment ou infirment la preuve présentée au procès. La Cour suprême du Canada dans Taillefer, quoique dans le contexte de la fonction de la Cour, a fait ressortir ces points.

Une certaine évaluation de la crédibilité ou de la fiabilité est justifiée : les éléments de preuve auxquels il ne peut être ajouté foi, lorsqu'on les considère dans le contexte de l'ensemble de la preuve, ne peuvent fonder la conclusion que leur non communication a influé sur le résultat ou sur l'équité du procès. Les éléments de preuve auxquels il peut être ajouté foi doivent être pris en compte.

La crédibilité et la fiabilité pourraient toutes deux se rapporter à la question de savoir si les déclarations antérieures ont été faites par les témoins, ainsi qu'à celle de leur contenu, si elles ont été faites. Cependant, lorsque les éléments de preuve dissimulés servent dans une grande mesure à mettre en doute la crédibilité de ce que les témoins ont dit différemment au procès, comme c'est ici le cas, le fait de pouvoir affirmer de manière assurée que les déclarations antérieures ont été faites pourrait représenter la considération la plus importante.

Certains des éléments dissimulés n'étaient pas importants. S'ils avaient été divulgués, il est peu probable, même lorsqu'on les considère cumulativement, qu'ils eussent pu influer sur le résultat du procès. Cependant, en ce qui concerne certains des éléments d'archives, leur non communication a privé la partie défenderesse d'une quantité considérable d'informations qui auraient pu servir à attaquer la crédibilité des témoins, à jeter le doute sur la thèse de la Couronne en l'espèce ou à étayer la cause de la partie défenderesse. Dans certains exemples, les éléments de preuve auraient pu permettre de trouver et de suivre de nouvelles pistes d'enquête. Certains des éléments non communiqués auraient été plus utiles que d'autres. Considérés cumulativement, ils constituent un fondement raisonnable pour conclure qu'il y a probablement eu une erreur judiciaire.

L'importance de la communication quant à la capacité de la défense de contre-interroger efficacement des témoins est maintenant bien reconnue par la jurisprudence. Lorsque des documents non communiqués sont retenues par la Couronne et qu'ils sont utilisés pour attaquer des témoins de la défense, les effets néfastes de la non communication sont aggravés.

Dans la présente affaire, les risques liés à la non communication des déclarations de témoins civils étaient sérieux. La preuve présentée était circonstancielle. Elle dépendait des observations et des souvenirs de divers témoins civils, dont plusieurs étaient des enfants. D'aucun témoin il n'a été dit qu'il avait rédigé des notes contemporaines des événements en cause, et on ne s'attendait pas à ce qu'il eût rédigé de telles notes. Leurs souvenirs étaient renfermés dans leurs déclarations originales dont l'exactitude dépendait, en partie, de l'objectivité et de l'habileté de l'interrogateur. L'interrogateur de même que le témoin étaient peut-être influencés par leur opinion quant à la culpabilité ou à l'innocence ou par le statut de l'enquête. De même, les témoins ayant subi plusieurs interrogatoires, particulièrement par les autorités, ont peut-être été sensibles à des influences qui ont donné forme à leur mémoire des événements en cause et l'ont altérée ne serait-ce qu'un peu. Il se peut qu'ils aient dit à l'interrogateur ce qu'ils pensaient que celui-ci voulait entendre ou que la déclaration écrite ne reflète pas vraiment ce que le témoin a dit ou pensé. Ces préoccupations sont particulièrement évidentes lorsque le témoin est un enfant impressionnable.

Des éléments de preuve ont été entendus durant l'enquête qui justifient particulièrement d'examiner la façon dont les déclarations des témoins ont été consignées, après l'identification de Truscott comme suspect par la police. En l'espèce, l'enquête a rapidement ciblé Truscott. Il y avait une urgence apparente de résoudre l'affaire.

