Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada

Annexe B (suite)

Annexe B (suite)

La justice avant l'accès

Roderick A. Macdonald, Président
Commission du droit du Canada
Ébauche seulement; ne pas diffuser

Notes pour une allocution prononcée dans le cadre du colloque intitulé Élargir nos horizons : Redéfinir l’accès à la justice au Canada, organisé par le ministère de la Justice du Canada et tenu à l’hôtel Delta, à Ottawa, le 31 mars 2000.

Introduction : La justice avant l’accès

Il est évidemment difficile de dire beaucoup de choses en sept minutes. En particulier pour un professeur qui a l’habitude de disposer de 50 minutes. Mais j’essaierai tout de même de le faire. Je suis honoré de faire partie de ce comité d’experts avec Mme la juge Mary Ellen Turpel-Lafond et M. Jacques Dufresne. Mme Turpel-Lafond possède une combinaison extraordinaire de qualités : elle est un juge sérieux, érudit, éloquent, engagé et compatissant. Nous avons de la chance d’avoir des personnes comme elle au sein de notre magistrature. Jacques Dufresne, que je connais depuis maintenant 10 ans, est un homme tout à fait remarquable. Philosophe, pédagogue, critique social, polémiste -- il a su, l à où règne la noirceur, éclairer la voie que nous devons prendre pour que notre société soit plus humaine, plus compatissante et plus juste.

Je connais bien les tendances clés qui ont été dégagées dans la documentation de référence, gr âce à mon expérience à titre de directeur du programme de droit communautaire de l’Université de Windsor en 1975, à mon travail au sein du programme sur le droit et la société de l’Institut canadien de recherches avancées dans le milieu des années 1980, à mon rôle de président du Groupe d’étude sur l’accessibilité à la justice au Québec de 1989 à 1991, à l’étude empirique que j’ai menée sur la cour des petites créances à Montréal au milieu des années 1990 et à mon rôle actuel de président de la Commission du droit du Canada.

Dans mon allocution, je tenterai de vous transmettre cinq courts messages tirés de chacune de ces expériences. Après 25 ans passés dans les champs de la vulgarisation juridique communautaire et de l’accès à la justice civile, je peux dire une chose : j’ai déj à pensé qu’un droit officiel plus directif était la seule voie menant à une plus grande justice. Aujourd’hui, je ne vois plus le défi en termes uniquement d’outils. En fait, notre défi est plus vaste : il nous faut repenser nos attitudes et nos attentes au sujet de qui possède le droit, de ce que le droit peut accomplir de manière réaliste et des façons les plus efficaces dont le droit peut être utilisé afin de créer une société plus juste.

1. Information égale pouvoir -- Parfois

La vulgarisation juridique peut être une arme à double tranchant. Loin de favoriser l’accès à la justice, elle finit souvent par accro ître la dépendance aux avocats, aux tribunaux et au système officiel. Loin de sensibiliser le système aux besoins juridiques du public, les programmes de vulgarisation juridique amènent généralement le public à penser qu’il a besoin du système.

Le défi est donc le suivant : Comment peut-on donner aux citoyens l’information et les ressources nécessaires pour qu’ils puissent sensibiliser davantage le système officiel à leur idée d’un ordre juridique juste et l’amener à en tenir compte?

2. « Droit dans la société » n’est pas synonyme de « droit et société »

« Droit » et « société » ne sont pas deux choses différentes. Le droit est présent dans l’interaction sociale. L’objectif général ne peut pas être de faire en sorte que les faits récalcitrants de la vie sociale se conforment aux structures bien ordonnées des règles juridiques officielles. L’exclusion d’un si grand nombre de personnes des présumés bénéfices du système de justice découle directement de l’incapacité ou du refus du droit officiel adopté par les législateurs et appliqué par les tribunaux de laisser de la place au droit vivant de l’interaction humaine quotidienne.

Le défi est donc le suivant : Comment en arriver à un droit officiel fondé sur les interactions humaines et sur la négociation continue des conditions et des formes de justice entre les citoyens, les tribunaux et les législateurs?

