Repenser l’accès à la justice pénal au Canada : un examen critique des besoins, des réponses et des initiatives de justice réparatrice

1. Le contexte et les concepts de la justice pénale : de l'accès à la justice à l'accès à la justice (suite)

1.3 Aspects public et privé de la justice

[trad. libre] Je ne crois pas que le règlement amiable, comme pratique générique, soit préférable au jugement ni qu'il faille l'institutionnaliser sur tous les fronts et sans distinction. On devrait plutôt le considérer comme une technique extrêmement problématique pour alléger les rôles. Le règlement amiable est selon moi l'analogue civil de la négociation de plaidoyer : le consentement est souvent obtenu par contrainte; l'entente peut être conclue par une personne sans autorité; l'absence d'un procès et d'un jugement complique l'intervention subséquente d'un juge; et bien qu'on élague les rôles, il se peut que justice ne soit pas rendue. Comme la négociation de plaidoyer, le règlement amiable représente une capitulation devant les conditions de la société de masse et on ne devrait ni l'encourager ni en chanter les éloges (Fiss, 1984, p.1075).

Cette déclaration classique d'Owen Fiss à propos du règlement amiable et de ses désavantages dans le contexte du droit civil, qu'il rapproche de la négociation de plaidoyer dans la procédure pénale, révèle bon nombre des préoccupations concernant le règlement de différends « privé » dans les deux contextes : crainte de la contrainte, absence de responsabilisation à l'égard de la décision et absence des garanties procédurales présentes dans un procès « public », des éléments qui justifient sa crainte que « justice ne soit pas rendue ». La critique de Fiss fait partie d'une évaluation plus générale de la justice informelle dans la documentation spécialisée où l'on recense autant les avantages que les limites de la négociation à l'ombre de la loi (Mnookin, dans Eekelaar et Katz, éd., 1984). Certains mécanismes de justice réparatrice peuvent inclure des caractéristiques qui compensent bon nombre des craintes de Fiss, mais elles peuvent néanmoins être des aspects symboliques de cette « privatisation de la justice » qu'il faudrait confronter lors de l'élaboration de politiques officielles pour le système de justice.

1.3.1 Le besoin d'une « collectivité »

Dans la documentation spécialisée comparant les pratiques de justice informelle dans les sociétés pré-capitalistes et modernes, on mentionne que, dans une très grande mesure, une « collectivité » est nécessaire pour soutenir ces pratiques. Par exemple, Sally Engle Merry a comparé la médiation de différends dans quatre sociétés de petite taille et elle a tiré des conclusions quant à la possibilité d'adapter ces pratiques à l'Amérique urbaine (Merry, dans Abel, 1982, éd., p. 17). Entre autres conclusions, Merry décrit la nécessité d'une collectivité unie, stable et moralement intégrée dont les capacités de contrôle social informel peuvent être exploitées dans des règlements amiables informels (Merry, dans Abel, éd., 1982, p. 34). Elle conclut néanmoins qu'étant donné que les centres de médiation américains sont souvent situés dans les grands centres métropolitains, les pressions de la collectivité nécessaires pour pousser les parties à accepter un compromis risquent fort d'être absentes.

[trad. libre] Les parties à un conflit [aux États-Unis] sont rarement intégrées dans un contexte social intime et uni dans lequel ils ont besoin d'entretenir des rapports de coopération. Même quand les parties viennent du même quartier, leur conflit dans une relation n'a pas de répercussion pour d'autres membres de la collectivité, sauf si elles sont intégrées dans une structure sociale unitaire (Merry, dans Abel, éd., 1982, p. 34).

Plus récemment, Barbara Hudson a décrit succinctement dans le Journal of Law and Society ce problème du besoin de « collectivité » dans la société occidentale : sans la collectivité, la justice réparatrice est réduite aux points de vue contradictoires de la victime et du délinquant (Hudson, 1998, p. 251).

