Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada
Annexe B (suite)
De la règle de droit à la philia
Réflexions de Jacques Dufresne en marge du Symposium sur l’accès à la justice,
organisé par le ministère fédéral de la Justice en mars 2000.
Telle qu’elle est généralement posée sur la place publique, la question de l’accès à la justice est un éloge voilé de l’institution juridique. Pourquoi plaint-on les justiciables qui n’ont pas accès à cette institution, pourquoi veut-on les aider sinon parce qu’on les estime privés d’un bien précieux. Quel est au juste ce bien, est-il aussi précieux qu’on le donne à entendre?
Vous aurez remarqué que j’ai remplacé le mot justice par le mot institution juridique, laquelle englobe les tribunaux, les lois et règles de droit, les professions juridiques. Quand on emploie le grand mot justice dans ce cas, on sème la confusion dans les esprits et on tient des propos mensongers sur l’idée de justice. L’institution juridique est un moyen, certes important, d’accéder à la justice, mais elle n’est qu’un moyen parmi d’autres. Les Églises et les États, les sociétés elles-mêmes sont aussi aptes à jouer ce rôle.
Si les citoyens n’ont pas accès à l’institution juridique, elle, en revanche, a accès aux citoyens, elle comporte des prolongements de tous genres, on est tenté de dire tentacules, par quoi elle s’infiltre dans de nombreuses activités. Elle est désormais présente dans les actes les plus importants et les plus intimes de la vie : la procréation et la mort. Les actes de naissance et les testaments existent depuis longtemps, mais jamais les experts en droit et en médecine n’avaient eu un rôle plus important que celui du père, pour ce qui est de la procréation artificielle et de la famille au complet, pour ce qui est de la mort à l’hôpital. Chacun peut aussi noter que de plus en plus d’enfants connaissent leurs droits avant de savoir lire et écrire, que par crainte des poursuites judiciaires, les professeurs gardent la porte de leur bureau ouverte. Ce sont l à autant d’indices du caractère envahissant de l’institution juridique. Je vous renvoie à mes propres travaux. (Voir les dossiers Justice et Droit de L’Encyclopédie de L’Agora sur Internet.)
Je n’ajouterai qu’une anecdote qui vous rappellera les origines américaines de ce fléau, désormais canadien et bientôt universel. L’été dernier un de mes neveux était sur une plage du New Hampshire avec sa femme et leurs deux enfants. Pendant qu’il aidait son garçon de six ans à construire un ch âteau de sable, surgit un jeune yankee du même âge. Agressif, sûr de ses droits, ce frontier child menace de détruire le chef d’œuvre. Le père, haussant la voix, lui donne à entendre que son geste aura des conséquences. Rien n’y fait, d’un coup de pied, le ch âteau de sable est détruit. Le père s’approche alors du jeune vandale, il ne le maltraite d’aucune manière, se limitant à le tenir par les poignets, persuadé que les parents quand ils arriveraient, lui donneraient raison. La mère arrive effectivement, mais en furie contre cet étranger qui a osé mettre la main sur son enfant, ce que les lois du New Hampshire interdisent formellement. S’ensuit une rocambolesque histoire policière. L’agent de sécurité de la plage s’estimant dépassé par les événements fait appel à un véritable policier qui doit venir de la ville voisine. Après deux heures de négociations ardues, mon neveu échappe de justesse à une coûteuse poursuite, mais il est obligé de présenter ses excuses à l’enfant. Faut-il s’étonner qu’avec de telles lois et dans un tel climat, les tribunaux soient encombrés?
Il appara ît ainsi que l’institution juridique est elle-même, dans une mesure qu’il nous reste à déterminer, responsable de la demande de services juridiques. La critique de ce processus par lequel une institution crée elle-même la demande qu’elle va satisfaire ensuite a été très bien faite dans le cas de la médecine. Je pense ici à la Némésis Médicale d’Ivan Illich, mais aussi aux travaux antérieurs de Schipkowensky sur les maladies iatrogènes. Dans le monde francophone, cette critique fait partie depuis Molière de la grande tradition culturelle, voire de la culture populaire. Knock ou le triomphe de la médecine de Jules Romains a tenu la scène pendant 20 ans à Paris, au début du siècle. Dans cette pièce, on voit l’institution médicale représentée par le médecin et le pharmacien d’un village, agissant de concert pour se créer une clientèle nombreuse et fidèle. L’homme en santé, proclament-ils, est un malade qui s’ignore.
