Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada

Annexe B (suite)

Annexe B (suite)

Diversité et accès à la justice

par le professeur Brian Etherington
de la Faculté de droit
de l’Université de Windsor

Introduction

On m’a demandé de partager avec vous mon opinion au sujet de notre capacité de répondre aux besoins en matière d’accès à la justice des membres des différents groupes qui composent la société canadienne en m’inspirant de mes connaissances et de mes expériences. Dans ce bref document, j’essaierai de décrire la manière dont je perçois les faits nouveaux survenus récemment au regard de la reconnaissance des intérêts de ces divers groupes, du sens des notions de justice et d’égalité pour les membres de ces groupes au sein de notre système de justice civile[19] et des problèmes plus graves qui les empêchent d’avoir accès à la justice aujourd’hui. Ma thèse est très simple. Des progrès majeurs ont été réalisés sur le plan du fond, à la fois en ce qui concerne la reconnaissance des intérêts des divers groupes et du sens de la notion de justice et d’égalité pour leurs membres. Il en a cependant été autrement en ce qui concerne les mécanismes de prestation et les procédures nécessaires pour assurer l’accès à la justice. En fait, en conformité avec la tendance des gouvernements canadiens au cours des années 1990 de réduire la taille de la fonction publique et de privatiser la prestation des services gouvernementaux afin de réduire les impôts, on a « évidé » les mécanismes gouvernementaux et tenté avec force, dans de nombreux ressorts au Canada, de privatiser le règlement des questions liées à la diversité visées par les lois sur les droits de la personne.

Le retrait du gouvernement des mécanismes de règlement des différends relatifs à la diversité ne favorise pas la reconnaissance et la protection des intérêts des différents groupes qui composent la société canadienne. Ces groupes sont généralement des groupes minoritaires, à la fois en termes de nombre et de ressources. Le déséquilibre des pouvoirs entre les groupes minoritaires raciaux et religieux dans une économie de marché et l’incapacité de nos tribunaux à adapter la common law de façon qu’elle protège les intérêts des minorités contre l’inégalité de traitement a mené à la création des lois relatives aux droits de la personne dans les années 1950 et 1960. Ces lois visaient à confier aux gouvernements un rôle de premier plan dans la protection des membres des groupes minoritaires contre la discrimination dans le domaine commercial. Le rôle du gouvernement consistait essentiellement à surmonter le déséquilibre des pouvoirs dans le secteur privé. Le récent retour à un rôle réduit des gouvernements dans la protection des intérêts des différents groupes a élargi le fossé entre la promesse d’assurer l’accès à la justice aux membres de ces groupes et la réalité.

La promesse : les changements récents concernant la reconnaissance de la diversité et le sens des notions d’égalité et de justice

Reconnaissance accrue de la diversité

On a assisté, au cours des 20 ou 25 dernières années, à une évolution extraordinaire de la reconnaissance des intérêts des différents groupes qui doivent être protégés contre la discrimination par notre système de justice. Cette évolution est due à l’interaction de quatre agents de changement : les modifications législatives, l’interprétation judiciaire, la Charte canadienne des droits et libertés et les groupes eux-mêmes. Elle a touché à la fois la reconnaissance de motifs de discrimination prohibés et les définitions de discrimination et d’égalité.

Les motifs de discrimination prohibés correspondent aux attributs de la diversité qui ne devraient pas, conformément à ce que nous avons décidé, constituer le fondement d’une différence de traitement qui impose un fardeau à une personne ou la prive d’avantages. En reconnaissant comme motif de discrimination prohibé une caractéristique personnelle particulière dans les lois sur les droits de la personne ou dans la Charte, nous reconnaissons qu’il serait contraire à nos valeurs fondamentales sur lesquelles repose le droit de tous les membres de la société canadienne à l’égalité et à la dignité humaine de permettre qu’un désavantage soit imposé pour ce motif.

