Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada

Annexe B (suite)

Annexe B (suite)

Perspective économique

Stephen T. Easton, professeur d’économie à l’Université Simon Fraser
et professeur auxiliaire au Fraser Institute

Il ne fait aucun doute que les citoyens devraient avoir accès à la justice. Il ne fait aucun doute non plus que les besoins sont illimités. L’importante question est de savoir quelles restrictions doivent limiter le processus permettant d’obtenir une justice suffisante. Une fois établi ce que nous voulons que les gens soient capables de faire en principe (et, bien sûr, en droit), il faut se demander qui paiera – le contribuable et les parties ou uniquement le contribuable? Et une fois décidé que c’est le contribuable, et non les parties, qui paiera, il reste à se demander « combien » au total et pour chaque cause puisque le budget sera toujours épuisé.

En conséquence, en tant qu’économiste, mon rôle consiste à rappeler que, même avec de nouvelles dépenses de programmes (en particulier, si l’enveloppe de la Justice doit rester la même), le principe économique des concessions mutuelles entre les différentes solutions devrait encore s’appliquer pour déterminer quels programmes pourraient être étendus.

Nous avons besoin de ce principe. Un examen rapide de la justice canadienne met aujourd’hui en lumière les embûches qui nous guettent si nous n’appliquons pas le principe élémentaire des concessions mutuelles.

Il y a certains faits intéressants au sujet de la justice canadienne.

En premier lieu, le nombre d’avocats au Canada continue d’augmenter. En 1997, il y avait 67 961 avocats inscrits aux différents barreaux canadiens. Depuis 1991, le nombre d’avocats a augmenté de 21 p. 100 alors que le taux de croissance de la population a été inférieur à 8 p. 100. De 1991 à 1997, le nombre d’avocats par 100 000 habitants est passé de 199 à 224. Nous avons atteint le ratio avocat/habitant qui existait aux États-Unis en 1981. Pendant ce temps, de 1993 à 1997, le nombre de médecins diminuait au Canada, passant de 189 à 183 par 100 000 habitants.

En deuxième lieu, le taux de criminalité a baissé et, du même coup, le nombre de causes criminelles traitées par le système de justice. Au cours de la dernière décennie, le nombre réel d’infractions au Code criminel connues de la police a diminué de 15 p. 100 (alors que le taux de criminalité a baissé de 22 p. 100).

En troisième lieu, les litiges civils - il est remarquable de constater le peu d’information dont on dispose à ce sujet - ont probablement continué à augmenter après 1993, la dernière année pour laquelle des données ont systématiquement été recueillies[14]. Au cours de la décennie précédente, les coûts des litiges civils ont augmenté de 2,3 p. 100 par année (ajusté en fonction de l’inflation). L’augmentation des litiges civils est due principalement aux gouvernements (de tous les ordres). Il est malheureux que des données plus récentes ne soient pas disponibles. Il importe de savoir si, à l’instar du taux de criminalité, qui a augmenté et a ensuite commencé à diminuer au début des années 1990, les litiges civils ont continué à augmenter – ce qui, à mon avis, est très probable - ou ont en fait diminué de la même façon que les causes criminelles[15].

Les quinze dernières années ont démontré que les gouvernements devaient étendre les services juridiques qu’ils fournissent. D’une part, il y a le fiasco de l’aide sociale, où la grande expansion des années 1980 et du début des années 1990 a soudainement fait place à une réduction de services tout aussi brusque. On a du mal à croire que les changements aux services juridiques s’expliquent par des raisons logiques lorsqu’on constate de telles variations dans le financement et les services. D’autre part, le fonctionnement du reste du système de justice est demeuré remarquablement stable en dépit à la fois de l’augmentation et de la baisse de la demande de services.

Le tableau 1 montre les dépenses totales des différentes catégories de services de justice en dollars réels de 1999 (donc, ajustés en fonction de l’inflation).

Tableau 1
Coût des services de justice : 1988-1997
(en millions de dollars de 1999)
Année Police Tribunaux Aide juridique Serv. corr. pour adultes Serv. corr. pour adolescents
1988 - 89 5 621 820 384 1 893 456
1989 5 717 s.o. 416 2 018 486
1990 6 110 892 480 2 086 505
1991 5 983 s.o. 567 2 064 519
1992 6 209 942 654 2 042 531
1993 6 177 909 634 2 005 542
1994 6 158 889 688 2 017 560
1995 6 054 883 648 2 000 529
1996 6 005 879 550 2 019 526
1997 6 045 s.o. 459 2 096 504

Source : CCSJ Juristat 17(3), à la p. 9, et Juristat 19(12), à la p. 4.
*Années records en gras.

Il est particulièrement intéressant de constater que les dépenses annuelles réelles de la police, des tribunaux et des services correctionnels varient de manière relativement graduelle, alors que, en comparaison, les coûts de l’aide juridique sont variables[16].

Il faut se poser la question suivante : Quel type d’exercice budgétaire est raisonnable compte tenu de l’expansion souhaitée des services? Il est facile de dépenser de l’argent. Il ne manque pas de demandeurs ayant des besoins à combler si le gouvernement est prêt à payer – il suffit de jeter un coup d’œil à l’histoire de l’aide juridique pour s’en convaincre. Mais les services peuvent-ils être étendus d’une façon qui soit satisfaisante à la fois pour les prestataires et pour le contribuable? Je pense que cette question amène une réponse affirmative, mais il faut, pour y répondre, beaucoup d’autres renseignements que ceux contenus dans le tableau 1.

Par exemple, un principe fondamental veut que, lorsque plus d’argent doit être consacré à un programme, l’avantage pouvant être retiré de l’augmentation du niveau de service doit être proportionnel à l’augmentation du financement.