Le juge Kaufman convient avec le demandeur que la non communication d'un certain nombre de déclarations a réduit grandement la capacité de la défense de contester les arguments de la Couronne. Le fait que Me Donnely ait pu interroger les témoins potentiels était peu susceptible de corriger les lacunes quant à la communication. Il a aussi conclu qu'il n'a pas été remédié à la non communication d'un certain nombre d'éléments à l'occasion du renvoi ou auparavant. En conséquence, la capacité de la défense de jeter le doute sur les arguments de la Couronne s'en est trouvée gravement affaiblie.

RECOMMANDATIONS SUR LA QUESTION DE SAVOIR S'Il Y A LIEU D'ACCUEILLIR LA DEMANDE

De nombreux éléments de preuve n'ont pas été communiqués au demandeur lors des procédures judiciaires antérieures. Une grande partie de ces éléments étaient extrêmement pertinents; ces éléments consistaient surtout en des déclarations attribuées à des témoins qui ont été appelés à comparaître lors du renvoi. Il est raisonnablement possible d'ajouter foi au fait que ces déclarations ont été faites (sans égard à leur véracité) et, de fait, leur véracité peut parfois être démontrée. De l'avis du juge Kaufman, il n'est pas possible d'éviter la conclusion qu'il est raisonnable de penser que ces éléments de preuve non communiqués, considérés avec les éléments antérieurement présentés, auraient pu affecter le verdict. Ils ont des répercussions sur les aspects de fond de la cause du ministère public.

Il y a eu aussi les « nouveaux » éléments de preuve, qui ne provenaient pas de documents d'archives, mais de dépositions de vive voix de témoins entendus durant l'enquête. Il est raisonnable de penser qu'une partie de ces éléments, s'ils étaient admis, pourraient influer sur le verdict. De nouveau, ces éléments ont des répercussions sur les aspects de fond de la cause du ministère public. Le juge Kaufman, qui ne considère pas impossible d'ajouter foi à ces éléments, a néanmoins conclu qu'ils n'ont pas encore été soumis à l'épreuve de l'interrogatoire et du contre-interrogatoire des parties. En conséquence, ils pourraient constituer un fondement raisonnable à la conclusion qu'une erreur judiciaire a probablement eu lieu, mais cette conclusion n'est pas inévitable.

De l'avis du juge Kaufman, non seulement est-il raisonnable de penser que les éléments non communiqués auraient pu influer sur le verdict, mais aussi qu'ils ont des répercussions sur l'équité de l'ensemble des procédures. À cet égard, il a à l'esprit les normes qui existaient à l'époque, par opposition à celles en vigueur à l'heure actuelle, mais il a considéré les éléments de preuve « dans leur totalité » pour paraphraser les sources anglaises.

La preuve de la Couronne n'était pas accablante. De l'avis du juge Kaufman, il est très probable que les éléments de preuve non communiqués, ou même les « nouveaux » éléments de preuve puisse affaiblir encore davantage cette preuve. Ceci dit, certaines composantes de la preuve de la Couronne ne sont pas visées par les éléments sur lesquels le demandeur s'appuie dans la présente demande. Ces composantes ont été exposées plus haut à la partie X et ailleurs dans le présent rapport. L'innocence du demandeur n'a pas été démontrée. Cependant, de l'avis respectueux du juge Kaufman, il serait inéquitable de maintenir la déclaration de culpabilité, sans donner aux tribunaux l'occasion de prendre en compte les éléments de preuve désormais disponibles.

De manière succincte, si l'on considère la preuve cumulativement, il existe clairement, à son avis, un fondement raisonnable pour conclure qu'une erreur de judiciaire, selon la définition qui en a été donnée antérieurement, a probablement eu lieu.

