Recueil des recherches sur les victimes d'actes criminels, no 6

Interventions de la police dans les cas de mauvais traitements envers les aînés : Section contre la violence à l’égard des aînés du Service de police d’Ottawa

Lisa Ha Note de bas de la page 9

Selon le recensement de 2011, le nombre d’aînés au Canada (les personnes âgées de plus de 65 ans) a augmenté de 14 % depuis 2006 (Statistique Canada, 2012a). Au cours des prochaines décennies, étant donné que l’espérance de vie continue d’augmenter, on prévoit que la proportion de Canadiens âgés s'accroîtra. Ce changement démographique aura une incidence sur beaucoup d’aspects des structures de politiques publiques et d’aide sociale, y compris sur le système de justice pénale. En fait, la violence à l’égard des aînés est un problème qui s’aggrave puisqu’on prévoit que la proportion d’aînés victimes d’actes criminels et de délinquants âgés va augmenter au cours des prochaines années (Bomba, 2006).

Des recherches ont permis de constater que les policiers jouent un rôle déterminant dans la prise de mesures efficaces contre les mauvais traitements envers les aînés (Payne et autres, 2001). En fait, on adopte actuellement des modèles de police communautaire un peu partout au Canada et aux États-Unis en tant qu’approches efficaces pour lutter contre la violence à l’égard des aînés. Le modèle de police communautaire encourage la collaboration entre les policiers et les autres partenaires du système de justice ainsi que les organismes de services communautaires et sociaux. Dans le cadre de cette approche, la violence à l’égard des aînés est considérée comme étant un « problème communautaire » qui nécessite des solutions pluridisciplinaires et axées sur la collectivité (Lai, 2008).

En 2009, la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice du Canada a mené une étude sur les mauvais traitements envers les aînés à partir des dossiers de la Section contre la violence à l’égard des aînés du Service de police d’Ottawa (SPO). Mise sur pied en 2005, cette unité spécialisée utilise une approche coopérative pour combattre la violence à l’égard des aînés. L’étude a révélé que même si les statistiques fournissent des renseignements importants quant à la nature des cas de mauvais traitements envers les aînés, ce type d’analyse ne permet pas de saisir entièrement la complexité de ces cas. Le présent article vise à souligner le travail de la Section contre la violence à l’égard des aînés du SPO en mettant l’accent sur les résultats d’entretiens semi-structurés qui ont été menés avec deux policiers de la Section. Ces entretiens ont permis de brosser un tableau plus complet quant à la nature de ces enquêtes et d’illustrer à quel point il est important d’adopter des approches coordonnées dans les cas de mauvais traitements envers les aînés.

Qu’est-ce que la violence à l’égard des aînés?

Bien qu’il n’existe aucune définition universellement admise, la plupart des définitions de la violence à l’égard des aînés tiennent compte de la relation entre l’agresseur et la victime. La définition de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), introduite en 2002, est l’une des plus largement reconnues. L’OMS décrit la maltraitance des personnes âgées comme étant « […] un acte unique ou répété, ou l’absence d’intervention appropriée, dans le cadre d’une relation censée être une relation de confiance, qui entraîne des blessures ou une détresse morale pour la personne âgée qui en est victime »Note de bas de la page 1. De façon générale, ces mauvais traitements sont infligés à des personnes de plus de 65 ans; toutefois, la plupart des politiques liées à la violence à l’égard des aînés prévoient que cette expression peut être utilisée pour des adultes qui sont âgés de moins de 65 ans, plus particulièrement si leurs capacités ou leurs compétences sont amoindries en raison de l’âge.

Pour ce qui des conséquences de ce type de mauvais traitement, les spécialistes qui travaillent avec les personnes âgées font ressortir les manières dramatiques dont les mauvais traitements envers les aînés peuvent nuire à la santé, à la sécurité et à la qualité de vie des aînés. Des blessures infligées à un aîné fragile peuvent avoir des conséquences beaucoup plus tragiques que des blessures semblables infligées à une jeune personne. La violence physique peut donner lieu à un placement dans un centre de soins de longue durée, à une invalidité permanente, voire à un décès. L’exploitation financière peut priver les aînés des ressources dont ils ont besoin pour les nécessités de la vie. Contrairement aux jeunes qui subissent des pertes au niveau des actifs ou des ressources, les aînés disposent de moins de temps et de possibilités pour se remettre de pertes financières. Dans le cadre d’une étude longitudinale publiée en 1998, on a constaté, de façon tout à fait inattendue, que les aînés qui sont victimes d’une forme quelconque de mauvais traitements sont trois fois plus à risque de mourir dans les trois années suivantes que les aînés dont l’état de santé et la situation sociale sont semblables mais qui n’ont pas subi de mauvais traitements (Lifespan of Greater Rochester Inc., 2011).