Certes, l’avocat a été lui aussi malmené par les auteurs dramatiques, notamment dans La Tête des autres de Marcel Aymé, mais sans pouvoir le démontrer de façon formelle, je crois être en droit d’affirmer que l’institution juridique a été beaucoup moins analysée sous l’angle qui nous intéresse, que ne le fut l’institution médicale, de sorte que l’on conna ît moins bien les griefs nomikogènes que l’on ne conna ît les maladies iatrogènes. Si l’homme en santé est un malade qui s’ignore, dans nos sociétés aussi judiciarisées que médicalisées, l’honnête citoyen est un criminel qui s’ignore. Encore récemment au Québec, la réputation d’un professeur a été à jamais salie par les accusations d’agression sexuelle d’une fillette et de sa mère. Le tribunal a disculpé le professeur, un homme respecté de tous ses élèves depuis 35 ans, mais en vain. La réputation de l’accusé avait été irrémédiablement atteinte.
Vous pourriez m’objecter que les chartes de droits, en tant que moyen de produire artificiellement des griefs, ont fait l’objet d’une multitude d’études et de commentaires. Je répondrais que c’est l’institution juridique qui est le plus souvent à l’origine de ces critiques; ce qui a comme conséquence de nous faire oublier le fait que les chartes de droits sont apparues dans le cadre d’une logique que la dite institution a elle-même instaurée.
On me reprocherait avec raison d’être simpliste si je prétendais pouvoir expliquer la demande de services juridiques uniquement par le pouvoir qu’exerce l’institution juridique. Comme nous pouvons le constater chaque jour, il s’agit d’un phénomène complexe dans lequel les médias, la population et les parlements jouent souvent un rôle déterminant. Huit enfants, sur deux milliards, meurent dans l’un de ces accidents d’autobus scolaire, que le nombre de véhicules en circulation rend pratiquement inévitable, de temps à autre. Avec la complicité d’un large public, les médias font de ce fait divers une tragédie telle qu’il pourrait très bien en résulter une loi obligeant les fabricants d’autobus scolaires à tourner les sièges vers l’arrière.
C’est ainsi que fonctionne la machine à fabriquer des lois et règlements. D’où ce commentaire souvent cité du juriste français Jean Carbonnier :
« À peine apercevons-nous le mal que nous exigeons le remède; et la loi est, en apparence, le remède instantané. Qu’un scandale éclate, qu’un accident survienne, qu’un inconvénient se découvre: la faute en est aux lacunes de la législation. Il n’y a qu’ à faire une loi de plus. Et on la fait. Il faudrait beaucoup de courage à un gouvernement pour refuser cette satisfaction de papier à son opinion publique. »
Il y a quelques années, lors du débat public sur le projet de loi visant à interdire la vente des fromages de lait cru, j’ai interrogé un expert sur l’origine des lois tatillonnes qui existaient déj à dans ce secteur. Il m’a expliqué que plusieurs d’entre elles avaient été votées à la h âte à la suite d’un fait divers comme l’accident de Nicolet et qu’elles étaient demeurées en vigueur par inertie, même si aujourd’hui personne n’en verrait la nécessité.
Je maintiens donc mon diagnostic de 1987 : la règle de droit se répand de plus en plus à la manière des cellules cancéreuses, envahissant simultanément la sphère de la sociabilité spontanée et celle de la morale. Certains diront plutôt, et il y l à plus qu’une simple nuance, que la règle de droit remplit un vide laissé d’un côté par la dislocation des mœurs, et de l’autre par la dissolution de la morale. La justice populaire, en effet, n’existe plus en aval en tant qu’instrument de prévention, et en amont, la morale qui pourrait contenir les excès a perdu une grande partie de sa cohérence et de son efficacité.
Je pourrais citer de nombreux auteurs à l’appui de ce diagnostic, Jacques Grand’Maison, Guy Rocher et George Grant, notamment.
Mais mon but premier aujourd’hui n’est pas le diagnostic, mais le remède. S’il m’a paru nécessaire de rappeler le diagnostic, c’est pour qu’il apparaisse clairement que vouloir faciliter l’accès à l’institution juridique, quand on laisse se multiplier les occasions de litiges, c’est comme verser de l’eau dans un tonneau sans fond.