Pourtant, même si la nécessité de faire appel à une « collectivité » peut créer des problèmes pour quelques pratiques de justice informelles, il peut donner de bons résultats dans d'autres cas. Par exemple, l'évaluation des cercles de détermination de la peine a été positive dans les collectivités autochtones au Canada (Stuart, 1997; Stuart, dans Galaway et Hudson, éd., 1996), où il y a plus de chances de trouver une collectivité qui satisfait aux critères de Merry, c'est-à-dire qui est unie, stable et moralement intégrée, et qui peut aussi exercer un contrôle social informel. Comme McNamara le mentionne, le concept de « collectivité » aux fins des cercles de détermination de la peine autochtones peut être assez vaste; citant le juge Grotsky dans R. v. Cheekinew, il estime qu'il faudrait donner au terme « collectivité » un sens large et libéral puisqu'il pourrait donner lieu à des interprétations différentes selon le lieu de résidence du délinquant concerné (McNamara, 2000, p. 83). Par ailleurs :

[trad. libre] La disponibilité d'une collectivité aux fins des cercles de détermination de la peine ne se limite pas à pouvoir définir l'existence d'un groupe, qu'il soit géographique ou personnel. La capacité et le niveau de préparation de la collectivité à participer à un processus décisionnel en matière de justice pénale (et à superviser le suivi), et sa volonté de le faire, sont des conditions préalables au succès de la justice communautaire, qu'elle prenne la forme de cercles de détermination de la peine ou d'autres modèles (McNamara, 2000, p. 83-84).

Fait révélateur, quelques pratiques de la justice informelle, comme les cercles de détermination de la peine, sont étroitement liées aux processus de « guérison » autochtones traditionnels[16]. Par conséquent, la réduction du rôle du procureur de la Couronne dans les cercles de détermination de la peine autochtones peut constituer une reconnaissance de la pertinence de la justice autochtone traditionnelle - elle peut même dénoter une reconnaissance informelle de l'autonomie gouver-nementale autochtone (Chartrand, 1995); par contraste, la présence plus discrète du procureur de la Couronne dans d'autres contextes pourrait subtilement donner à penser que l'État s'intéresse peu aux préoccupations de la victime, du délinquant ou de la collectivité (Marshall, 1998). McNamara soutient qu'il faut donc prendre en compte tous les sens subtils que le recours aux cercles de détermination de la peine peut prendre :

[trad. libre] Il est largement admis que le cercle a une signification philosophique, spirituelle et culturelle pour de nombreuses Premières nations au Canada. Le point qui porte le plus à controverse est de savoir s'il convient de considérer le cercle de détermination de la peine comme un produit des cultures juridiques des Premières nations fondé sur les méthodes « traditionnelles » de règlement des différends et de décision dans les collectivités autochtones ou bien s'il est plus juste d'y voir la création d'une minorité progressiste au sein de la magistrature canadienne? (McNamara, 2000, p. 75)[17]

Deux autres préoccupations ont été mentionnées par rapport aux conceptions de la « collectivité » dans le contexte des pratiques de la justice réparatrice. La première préoccupation concerne le fait que des membres et des ressources de la collectivité doivent être affectés aux procédures de justice informelles. Si personne ne conteste que la participation au système de justice est un aspect important de la vie d'une collectivité, il est peut-être moins facile de déterminer l'importance relative des pratiques de la justice réparatrice par rapport à d'autres besoins réclamant les rares ressources des collectivités. Ces préoccupations sont pertinentes aux cercles de détermination de la peine autochtones de même qu'aux programmes de conférences familiales et de médiation entre la victime et le délinquant. Dans tous ces cas, des membres et d'autres ressources de la collectivité sont monopolisés par les besoins de la justice réparatrice et, par conséquent, ils peuvent ne pas être disponibles pour satisfaire à d'autres besoins de la collectivité. Par ailleurs, comme Abel l'affirme, l'informalisme peut facilement dégénérer d'un mécanisme visant à améliorer l'efficacité de l'exercice des droits en un processus de déjudiciarisation dont l'objectif premier est de réduire les dépenses de l'État allouées pour faire respecter ces droits (Abel, 1982, éd., p. 8). Étant donné que la justice réparatrice et la participation des collectivités à ses mécanismes peuvent sembler coûter moins cher que la justice conventionnelle, précisément à cause de l'utilisation de ressources communautaires (au lieu de celles de l'État), des pressions pourraient s'exercer sur les collectivités pour qu'elles utilisent les pratiques de justice réparatrice surtout pour des raisons économiques[18].