Depuis l’adoption des premières lois sur les droits de la personne au Canada dans les années 1940 et 1950, nous avons assisté à un élargissement important des motifs de discrimination. La race, la couleur et la religion constituaient des motifs de discrimination prohibés dans la plupart des premières lois. L’ âge, l’origine ethnique ou le lieu d’origine ont été ajoutés à cette liste dans les années 1960. Ont suivi le sexe à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’état civil (ou matrimonial) dans les années 1970 et la situation de famille à la fin des années 1970 et au début des années 1980. La déficience et le handicap n’ont été reconnus à plusieurs endroits comme des motifs de discrimination prohibés qu’au début des années 1980[20]. Pour sa part, le Québec a ajouté la condition sociale à sa liste de motifs de discrimination prohibés. Par ailleurs, plusieurs ressorts considèrent maintenant le fait de recevoir de l’aide sociale comme un motif de distinction illicite à certaines fins, par exemple en matière de logement. L’orientation sexuelle n’est devenue un motif de discrimination prohibé que lorsque l’Ontario l’a ajoutée à sa loi en 1986. Plusieurs autres ressorts l’ont imité à la fin des années 1980 et au début des années 1990. La loi fédérale sur les droits de la personne a ainsi été modifiée en 1996 afin que l’orientation sexuelle y figure, après des tentatives infructueuses qui se sont échelonnées sur de nombreuses années.

Finalement, en 1998, dans l’affaire Vriend c. Alberta[21], une décision fondée sur l’article 15 de la Charte, l’orientation sexuelle a été ajoutée à la loi sur les droits de la personne de l’Alberta ainsi qu’aux lois sur les droits de la personne des autres ressorts qui ne la prévoyaient pas. Dans l’arrêt Vriend, comme dans l’arrêt Egan c. Canada[22] rendu auparavant, la Cour suprême du Canada a statué que l’orientation sexuelle est un attribut de la diversité qui devrait être reconnu comme un motif de discrimination analogue à ceux énumérés à l’article 15[23]. La Cour a donné une définition de « motif analogue » qui influencera probablement l’évolution de l’interprétation des motifs prohibés par la Charte et par les lois anti-discriminatoires. La Cour a insisté sur la notion de « caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n’être modifiée qu’ à un prix personnel inacceptable » et sur l’importance de déterminer si des personnes qui ont en commun un attribut de la diversité forment « une minorité identifiable, victime encore aujourd’hui de désavantages sociaux, politiques et économiques graves »[24].

Évolution des conceptions d’égalité et de discrimination

Cependant, l’évolution judiciaire et législative de nos conceptions d’égalité et de discrimination au début des années 1980 a joué un rôle encore plus important en ce qui concerne l’évolution de la reconnaissance juridique des intérêts des différents groupes de la société canadienne. La notion traditionnelle d’égalité – une égalité purement formelle signifiant un traitement identique pour tous sans égard aux caractéristiques personnelles – a été abandonnée en faveur d’une nouvelle conception d’égalité matérielle des chances permettant à chacun de démontrer ses capacités sans être entravé par des obstacles qui sont fondés sur des attributs de la diversité ou qui ont une incidence défavorable inutile sur les membres des groupes désignés par un motif de discrimination prohibé. Dans le cadre de cette nouvelle conception de l’égalité, on a reconnu que l’accès à la justice sous la forme d’un traitement égal pouvait souvent exiger la reconnaissance d’attributs de la diversité et la prise en considération de différences afin d’assurer la pleine participation des membres des groupes minoritaires sans que celle-ci soit entravée par des obstacles inutiles[25].