Il faut d’abord s’attaquer aux causes du problème. Si, comme nous venons de le constater, l’institution juridique n’est pas la seule cause de la multiplication des litiges, sa responsabilité n’en est pas moins très lourde. C’est à l’institution juridique qu’il appartiendrait d’élever la voix chaque fois qu’un parlement s’apprête à voter une loi pour des raisons démagogiques. Elle ne devrait d’ailleurs pas avoir à le faire puisqu’elle est sur-représentée dans la plupart des gouvernements. On a plutôt le sentiment que par une espèce d’instinct corporatif, les juristes au pouvoir ne font rien qui puisse nuire au pouvoir de l’institution juridique vers laquelle ils espèrent retourner. Un témoin de la scène m’a raconté qu’au moment de l’adoption de la charte canadienne, le parrain de cette charte, un avocat ministre, avait informé ses confrères du Barreau de la manne qui les attendait. C’était bien entendu une boutade, mais vous avouerez que boutade pour boutade, il aurait été plus rassurant que le parrain en question invite ses confrères à résister aux occasions de s’enrichir aux dépens du tissu social.
Car c’est le tissu social qui est en cause. Pour vivre avec ses semblables sur le mode du procès, il faut être devenu à la fois amer, aigri et dur. Avant de songer à faciliter l’accès à l’institution juridique, il faut trouver une méthode pour faire dispara ître dans la société elle-même le plus grand nombre possible d’occasions de litige.
Pour mettre un minimum d’ordre dans mes idées sur cette question, j’ai imaginé un graphique que j’ai appelé la pyramide de la justice.
Le principe du moindre recours
Ce tableau, où l’autorégulation est en première ligne, suggère d’appliquer au droit un principe analogue au principe de subsidiarité, lequel nous invite à ramener les décisions au plus bas niveau compatible avec la nature de la question. En justice il faudrait respecter le principe du moindre recours, semblable au premier principe d’Hippocrate: d’abord ne pas nuire, primum non nocere, ne pas empêcher la nature de se guérir elle-même.
À propos de ce que nous appelons ici l’autorégulation ou la justice spontanée, il convient d’abord de rappeler que si elle para ît impossible dans les sociétés riches, elle n’en est pas pour autant un signe de barbarie. On peut fort bien soutenir que la justice spontanée est le signe d’une forme achevée de civilisation, tandis que la justice institutionnalisée serait plutôt la marque d’une civilisation, à ce point occupée par la production et la consommation de biens, que les citoyens n’ont pas de temps à consacrer à l’essentiel de la vie dans une cité : l’harmonie sociale.
C’est la thèse que l’écrivain mexicain Gustavo Esteva a soutenue lors du symposium Le droit en question organisé en 1990 par L’Agora en collaboration avec la Chambre des notaires du Québec. Pour illustrer sa thèse, monsieur Esteva a donné l’exemple suivant. La scène se passe dans le quartier populaire de Tepito, à Mexico. Des parlementaires étrangères en visite dans le quartier apprennent qu’un grave crime vient tout juste d’être commis : un homme d’ âge mur a violé une adolescente. Hauts cris des distinguées visiteuses qui réclament un ch âtiment exemplaire par les tribunaux. Mais il n’y a pas de tribunaux à Tepito. La punition est spontanée. Au café, et dans les réunions publiques, le vide se crée autour du coupable. Chacun prend ses distances par rapport à lui. On ne voit toutefois pas l’utilité de le rejeter de la communauté pour qu’il soit emprisonné à l’extérieur et devienne un cas de psychiatrie. Mis à part sa passion pour les trop jeunes filles, c’est un citoyen remarquable. Dans les corvées, il est toujours le plus efficace. Le temps passe. Une jeune femme accepte de l’épouser. Dans ces conditions, la victime et sa mère acceptent de faire la paix avec lui.
Comment traiter de cette justice spontanée sans évoquer celle des Amérindiens? « Pour maintenir l’ordre social, écrivent Robert Vachon et N’Tsukw, l’autochtone ne procède pas par acte législatif, décision judiciaire, coercition et sanction physique, mais par la coutume et la persuasion du groupe. Le processus judiciaire lui-même est davantage conçu en fonction du rétablissement de l’ordre naturel que du ch âtiment éventuel du coupable. Ce n’est pas un jugement formalisé avec tribunal, jugement effectif, condamnation, mais un jugement non formalisé de l’opinion publique. »
Il est évidemment impossible de récréer artificiellement un tissu social qui rendrait une telle autorégulation possible dans une société riche. Cela ne justifie toutefois pas qu’on interdise l’autorégulation l à où l’état des mœurs la rend encore possible. Cela surtout n’enlève rien au mérite de ceux qui, ayant compris les dangers de l’institutionnalisation se donnent pour mission de veiller sur les racines de la sociabilité traditionnelle aussi bien que sur les nouvelles pousses.