Section contre la violence à l’égard des aînés du Service de police d’Ottawa

Le Service de police d’Ottawa compte l’une des premières unités spécialisées dans la violence à l’égard des aînés au Canada. Le mandat de la Section contre la violence à l’égard des aînés du SPO est double : elle « enquête sur toutes les allégations de mauvais traitements à l’égard des aînés s’il existe une relation de confiance ou de dépendance entre la victime et l’abuseur », et elle « travaille en étroite collaboration avec les travailleurs de première ligne afin de sensibiliser ces derniers ainsi que le public aux enjeux liés aux mauvais traitements à l’égard des aînés et aux services de soutien à l’intention des aînés »Note de bas de la page 2. La Section collabore aussi étroitement avec l’Unité d’aide aux victimes en situation d’urgence du Service de police d’Ottawa, qui offre du counseling et des ressources aux victimes tout au long de l’enquête et après celle-ci.

Il y a actuellement des sections spécialisées dans la violence à l’égard des aînés dans des corps de police partout au pays. Ces sections permettent aux policiers d’adopter une approche spécialisée lorsqu’ils traitent avec des victimes âgées. Les petites différences qui aident les policiers à mettre les victimes âgées à l’aise comprennent leur parler sur un ton doux et réconfortant, leur faire sentir que leur sécurité est la principale préoccupation, porter une tenue civile et conduire une voiture banalisée lorsqu'ils enquêtent sur des incidents. Mais surtout, la Section contre la violence à l’égard des aînés donne la priorité à la recherche de solutions de rechange, ce qui signifie souvent la coordination d’interventions de la police auprès des organismes de santé, de services sociaux et communautaires appropriés.

Que nous disent les chiffres?

En 2009, la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice du Canada a mis au point une étude pour mieux comprendre les caractéristiques des cas de mauvais traitements envers les aînés. L’étude avait pour but d’examiner les dossiers de la Section contre la violence à l’égard des aînés du SPO afin de se pencher sur la portée et la nature des incidents mettant en cause des victimes âgées qui sont signalés à la police. L’information contenue dans les dossiers de la police a été codée et saisie dans une base de données électronique en vue d’analyser les caractéristiques principales des incidents et des cas.

Au total, on a analysé 453 dossiers, qui comprenaient des dossiers à partir de 2005 (l’année où la Section a été créée) jusqu'au printemps 2010 (lorsqu’on a mené l’examen des dossiers). L’âge moyen des victimes au moment de l’enquête était de 80 ans (l’âge médian était de 81 ans); la plus jeune victime avait 49 ans et la plus âgée, 101 ansNote de bas de la page 3. Plus des deux tiers des victimes étaient des femmes (70 %). La plupart des victimes étaient soit veuves (69 %) ou mariées (20 %), et la grande majorité d'entre elles avaient des enfants (98 %). Une grande proportion des victimes habitaient une maison ou un appartement (58 %), mais un nombre important d’entre elles résidaient dans des foyers pour personnes âgées ou des établissements de soins de longue durée (42 %).

L’âge moyen des personnes accusées dans l’année où l’enquête a été effectuée était de 48 ans (l’âge médian était de 47 ans). La tranche d’âge était large, la plus jeune personne accusée étant âgée de 17 ans et la plus âgée, de 89 ansNote de bas de la page 4. Le nombre d’accusés de sexe masculin et de sexe féminin était presque égal, mais le nombre de femmes accusées était légèrement supérieur au nombre d’hommes.

Les données sur la relation entre la victime et l’accusé ont permis de relever des différences intéressantes entre les hommes et les femmes. Dans l’ensemble, les victimes étaient le plus souvent les mères (28 %), suivies de « aucune relation »Note de bas de la page 5 (22 %) et « autre »Note de bas de la page 6 (18%). Les accusés de sexe masculin étaient plus enclins à agresser des membres de leur famille ou des amis, alors que les accusées de sexe féminin agressaient plus souvent des personnes dont elles prenaient soin dans un cadre professionnel.

Dans l’ensemble, le type de mauvais traitement le plus fréquent était l’exploitation financière (62 %), dont ont été victimes plus d’hommes que de femmes. La catégorie de l’exploitation financière se divise en deux sous-catégories : 1o l’exploitation à l’insu de la victime et 2o l’exploitation par la menace ou l’intimidation. Dans presque la moitié des cas, les victimes ignoraient qu'on les exploitait financièrement (48 %). La violence verbale était la deuxième plus importante catégorie (41 %)Note de bas de la page 7, le nombre de femmes victimes de cette forme de violence étant à peine plus élevé que le nombre d’hommes. Les agresseurs ont eu recours à la violence physique dans 37 % des cas, les femmes en étant plus souvent victimes que les hommes (40 % par rapport à 30 %).

