Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada

Discussions du commité d'experts

À la suite du mot de bienvenue de M. Rosenberg, le directeur du Centre d’études en gouvernance de l’Université d’Ottawa, Gilles Paquet, a présenté les trois membres du comité d’experts. M. Paquet était également chargé de faire une synthèse des discussions et de passer en revue les enjeux importants à la fin du colloque.

Dans le cadre d’un exposé intitulé La justice avant l’accès, le président de la Commission du droit du Canada, Roderick Macdonald, a commencé par expliquer son point de vue :

Après 25 ans passés dans les champs de la vulgarisation juridique communautaire et de l’accès à la justice civile, je peux dire une chose : j’ai déj à pensé qu’un droit officiel plus directif était la seule voie menant à une plus grande justice. Aujourd’hui, je ne vois plus le défi en termes uniquement d’outils. En fait, notre défi est beaucoup plus vaste : il nous faut repenser nos attitudes et nos attentes au sujet de qui possède le droit, de ce que le droit peut accomplir et des façons les plus efficaces dont le droit peut être utilisé afin de créer une société plus juste.

Il a ensuite transmis cinq courts messages tirés de sa vaste expérience :

« Les Canadiens renouvellent le droit en le vivant, réussissant souvent à réparer les injustices causées par un droit officiel que le législateur ne veut pas ou ne peut pas modifier. »

Roderick Macdonald
  1. Information n’est pas toujours synonyme de pouvoir et la vulgarisation juridique « peut être une arme à double tranchant » qui « finit souvent par accro ître la dépendance aux avocats, aux tribunaux et au système officiel ».
  2. « Droit dans la société » n’est pas synonyme de « droit et société » :

    « Droit » et « société » ne sont pas deux choses différentes. Le droit est présent dans l’interaction sociale. L’objectif général ne peut pas être de faire en sorte que les faits récalcitrants de la vie sociale se conforment aux structures bien ordonnées des règles juridiques officielles. L’exclusion d’un si grand nombre de personnes des présumés bénéfices du système de justice découle directement de l’incapacité ou du refus du droit officiel adopté par les législateurs et appliqué par les tribunaux de laisser de la place au droit vivant de l’interaction humaine quotidienne.

  3. «Accès aux tribunaux » n’est pas synonyme d’« accès à la justice ». Le défi est de « reconcevoir les conflits humains d’une manière qui permet aux institutions officielles de reproduire la sagesse des symboles sociaux non officiels, et aux symboles sociaux non officiels de reproduire les valeurs démocratiques et d’égalité sociale que nous attribuons à nos processus officiels ».
  4. Pour ce qui est de la diversité et du désenchantement, « le seul différenciateur social auquel il faut se soumettre, celui qui transcende toutes les autres inégalités, c’est la classe sociale ». Le défi est de « créer un système dont les règles, les méthodes et le personnel tiennent réellement compte des questions d’identité et de diversité ».
  5. La justice réside dans les aspirations humaines et le droit est « autant l’affaire de tous les Canadiens que des législateurs, des tribunaux et des avocats ». Il est essentiel de « donner aux citoyens la possibilité de participer davantage aux processus législatifs et administratifs de création du droit ».

En conclusion, M. Macdonald a souligné l’importance de se concentrer sur le véritable objectif :

« Nous en venons à nous attacher à l’« accès » à la justice plutôt qu’ à la « justice » elle m ême; et bien que nous proclamions que l’« accès à la justice » est un but, ce que nous visons réellement, c’est l’« accès au droit ». »

Roderick Macdonald

Les préoccupations les plus importantes des Canadiens au sujet de la justice ont peu à voir avec les droits fondamentaux au sens strict : elles concernent plutôt la reconnaissance et le respect. Et les obstacles les plus importants à l’accès à la justice ne peuvent être surmontés que si nous réorientons notre façon de considérer les différends, les droits, les jugements et les recours judiciaires du type tout ou rien; l’injustice découle non pas des difficultés rencontrées lors des procès civils, mais des inégalités du pouvoir social.

La plupart des propositions contemporaines d’amélioration de l’accès à la justice sont simplement la réaction d’un système officiel qui craint de perdre sa capacité de contrôler les autres institutions sociales où les gens négocient et vivent leur propre droit et les pratiques de la société civile. La quête obsessive de solutions juridiques officielles signifie que nous sommes maintenant moins enclins, et moins aptes, à imaginer des réponses innovatrices aux disparités concernant le pouvoir et aux défis que représente la construction d’une société juste ayant une profonde signification humaine.

Mme Mary Ellen Turpel-Lafond, juge de la cour provinciale à Saskatoon, en Saskatchewan, a puisé dans son expérience au sein de la magistrature et à l’égard des questions autochtones pour indiquer que la qualité de la justice appliquée aux membres de nos Premières Nations est source de grande anxiété dans l’Ouest canadien. Il faut examiner plus sérieusement et de plus près la structure de la justice et la manière dont elle s’adapte au pluralisme et à la diversité et traduit les valeurs et les aspirations des collectivités.