La deuxième préoccupation à propos de la « collectivité » a trait à des questions de pouvoir au sein de ces collectivités. Dans la mesure où les procédures de la justice réparatrice comptent sur les collectivités pour exercer un contrôle social, il faut décortiquer le concept de « collectivité » et examiner ses rapports de pouvoir internes. Lacey explique que dans la mesure où les procédures communautaires sont officialisées, elles peuvent tendre à créer leur propre hiérarchie (Lacey, 1998; 1988). Par ailleurs, Marshall affirme que ces rapports de pouvoir internes devront peut-être être contestés :

[trad. libre]… Le désir de se disputer peut lui-même entrer en conflit avec le désir de la collectivité de réprimer de telles altercations, et la réconciliation peut représenter la préséance des intérêts de la classe dominante locale sur ceux des parties au conflit défavorisées. Plus la répartition des pouvoirs au sein d'une collectivité est inégale, plus ces problèmes deviennent grands. Malgré tous ses défauts, on peut considérer que le droit protège la liberté et les droits individuels qui pourraient être menacés par des procédures communautaires contrôlées par des intérêts de la majorité locale (Marshall, 1985, p. 53).

Cette préoccupation n'a peut-être pas beaucoup d'importance dans le contexte des cercles de détermination de la peine dans les collectivités autochtones, où l'exercice du pouvoir collectif est susceptible de correspondre au pouvoir traditionnel et par conséquent, susceptible d'être largement accepté au sein de la collectivité. McNamara souligne par exemple que tout porte à croire que les cercles de détermination de la peine reflètent dans certaines collectivités autochtones des pratiques vieilles de 500 ans (McNamara, 2000, p. 77)[19]. Néanmoins, même dans des collectivités autochtones, des rapports de pouvoir inégaux peuvent exister et les programmes de justice réparatrice devront en tenir compte. Lorraine Berzins est d'avis que dans quelques-unes de ces collectivités, on peut observer :

[trad. libre]… des déséquilibres de pouvoir et des inégalités socio-économiques dans les collectivités. On sait que laissées à elles-mêmes, les collectivités ont déjà pris les personnes vulnérables pour boucs émissaires, ont déjà abusé des droits des défavorisés. Nous pourrions être pris dans une lutte entre ceux qui veulent qu'on accorde plus de pouvoir aux collectivités et ceux qui n'ont pas confiance que les collectivités sauront exercer ce pouvoir – à moins que nous prenions clairement conscience que la solution ne doit pas forcément être universelle (Berzins, dans Healy et Dumont, éd., 1997, p. 213, nous soulignons).

1.3.2 Les individus et les relations de pouvoir

On craint fréquemment que les pratiques de justice informelles, notamment la justice réparatrice, offrent des garanties procédurales insuffisantes (Ashworth, 2000, p. 84). Par exemple, les victimes et les délinquants, de même que les participants de la collectivité, peuvent jouir d'un accès différent aux aspects économiques, psychologiques ou autres de la capacité individuelle, et ces différences peuvent influer sur leur capacité de participer de façon valable à des programmes de justice réparatrice. Faisant référence en particulier à la médiation entre la victime et le délinquant, Crawford pense aussi que des rapports de pouvoir différents entre les parties peuvent influer sur les règlements, si ces différences demeurent incontrôlées (Crawford, dans Young et Wall, éd., 1996, p. 340). Par ailleurs, Joseph est d'avis que les cas de violence conjugale pourraient ne pas se prêter à la médiation, en partie à cause de la difficulté de garantir un pouvoir de négociation égal entre un délinquant masculin et une victime féminine dans ce contexte (Joseph, 1996). De plus, tout en étant conscient qu'il arrive aussi que les processus de la justice pénale conventionnelle ne réussissent pas à équilibrer le pouvoir entre un délinquant et une victime - ou entre un délinquant et l'État - on craint également que l'existence d'objectifs multiples et non constants au sein des programmes de justice réparatrice puisse elle-même créer des problèmes d'inégalité de pouvoir et comporter un potentiel d'abus.

[trad. libre] [De nombreux systèmes] visent à réaliser des objectifs normatifs et administratifs multiples, notamment la promotion d'un changement d'attitude chez le délinquant, une plus grande participation de la victime à l'administration de la justice, la réduction des coûts pour le Trésor public, la décongestion des cours, la promotion de la justice réparatrice et la déstigmatisation. Par un effet pervers, si les objectifs multiples permettent aux modèles de déjudiciarisation de s'attirer des appuis larges et diversifiés, ils constituent également leur talon d'Achille. En cherchant à réaliser les objectifs divergents qu'ils se donnent, ces modèlesparticulièrement la médiation et la réparationsont tiraillés dans des directions différentes, et souvent contradictoires, tandis qu'ils tentent de satisfaire aux demandes divergentes de leurs divers commettants (Crawford, dans Young et Wall, éd., 1996, p. 343, nous soulignons).