On a examiné les dossiers pour déterminer si les policiers avaient noté la présence d’obstacles à leur enquête. Dans les cas où des obstacles à l’enquête ont été mentionnés, les problèmes de santé mentale chez les victimes étaient l’obstacle qui était le plus fréquemment soulevé (55 %), suivi de la peur qu’éprouvaient les victimes (16 %). Dans presque les trois quarts des cas où des problèmes de santé mentale constituaient un obstacle, la démence ou la maladie d’Alzheimer était rapportée. Parmi les autres obstacles que les policiers ont relevés, citons notamment le décès, la paralysie ou l’immobilité de la victime.

Des accusations ont été portées dans 77 des 453 dossiers qui ont été analysés, ou dans 17 % des cas. Ces données contrastent avec celles de 2010 de Statistique Canada, qui dénotent des taux de classement des affaires plus élevés pour divers types d’infractions (p. ex. 21,3 % des cas de vol de moins de 5 000 $ et 79,5 % des agressions de niveau I) (Statistique Canada, 2012b)Note de bas de la page 8. L’infraction la plus grave était le plus souvent la fraude (le vol, la falsification, la possession ou l’utilisation d’une carte de crédit) (16 % des cas), suivie de l’agression de niveau I (14 %). Dans les affaires où aucune accusation n’a été portée, la raison la plus commune était le manque de preuves (33 %). Dans presque un quart des cas (24 %), la victime a refusé de coopérer avec la police. Dans les affaires où aucune accusation n’a été portée et d’autres mesures précises ont été prises, les policiers ont aiguillé la victime vers les services sociaux (48 %) et vers les services et les groupes de soutien aux victimes (11 %).

Au-delà des chiffres

Les policiers de la Section contre la violence à l’égard des aînés ont été invités à examiner le rapport final de l’étude des dossiers et à émettre leurs observations sur l’analyse. Après avoir lu le rapport, les policiers ont indiqué qu’ils estimaient que les chiffres ne disaient pas tout. Même s’ils ont reconnu l’importance des données sur papier, ils ont trouvé que l’analyse ne tenait pas compte des nombreuses nuances qui caractérisent les enquêtes sur les cas de mauvais traitements envers les aînés. Par conséquent, il a été convenu qu’un entretien semi-structuré avec les enquêteurs sur les affaires de violence à l’égard des aînés fourniraient le contexte additionnel nécessaire pour mieux comprendre les complexités de ce genre d’affaire. À l’automne 2011, un chercheur de la Division de la recherche et de la statistique a mené un entretien avec deux officiers du Service de police d’Ottawa au sujet de leur travail d’enquêteurs sur les cas de violence à l’égard des aînés.

Les policiers jouent un rôle clé dans les interventions à la suite de mauvais traitements envers les aînés. Leur rôle est complexe puisqu’ils agissent à la fois en tant qu’enquêteurs et éducateurs. Un policier a dit que son travail ressemblait beaucoup à celui des travailleurs sociaux en raison des rapports entre les aînés et leurs fournisseurs de soins ou les membres de leur famille. Les policiers ont souligné l’importance de travailler en collaboration avec d’autres professionnels tels que des travailleurs sociaux, afin de pouvoir se concentrer plus particulièrement sur l’aspect criminel d’un dossier. Voici ce qu'un des policiers a déclaré : « Nous devons jongler avec tous ces types de mauvais traitement, et ce travail prend énormément de temps. Il faut plusieurs semaines ou mois pour enquêter sur un cas de mauvais traitements envers une personne âgée, et il n’y a pas de méthode universelle pour mener ce type d’enquête. »

En ce qui concerne un scénario typique, les policiers ont fait valoir que l’analyse quantitative ne mettait pas en évidence de façon adéquate l’une des situations les plus courantes auxquelles ils se heurtent. Ils traitent souvent avec un accusé, habituellement un membre de la famille de la victime âgée, qui souffre d’une multitude de problèmes (p. ex. toxicomanie, problèmes de santé mentale ou dépendance au jeu). Dans ce scénario, la victime hésite à se manifester et à dénoncer le membre de sa famille. Il est difficile pour les policiers de décider qui faire intervenir et vers qui aiguiller la victime. Dans ces cas-là, c’est la victime qui a accès à des services de soutien, alors que c’est l’accusé qui a besoin d’aide.