La question de savoir si nous avons créé une « industrie carcérale » ou une économie de contrôle au sein du système de justice se pose. En Saskatchewan, par exemple, un jeune autochtone est plus susceptible d’aller en prison que de terminer ses études secondaires. À cet égard, le système de justice officiel n’a pas réussi à répondre aux besoins essentiels des jeunes Autochtones qui ont des démêlés avec la justice. Le système recycle, criminalise et contrôle les adolescents dès leur jeune âge sans les engager socialement. Il faut examiner ces questions en termes de structure plutôt que chercher à résoudre chacun des cas par l’entremise des tribunaux. Un bon exemple de cette situation est le problème de la violence sexuelle chez les Autochtones. Nous devons nous attaquer aux sources du problème si nous voulons réellement le résoudre.

Des efforts considérables ont été investis avec beaucoup d’espoir ces dernières années dans la mise en œuvre de régimes de justice réparatrice. Il est cependant ironique de constater que la notion de justice réparatrice a été mise de l’avant sans véritable engagement politique. Les collectivités n’ont pas reçu les ressources nécessaires pour mettre les programmes en œuvre. Par exemple, peu de ressources, voire aucune, ont été affectées aux conseils de détermination de la peine ou aux cercles de vie.

« Les Canadiens renouvellent le droit en le vivant, alors que la justice suit ou plutôt essaie de suivre. Il n’y a pas de formule toute faite ou de solution miracle. »

Le juge Mary Ellen Turpel Lafond

Les solutions ne résident manifestement pas dans un plus grand accès aux tribunaux puisque cette idée a été abandonnée par la plupart des membres de la collectivité. La justice institutionnelle n’est pas réparatrice. Nous devons nous demander comment transformer la justice de façon qu’elle reproduise des valeurs sociales démocratiques. Mais il est plus important encore que nous nous demandions si nous avons toujours réellement une vision cohésive de la collectivité. Aux yeux des membres des groupes minoritaires, même la justice informelle (par exemple, celle rendue par les cours des petites créances) reflète la justice officielle de l’homme blanc. Il s’ensuit que, à l’occasion, le pluralisme finit par contester le droit. Comment peut-on changer cette situation?

Nous devons nous éviter les solutions réductionnistes qui mettent l’accent sur un seul aspect, par exemple l’accès, plutôt que sur la justice elle-même. L’injustice tire sa source des inégalités du pouvoir social. Nous devons examiner ces causes et non nous engager dans une quête obsessive de solutions juridiques.

Jacques Dufresne, conférencier, auteur et fondateur de L’Agora, un journal d’idées et de débats, a commencé son exposé en racontant une anecdote. L’été dernier, l’un de ses neveux était sur une plage du New Hampshire avec sa femme et leurs deux enfants. Pendant que le père et son fils de six ans construisaient un ch âteau de sable, un jeune garçon du même âge a menacé de le détruire. Le père, haussant la voix, lui a donné à entendre que son geste aurait des conséquences. Le garçon a quand même détruit le ch âteau d’un coup de pied. Le père s’est alors simplement emparé des poignets du jeune vandale, persuadé que ses parents arriveraient bientôt. De fait, la mère est arrivée peu après, mais en furie contre cet étranger qui osait mettre la main sur son enfant, ce que les lois du New Hampshire interdisaient formellement. L’agent de sécurité de la plage s’estimant dépassé par les événements a fait appel à la police d’une ville voisine. Après deux heures de négociations ardues, le père a échappé à une coûteuse poursuite, mais ilû présenter ses excuses à l’enfant. Faut-il s’étonner qu’avec de telles lois et dans un tel climat, les tribunaux soient encombrés?

Heureusement, un tel zèle est moins courant au Canada, mais pour combien de temps? M. Dufresne a fait remarquer ce qui suit :

Nous imitons les règles de droit américaines avec un tel empressement que nous dépasserons bientôt notre propre modèle, en particulier depuis que nous subventionnons l’accès à la justice, ou plutôt l’accès à l’institution juridique telle que nous la connaissons. J’entends par « institution juridique » le pouvoir (j’ai bien dit le « pouvoir ») englobant les tribunaux, les lois et règles de droit et les professions juridiques.

L’accès à la justice n’est pas le véritable problème. Tout comme un médicament peut causer une maladie, le système juridique peut entra îner des malheurs. De la même façon dont nous avons besoin d’une médecine douce, nous avons besoin d’une justice douce. M. Dufresne a imaginé une pyramide de la justice qui propose un nouveau processus dans lequel l’accès au système de justice est un moyen de dernier recours (la pyramide figure à l’appendice B). L’autorégulation se situe tout en bas de la pyramide, le droit préventif et les solutions de rechange, au milieu, et les tribunaux, au sommet. La conciliation, la médiation et l’arbitrage devraient être les méthodes privilégiées de règlement des différends. Seuls les différends qui ne peuvent être réglés par d’autres moyens et qui représentent une valeur exceptionnelle devraient être soumis aux tribunaux.

Sur le plan philosophique, M. Dufresne a laissé entendre que les solutions à l’accès à la justice ne peuvent être trouvées dans le type de libéralisme proposé par des penseurs comme Hobbes, Locke ou, plus récemment, Rawls. Nous devons abandonner l’idée que l’homme est un loup et revenir au point de vue d’Aristote, qui pensait que l’homme est un animal social, à la philia qui concilie l’homme et la société.

Avant de terminer son exposé, M. Dufresne a plaidé en faveur d’une justice « plus douce ».