Cela signifie qu’il faut savoir ce que constitue le niveau de service. Dans le cas de la police, nous pouvons imaginer qu’il dépend du nombre de crimes; dans le cas des services correctionnels, du nombre de personnes condamnées à l’incarcération pour des crimes qu’elles ont commis; dans le cas de l’aide juridique, du nombre de personnes qui reçoivent des services en matière pénale (et civile). Mais ces mesures sont relativement élémentaires. Après tout, nous voulons que la police capture les criminels et lutte contre le crime; nous voulons que les tribunaux jugent les personnes justement et efficacement; et nous voulons que les prisons détiennent les criminels et les dissuadent de récidiver.

Peu importe les critères que nous choisissons pour déterminer quels services devraient être étendus, nous devons être persuadés que chaque dollar additionnel dépensé pour l’aide juridique, par exemple, sera aussi utile que le dollar additionnel qui pourrait être alloué aux tribunaux, à la police ou aux services correctionnels[17]. Autrement, il serait plus sage d’augmenter les fonds alloués aux tribunaux, à la police et aux services correctionnels avant d’augmenter ceux consacrés à l’aide juridique. Compte tenu des niveaux de service actuels, si un programme particulier entra îne manifestement des bénéfices plus importants, alors étendez ce service.

Pour mettre ce principe en pratique, nous devons être en mesure de caractériser le coût des services. Le tableau 2 illustre une telle caractérisation : le coût de chaque service est réparti en fonction du nombre de crimes connus de la police[18].

Pour de nombreuses composantes de la justice, mais non pour toutes, le nombre de crimes connus de la police est une source élémentaire de demandes.

Tableau 2
Coût des services de justice par crime connu de la police
Mesuré en dollars constants (1999)
Année Police Tribu-naux Serv. corr. pour adultes Serv. corr. pour adolescents
1988/89 2 352 343 792 191
1989 2 357 s.o. 832 200
1990 2 326 339 794 192
1991 2 064 s.o. 712 179
1992 2 180 331 717 186
1993 2 258 332 733 198
1994 2 327 336 762 212
1995 2 294 334 758 201
1996 2 271 332 763 199
1997 2 389 s.o. 828 199

Comme le tableau 2 le montre, les coûts de la justice par rapport au nombre de crimes connus de la police ont été remarquablement stables au cours des dix dernières années, c.- à-d. que les fluctuations de coût par unité de service ne sont pas systématiques et ne suivent pas une tendance marquée. Par rapport au nombre de crimes, les coûts de la justice canadienne ont été stables en regard de la « demande » de service.

Le coût des services correctionnels a atteint un maximum en 1997. Le tableau 3 contient des données sur ces services pour les deux dernières décennies : le nombre de criminels détenus dans des établissements fédéraux et provinciaux au cours des 20 dernières années par rapport au nombre d’infractions au Code criminel.

Tableau 3
Détenus par 1000 infractions au Code criminel
Année Détenus
1978 12,8
1979 11,8
1980 11,0
1981 11,1
1982 12,2
1983 12,6
1984 12,9
1985 12,6
1986 11,8
1987 11,2
1988 11,5
1989 12,0
1990 11,1
1991 10,6
1992 11,1
1993 12,0
1994 12,7
1995 12,8
1996 12,9
1997 13,0

La proportion de personnes incarcérées par rapport au nombre d’infractions au Code criminel a très peu varié. Qu’est-ce que cela signifie?

Ces données indiquent qu’il y a un lien constant entre ces catégories de dépenses et la source de la demande de service qui, aux fins du présent exercice, est les « infractions connues au Code criminel ». Les coûts et les niveaux de service de notre système de justice sont globalement stables. Il n’y a pas de changement important et brusque des coûts par rapport à une mesure de service de base.

Une telle stabilité n’existe pas cependant pour ce qui est de l’aide juridique, et on peut en dire autant de l’aide juridique en matière pénale même si cela n’est pas représenté ici. Le tableau 4 montre le coût de l’aide juridique par crime connu.

Tableau 4
Aide juridique par crime connu de la police

(en dollars de 1999)
Année Aide jurid.
1988 161
1989 172
1990 183
1991 195
1992 230
1993 232
1994 260
1995 246
1996 208
1997 181

Contrairement aux dépenses des autres catégories, les dépenses liées à l’aide juridique par crime ont considérablement varié au Canada. Si des dépenses additionnelles doivent être engagées dans ce secteur de la justice, une rationalisation des niveaux de service est souhaitable. Pour justifier l’expansion d’un service, il faut être en mesure de démontrer que chaque dollar dépensé pour ce service vaut plus que le même dollar dépensé pour une autre composante de la justice. Il serait très difficile de rationaliser l’expansion d’un service qui a autant varié, à moins qu’on puisse démontrer qu’un dollar dépensé pour cette forme de justice produit un meilleur résultat qu’un dollar additionnel dépensé pour les services de police, les services correctionnels et les tribunaux.

Alors, quels sont les paramètres dont il faut tenir compte? Pour étendre un service dans tout secteur de dépenses, il faut prouver que le coût par unité de service dans ce secteur est inférieur au coût de l’expansion des services dans tous les autres secteurs. L’aide juridique mise à part, il est probable que si vous aviez un dollar additionnel à dépenser, vous le répartiriez entre toutes les activités qui ont fourni des niveaux de service stables dans le passé au lieu de choisir une seule d’entre elles. Cette façon de faire n’est pas excitante, mais c’est la bonne si vous êtes diligent. Pour ce qui est de l’aide juridique, il faut démontrer que, en élargissant les services, vous améliorez l’accès à la justice mieux qu’en améliorant les tribunaux, la police ou les services correctionnels.