Les policiers ont rapporté le cas d’une fille qui souffrait de problèmes de santé mentale et agressait sa mère physiquement. La femme a signalé l’agression à son médecin, qui l’a ensuite aiguillé vers des travailleurs sociaux à domicile. Avant même que la police n'intervienne, elle avait été agressée à deux reprises. Les policiers ont dù lui expliquer l’importance de dénoncer ce qui se passait pour que sa fille puisse être arrêtée. Ils ont dù la convaincre que c’était dans le meilleur intérêt de sa fille, afin qu’elle puisse obtenir le soutien dont elle avait besoin. Comme l’a dit un policier, « les aînés sont réticents à porter des accusations contre leurs enfants, et par conséquent, la police passe beaucoup de temps à leur expliquer l’importance de signaler les agressions et les avantages pour leurs enfants d’avoir accès à des services ». L’issue a été positive dans ce dossier, car la fille a consulté un médecin et a pu se trouver un logement.

Les policiers ont confirmé la conclusion de l’examen quantitatif selon laquelle l’exploitation financière est le type de mauvais traitement sur laquelle on enquête le plus souvent. Plus précisément, les policiers ont indiqué que l’exploitation financière par un délégué de pouvoir ou un mandataire substitut est chose commune. Ils ont ajouté que les questions de protection des renseignements personnels nuisent à leur capacité de recueillir l’information indispensable dans ces enquêtes, et plus particulièrement auprès des banques. Un des policiers a raconté ce qui suit : « J’ai travaillé à un cas d’exploitation financière d’une personne âgée où trois comptes d’épargne ont été épuisés, pour un total de 1,2 million de dollars. La banque était au courant et n'a absolument rien fait pour l’arrêter. Les banques ont refusé de fournir de l’information en raison de préoccupations liées à la protection de la vie privée. Il faut du temps, de la persévérance et de la créativité pour enquêter sur chacun de ces dossiers. »

En outre, les policiers ont indiqué qu’ils doivent souvent se fier à des renseignements qui leur ont été fournis par des tiers, étant donné que les aînés sont réticents à signaler les cas de mauvais traitements. Ils disent que ce processus prend du temps car il faut vérifier tous les renseignements avant qu’ils soient réputés fiables. Comme dans l’exemple de la banque ci-dessus, l’échange de renseignements constitue un obstacle énorme en raison de préoccupations liées à la protection de la vie privée. La protection de la vie privée entre aussi en ligne de compte lorsqu’une personne décide de signaler ou non une agression ou des mauvais traitements. Les policiers passent beaucoup de temps à expliquer aux témoins l’importance de signaler ces incidents.

Pour ce qui est des difficultés auxquelles ils sont confrontés dans leur travail au quotidien, les officiers ont dit passer le plus clair de leur temps au téléphone à donner des conseils. Ils constatent que bon nombre des personnes qui appellent ne sont pas prêtes à déposer une plainte; elles veulent seulement parler à un officier, qui peut facilement passer une heure au téléphone à leur donner des conseils. La communication peut parfois aussi poser problème pour les policiers, qui peuvent se heurter à des barrières linguistiques ou à des problèmes de santé mentale qui nuisent aux enquêtes. Les questions culturelles peuvent également entrer en ligne de compte, puisque dans de nombreuses cultures, faire intervenir la police dans les affaires familiales est perçu comme une source de honte pour la famille.

L’une des difficultés les plus importantes que les enquêteurs ont soulignée est de trouver le meilleur moyen de faire en sorte que les mauvais traitements envers les aînés deviennent une priorité pour le système de justice. La sensibilisation de la population à la nature criminelle potentielle de la violence à l’égard des aînés et à l’importance de signaler les mauvais traitements constitue un premier pas important. Toutefois, les policiers ont fait valoir que le système en soi n’est pas bien adapté pour traiter de façon appropriée les cas de mauvais traitements envers les aînés; ils ne voient aucun mécanisme en place pour faire en sorte que les cas de mauvais traitements envers les aînés soient portés devant les tribunaux et franchissent les différentes étapes du système plus rapidement. De plus, les cas de violence à l’égard des aînés s’accompagnent de bien des pertes et traumatismes émotionnels, mais les policiers constatent que les problèmes sont redéfinis par les tribunaux et l’État comme étant des problèmes familiaux plutôt que de la violence à l’égard des aînés. Ils estiment qu'il serait utile d'offrir de la formation aux avocats, aux magistrats et aux policiers.

Conclusion

Bien que le vieillissement de la population soit inévitable, il y a de multiples façons dont la société peut s’adapter à ces changements et fournir du soutien et de l’aide aux personnes âgées. Lorsque des aînés sont victimes d’actes criminels, les policiers sont souvent leur premier point de contact, et les expériences de la Section contre la violence à l’égard des aînés du SPO démontrent l’importance d’adopter des approches coopératives mettant l’accent sur le soutien et la sécurité des victimes âgées et leur famille. De plus, les officiers de la Section contre la violence à l’égard des aînés du SPO ont souligné l’importance de continuer à sensibiliser la population aux signes et aux symptômes des mauvais traitements et l’importance de niveaux adéquats de financement pour faire en sorte que des ressources soient mises à la disposition des victimes âgées.

Bibliographie