Andrew Ashworth relève également quelques problèmes propres à la justice réparatrice dans les rapports qu'elle souhaite créer entre les victimes et les délinquants (surtout dans le contexte de la médiation entre victime et délinquant). Selon Ashworth, les possibilités que les pratiques de la justice réparatrice offrent aux délinquants de comprendre, grâce à la participation de la victime, les conséquences humaines de ce qu'ils ont fait peuvent fausser le processus. Il explique qu'il n'y a qu'un pas entre de telles affirmations et les prétentions selon lesquelles la participation accrue de la victime est pour le bien du délinquant et de la collectivité en général, plus particulièrement comme en témoignent les taux de condamnations répétées.

[trad. libre] Le danger est clair : chez certaines personnes, il y a eu un glissement entre le point de départ, qui consistait à soutenir des initiatives axées sur la victime et la justice réparatrice en fonction des intérêts des victimes, et l'idée de juger ces initiatives en fonction de ce qu'elles apportent aux délinquants. Le danger est d'asservir les victimes aux délinquants (Ashworth, 2000, p. 88).

Selon Ashworth, l'indifférence apparente à l'égard des victimes dans une grande partie du vingtième siècle signifie qu'il pourrait bien être nécessaire de revoir la participation des victimes dans les procédures de la justice pénale, notamment dans les programmes de justice conventionnelle et réparatrice. Par la même occasion, il avertit qu'il faut aussi adopter une approche fondée sur des principes et s'appuyer sur des preuves solides en formulant les politiques en matière de justice pénale[20]. Les remarques d'Ashworth font le lien entre ces préoccupations concernant les victimes comme participants à titre individuel aux pratiques de la justice réparatrice et des préoccupations plus générales, plus idéologiques à propos des messages sous-jacents que les pratiques de la justice réparatrice transmettent.

1.3.3 La privatisation de la justice : idéologie et changement social

[trad. libre] Contrairement à la stratégie de bien-être pénal [réadaptation], qui était associée à une politique plus générale du changement social et à une certaine vision de la justice sociale - si boiteuses qu'en soient la conception et l'exécution - les nouvelles politiques pénales n'ont pas d'objectif plus vaste, pas de stratégie en faveur d'un changement social progressif et pas de souci d'éliminer les divisions sociales. Il s'agit plutôt de politiques destinées à gérer le danger et contrôler les divisions créées par une certaine forme d'organisation sociale, et à transférer le fardeau du contrôle social sur des individus et des organisations qui sont souvent mal outillés pour s'acquitter de cette tâche (Garland, 1996, p. 466).

L'analyse que David Garland fait des stratégies de contrôle de la criminalité au Royaume-Uni à la fin du vingtième siècle montre comment les politiques officielles se sont adaptées à l'idée que la criminalité est un aspect normal, courant de la société moderne, un événement - ou plutôt un ensemble d'événements - qui ne nécessite aucune motivation ou disposition particulière, aucune pathologie ni anormalité et qui est inscrite dans les routines de la vie sociale et économique contemporaine (Garland, 1996, p. 450). Selon Garland, la réponse de l'État comprend la « stratégie de responsabilisation » : l'abdication de l'intervention directe (par l'intermédiaire de la police, de la cour, des prisons, des services sociaux, etc.) et l'adoption d'une intervention indirecte d'agences et d'organisations non gouvernementales qu'on encourage à assumer la responsabilité de prévenir les conditions propices aux actes criminels (incluant, par exemple, les programmes de surveillance de quartier, l'embauche de gardiens de sécurité dans les commerces et les immeubles, l'installation de systèmes antivol dans les résidences et les voitures). Garland croit qu'en fait, le gouvernement central procède selon les limites établies qui séparent le domaine privé du domaine public, cherchant à renégocier ce qui est à proprement parler une fonction de l'État et ce qui ne l'est pas (1996, p. 453). Il souligne également que les taux croissants d'incarcération révèlent la politisation des objectifs de l'État en matière d'ordre public, l'État demeurant responsable de la répression de la criminalité tout en diffusant dans la collectivité la responsabilité du contrôle de la criminalité. Dans un tel contexte, il est important d'examiner les objectifs et les méthodes de la justice réparatrice : pourraient-ils représenter, du moins dans certains cas, des exemples de « responsabilisation »? Dans l'affirmative, doit-on s'en préoccuper ou non?