Par un recours intelligent de l’histoire des mentalités, de même que par une intervention sociale fine, on peut parvenir à repérer les formes saines de sociabilité et créer les conditions d’une intervention sensée qui aurait pour effet, soit de prévenir les litiges, soit de favoriser un règlement à la fois plus rapide, plus humain et plus juste.
On pourrait aussi accréditer auprès du grand public et des juges les principes qui sont de nature à favoriser une interprétation des lois favorables à la vie sociale. On pourrait, par exemple, établir le principe d’hospitalité. C’est une autre expérience récente qui m’a fait découvrir la nécessité d’un tel principe. Nous connaissions une adolescente française en stage dans notre région qui rêvait de passer quelques jours à Montréal, mais n’avait pas les moyens de s’offrir une chambre d’hôtel. Nous avons fait appel à l’hospitalité de proches et des connaissances. Tous ont refusé, la plupart de crainte des poursuites judiciaires en cas d’accident. Quand on voit des enfants mineurs qui poursuivent leur propres parents, on peut en effet s’attendre au pire dans le cas d’une étrangère. Imaginez les obstacles que l’on rencontre quand la personne que l’on veut aider est handicapée. Le principe d’hospitalité auquel je pense serait tel que toute personne ayant pratiqué l’hospitalité de bonne foi ne pourrait être tenue responsable d’un accident survenu chez elle que dans des cas extrêmes de négligence volontaire. Cela dissuaderait bien des maniaques de la poursuite judiciaire.
En plein cœur de Cambridge, Massachusetts, juste à deux pas de Harvard, se trouvait, il y a quelques années, un parc désormais interdit aux enfants. À cause du coût trop élevé de l’assurance responsabilité. Le principe du civisme ne devrait-il pas être appliqué dans ce cas?
Un de mes amis m’apprenait qu’une jeune secrétaire avait volé près de quinze mille dollars à son entreprise. Il détenait des preuves telles que la jeune femme était passible d’un an de prison. Mais c’était une jeune femme du voisinage, qu’il avait vue grandir et dont il connaissait bien la famille. Il a trouvé une solution de bon voisinage. Devant deux voisins qui avaient juré de tenir la chose secrète, la jeune femme a reconnu une partie de son larcin. Heureux de la tournure des événements, son patron a alors accepté qu’elle rembourse cette partie, sans intérêts, sur une période assez longue pour qu’elle puisse remplir ses engagements sans avoir à faire d’autres vols. Mon ami savait fort bien qu’un avocat véreux aurait pu l’accuser d’avoir par intimidation empêché la jeune femme d’avoir accès à la justice. Mais le procédé utilisé avait satisfait tout le monde. Mon ami, d’avoir évité des frais juridiques considérables et une grande perte de temps; et la jeune femme, d’avoir échappé au scandale d’une poursuite. Soulignons qu’elle a rempli ses engagements scrupuleusement pendant cinq ans. Dans un cas de ce genre, c’est le principe du bon voisinage qui devrait s’appliquer.
Platon avait imaginé des solutions semblables pour les causes de divorce. Il prévoyait un jury qui serait en même temps une agence matrimoniale à caractère nettement interventionniste. Ladite agence serait composée de dix hommes et de dix femmes. Voici quelle serait sa principale fonction : Ces arbitres étaient-ils à même de réconcilier les époux? Leur arbitrage devait alors avoir force de loi. « Mais, si les âmes des adversaires s’enflent de la houle d’une passion excessive, ils (les arbitres) chercheront quelles personnes s’entendraient avec chacun d’eux »
[14]. Est-il besoin de rappeler que Platon n’aimait pas beaucoup les avocats. Ils appartiennent, disait-il, à la même catégorie que les sophistes, la catégorie de ceux qui utilisent la connaissance qu’ils ont du langage pour faire triompher, sans se soucier de la vérité, les causes qu’on leur demande de défendre en échange de cadeaux. Il conviendrait, concluait-il, d’interdire la profession d’avocat : « mais dans votre État, ce procédé, qu’il soit en fait un art ou bien je ne sais quelle routine dépourvue d’art, un savoir-faire, il faut, au plus haut point justement, qu’il n’y prenne pas racine. »
[15].
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