3. « Accès aux tribunaux » n’est pas synonyme d’« accès à la justice »

Rendre plus objectivement accessibles les institutions chargées du règlement des différends ne réglera pas les principales défaillances du droit officiel pour la simple et bonne raison que le droit officiel est, d’une multitude de façons, la cause de ces défaillances. Il ne s’agit pas de prôner la privatisation des différends civils. Les différends civils n’ont pas les caractéristiques premières qui en permettent le règlement au moyen des divers procédés extrajudiciaires. Comme la musique, les arts, la poésie, le ballet, le cinéma et la danse, le rôle du droit est de prendre les malheurs et les frustrations inexprimés de la vie et de leur donner une forme de façon qu’ils puissent être encadrés, discutés et canalisés vers des exercices productifs de croissance morale pour les personnes qui sont touchées. La capacité des institutions de la justice officielle destinées seulement à régler les différends dans des contextes contradictoires qui ne favorisent pas la réparation est limitée à cet égard.

Le défi est donc le suivant : Comment concevoir les conflits humains d’une manière qui permet aux institutions officielles de reproduire la sagesse des symboles sociaux non officiels, et aux symboles sociaux non officiels de reproduire les valeurs démocratiques et d’égalité sociale que nous attribuons à nos processus officiels?

4. Diversité et désenchantement

Même dans les institutions et les initiatives destinées spécialement à améliorer l’accès à la justice, comme les cours des petites créances, le plaignant type me ressemble – il s’agit d’un homme blanc, non-immigrant, francophone ou anglophone, professionnel, instruit, âgé entre 35 et 55 ans. L’identité et la diversité se sont avérées être des concepts incroyablement complexes. Pourtant, le seul différenciateur social auquel il faut se soumettre, celui qui transcende toutes les autres inégalités, c’est la classe sociale. Les racines économiques de l’inégalité ne peuvent pas être éradiquées simplement par un recours accru aux institutions officielles de règlement des différends. L’image professionnelle courante du droit ne dit plus rien à la population canadienne. L’échec du droit officiel à reconna ître et à légitimer la diversité est un argument en faveur de la récupération du pluralisme comme moyen de contestation du droit officiel. L’accès à la justice consiste à donner à une population diversifiée le pouvoir de faire, de choisir et d’appliquer son propre droit.

Le défi est donc le suivant : Comment créer un système dont les règles, les méthodes et le personnel tiennent réellement compte des questions d’identité et de diversité?

5. La justice réside dans les aspirations humaines

Le droit est à la fois une réalisation humaine fragile et dynamique. Il reflète et façonne en partie les mœurs d’une société. Le droit est autant l’affaire de tous les Canadiens que des législateurs, des tribunaux et des avocats. Les citoyens savent que, bien que ces législateurs, ces avocats et ces tribunaux prétendent avoir le monopole de la loi, c’est le droit non officiel de leur vie quotidienne qui est le fondement d’une société juste et respectueuse. Les Canadiens renouvellent le droit en le vivant, réussissant souvent à réparer les injustices causées par un droit officiel que le législateur ne veut pas ou ne peut pas modifier.

Le défi est donc le suivant : Comment donner aux citoyens la possibilité de participer davantage aux processus législatifs et administratifs de création du droit?

Conclusion : Il n’y a pas de formule toute faite

Il est toujours tentant de vouloir réduire les complexités sociales à des formules toutes faites – comme efficience, maximisation de la richesse et même « accès à la justice ». Mais nous devons résister à cette tentation.

Parler d’« accès à la justice » déplace deux fois ce qui devrait être notre objectif. Nous en venons à nous attacher à l’« accès » à la justice plutôt qu’ à la « justice » elle-même; et bien que nous proclamions que l’« accès à la justice » est un but, ce que nous visons réellement, c’est l’« accès au droit ». Les préoccupations les plus importantes des Canadiens au sujet de la justice ont peu à voir avec les droits fondamentaux au sens strict : elles concernent plutôt la reconnaissance et le respect. Et les obstacles les plus importants à l’accès à la justice ne peuvent être surmontés que si nous réorientons notre façon de considérer les différends, les droits, les jugements et les recours judiciaires du type tout ou rien; l’injustice découle non pas des difficultés rencontrées lors des procès civils, mais des inégalités du pouvoir social.

La plupart des propositions contemporaines d’amélioration de l’accès à la justice sont simplement la réaction d’un système officiel qui craint de perdre sa capacité de contrôler les autres institutions sociales où les gens négocient et vivent leur propre droit et les pratiques de la société civile. La quête obsessive de solutions juridiques officielles signifie que nous sommes maintenant moins enclins, et moins aptes, à imaginer des réponses innovatrices aux disparités concernant le pouvoir et aux défis que représente la construction d’une société juste ayant une profonde signification humaine.