RECOMMANDATION QUANT À LA FORME DE LA MESURE DE REDRESSEMENT

La question de la mesure de redressement est complexe et unique. Comme les parties l'ont noté, la cause du demandeur a déjà été renvoyée par le gouverneur en conseil à la Cour suprême du Canada. Cette tentative d'infirmer sa condamnation a été rejetée. C'est la première fois qu'une demande visant une mesure de redressement ministérielle suit un renvoi infructueux à la Cour suprême du Canada. Deuxièmement, depuis le procès du demandeur, et même depuis son renvoi, des modifications importantes ont été apportées à la loi. Troisièmement, le temps écoulé depuis le procès du demandeur rend irréaliste en l'espèce de procéder à un nouveau procès. Quatrièmement, l'enquête menée au nom du ministre dans la présente affaire a été plus approfondie et, on peut le soutenir, plus transparente pour les parties que toutes les autres.

Compte tenu de ces facteurs et d'autres, je me dois de recommander au ministre de renvoyer l'affaire à la Cour d'appel de l'Ontario. Les termes suggérés du renvoi sont les suivants :

Je renvoie le présent dossier à l'honorable Cour, en vertu du paragraphe 696.3(2) du Code criminel, et j'enjoins celle-ci d'entendre les éléments de preuve et de donner son opinion sur la question suivante :

Dans les circonstances de l'espèce, les informations présentées au ministre, relativement à la question de savoir si Steven Murray Truscott était ou non coupable du meurtre de Lynne Harper, sont-elles en tout ou partie admissibles à titre de nouveaux éléments de preuve à la Cour d'appel ?

Si l'honorable Cour conclut que les informations visées dans la question ci-dessus seraient en tout ou partie admissibles en appel, je renvoie respectueusement par la présente à l'honorable Cour, en vertu du sous-alinéa 696.3(3)a)ii) du Code criminel, sur le fondement du dossier ci-joint, les éléments de preuve déjà entendus et tout autre élément que l'honorable Cour, à sa discrétion, pourra recevoir et prendre en compte, pour statuer en l'affaire, comme s'il s'agissait d'un appel de Steven Murray Truscott sur la question des nouveaux éléments de preuve.

Les éléments favorables à cette recommandation, par opposition aux autres formes de mesure de redressement disponibles au ministre ou au gouverneur en conseil, sont les suivants :

Je conviens que les innocents ont droit à une exonération publique et qu'il est important de leur donner l'occasion d'obtenir cette exonération. Avec tout le respect dû en cette matière, le présent dossier ne permet pas, à mon avis, au ministre d'accorder cette exonération; ni ses pouvoirs en vertu du Code criminel, sauf si son arrêté quant à la tenue d'une nouvelle audition était assortie du consentement du procureur général à l'inscription d'un acquittement, sans la nécessité de tenir un nouveau procès, en raison de l'innocence de l'accusé. Cela est, en l'occurrence, peu probable. Dans la présente affaire, l'exonération, si elle doit être accordée, doit l'être par les tribunaux.

Le juge Kaufman reconnaît que tout renvoi sur la présente affaire aux tribunaux serait lourde et prolongée, à défaut d'une entente quant à la décision convenable. Il reconnaît aussi qu'un avantage au renvoi de l'affaire à la Cour suprême du Canada est que celle-ci serait moins liée que la Cour d'appel de l'Ontario par sa décision antérieure de 1966. Cependant, la présente demande repose en grande partie sur des « nouvelles » informations importantes désormais disponibles. Elle ne peut, et ne doit, réussir, ni devant le ministre, ni devant les tribunaux, sauf si les nouveaux éléments de preuve sont péremptoires. En conséquence, le juge ne considère pas le renvoi à la Cour d'appel de l'Ontario comme problématique et il convient avec le demandeur que la Cour d'appel est mieux placée pour traiter des questions factuelles soulevées en l'espèce.

De l'avis du juge Kaufman, si le ministre adopte la recommandation de renvoyer l'affaire à la Cour d'appel, les parties pourront et devront demander des directives sur ces questions à la Cour d'appel. Autrement, les éléments devant être rendus disponibles au public devraient être convenablement corrigés pour répondre aux préoccupations soulevées en l'espèce.

Fait à Toronto le 19 avril 2004.

Respectueusement soumis,
Hon. Fred Kaufman