Cette nouvelle conception de l’égalité exigeait une nouvelle définition de la discrimination, ce à quoi se sont attaquées la Cour suprême du Canada et plusieurs de nos assemblées législatives. Ainsi, en 1985, dans l’affaire Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd.[26], la Cour suprême du Canada a reconnu pour la première fois que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable était visée par les lois sur les droits de la personne. Une telle discrimination survient lorsqu’un employeur adopte, pour des raisons d’affaires, une règle ou une norme qui semble neutre à première vue et qui s’applique uniformément à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un employé ou un groupe d’employés parce qu’elle leur impose, en raison d’une caractéristique particulière de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des pénalités ou des conditions restrictives qu’elle n’impose pas aux autres employés. Ainsi, bien que la discrimination intentionnelle ait continué d’être interdite, la Cour a commencé, au milieu des années 1980, à laisser tomber l’idée de faute ou d’intention pour adopter plutôt une approche fondée sur les résultats ou les effets aux fins de l’application et de l’exécution des lois relatives aux droits de la personne. La Cour a adopté une approche semblable dans son arrêt clé Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne)Action Travail des femmes »)[27].

Dans cette décision, la Cour a défini la discrimination systémique comme la discrimination qui résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été conçue pour promouvoir la discrimination mais qui, prises cumulativement, sont renforcées par l’exclusion même des membres des groupes désavantagés qui en découle du fait que l’exclusion favorise la conviction que les membres du groupe ne sont pas capables d’effectuer le travail. En outre, la Cour a confirmé la possibilité d’ordonner la prise de mesures concernant l’équité en matière d’emploi dans le but d’obtenir des résultats dans le domaine du recrutement qui briseraient le cycle de la discrimination systémique. Dans les années 1980, certains ressorts ont également modifié leur loi sur les droits de la personne afin d’y incorporer les notions d’effets préjudiciables et de discrimination systémique[28].

Un autre élargissement important de la protection juridique des intérêts des différents groupes dans le milieu du travail est survenu dans les années 1980, lorsque les tribunaux et les législateurs ont reconnu que le harcèlement fondé sur l’un des motifs de discrimination prohibés constituait de la discrimination au sens des lois relatives aux droits de la personne. De nombreux ressorts, notamment l’Ontario, ont modifié leur loi sur les droits de la personne en ce sens. Pour les autres, la Cour suprême du Canada a réglé la question en faveur de la protection contre le harcèlement en 1989 dans l’affaire Janzen c. Platy Enterprises Ltd.[29]. En outre, le changement d’orientation de la Cour d’une approche fondée sur la faute ou l’intention d’un employeur à une approche fondée sur les effets sur les employés ressort de nombreux arrêts sur les droits de la personne qu’elle a rendus au cours des 15 dernières années, notamment d’arrêts sur la responsabilité de l’employeur à l’égard du harcèlement d’un employé par des collègues[30] et sur le lien existant entre une exigence professionnelle justifiée et l’obligation d’accommodement[31]. L’arrêt récent Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Comm.) c. BCGSEU aura pour effet d’augmenter considérablement la possibilité, pour un employé, de contester les règles ou les pratiques de son employeur qui ont un effet préjudiciable au motif qu’il ne s’agit pas d’exigences professionnelles justifiées parce que l’employeur n’a pas pris de mesures suffisantes pour tenir compte des intérêts de l’employé dans l’interprétation initiale de la règle ou de la pratique en cause.

Tous ces faits ont pour thème commun une plus grande reconnaissance des attributs de la diversité et de l’importance de tenir compte des intérêts des différents groupes si nous voulons promouvoir davantage les valeurs de l’égalité matérielle et du respect de la dignité humaine qui sont au cœur de la Charte canadienne des droits et libertés et des lois sur les droits de la personne en vigueur au Canada. Mais, en même temps, ces faits augmentent de façon significative la possibilité que des membres de groupes particuliers intentent individuellement des poursuites parce que des pratiques de leur employeur ou des actes commis par leur syndicat ou par des collègues portent atteinte à leur droit à l’égalité matérielle. Dans quelle mesure avons-nous été capables d’élargir de la même façon les procédures et les mécanismes de protection des intérêts des différents groupes ou d’adapter ces procédures et ces mécanismes à ces intérêts afin que l’expansion des droits fondamentaux et des responsabilités devienne plus qu’une vaine promesse?