Quelques points soulevés par Garland rappellent les préoccupations traditionnelles à propos de la nature problématique du contrôle de l'État dans la déjudiciarisation de réclamations civiles, des tribunaux à des cadres communautaires. Selon de nombreux chercheurs, la création de solutions de rechange moins formelles aux tribunaux occulte la façon dont l'État continue de contrôler ces nouveaux mécanismes; ce n'est pas que l'État se retire de la gestion des différends, mais plutôt qu'on transforme le différend et qu'on rend le rôle de l'État moins visible (Harrington, 1985, p. 35). Friedman affirme également que si l'administration de la justice par des non-juristes a tendance à être bon marché et informelle, l'un de ses grands vices étant qu'elle peut être exploitée comme un instrument du pouvoir de l'État, un moyen d'étendre le contrôle central dans tous les recoins de la société (Friedman, dans Cappelletti et Weisner, 1978, p. 24). Pour leur part, Cain et Kulcsar ont lancé l'idée que les mécanismes de règlement des différends peuvent simplement représenter une nouvelle forme d'adjudication contrôlée par l'État, lequel ne peut être tenu responsable par les mécanismes représentatifs et parlementaires habituels de la démocratie (Cain et Kulcsar, 1981-1982, p. 393). Toutes ces remarques semblent dénoter, dans des contextes différents, des préoccupations à l'égard d'une redistribution invisible des responsabilités publiques et privées en matière de règlement de différends. Ces préoccupations sont similaires aux préoccupations exprimées par Zander dans les conférences de Hamlyn sur la mesure dans laquelle le Trésor définit maintenant l'accès à la justice au Royaume-Uni (Zander, 2000, p. 24). Ainsi, l'analyse de la « responsabilisation » de Garland peut être rattachée aux préoccupations plus générales concernant l'accès à la justice, notamment à propos du « délestage » des coûts de la justice pénale (Crawford, dans Young et Wall, éd., 1996, p. 313).

Garland a aussi relevé un autre aspect de la privatisation dans l'évolution récente du droit pénal : la façon dont la reconnaissance plus grande des « droits » des victimes peut contribuer aux objectifs politiques de l'ordre public en individualisant (privatisant) les victimes d'actes criminels au lieu de les associer au « public » dans son ensemble :

[trad. libre] La victime de l'acte criminel n'est plus un pauvre citoyen qui a fait les frais d'un préjudice criminel et dont les intérêts sont subsumés sous « l'intérêt public » qui guide les poursuites et les décisions pénales. La victime est maintenant, dans un certain sens, un personnage beaucoup plus représentatif dont on considère l'expérience comme commune et collective plutôt qu'individuelle et atypique [.] Quiconque s'exprime au nom des victimes le fait en notre nom à tous - ou ainsi le déclare la nouvelle sagesse politique des sociétés affligées d'un taux de criminalité élevé [.] Cette vision de la victime comme « l'homme ordinaire » (et par-dessus tout « la femme ordinaire ») a ébranlé l'ancienne notion de « public » et a aidé à redéfinir et désagréger cette identité collective. Il n'est plus suffisant de subsumer l'expérience de la victime sous la notion du bien public : le bien public doit être personnalisé - décomposé en ses éléments individuels (Garland, 2000, p. 351).

Pour Garland, cet accent sur les victimes révèle de nouvelles tendances sociales dans notre interprétation de la criminalité et de l'insécurité ainsi qu'une relation remaniée entre la victime individuelle, la victime symbolique et les institutions publiques qui représentent leurs intérêts et administrent leurs plaintes (Garland, 2000, p. 352). De telles critiques soulèvent des questions sur la mesure dans laquelle les pratiques de la justice réparatrice peuvent représenter des notions privatisées de la victimisation et de la criminalité, et des pratiques qui évitent d'octroyer aux délinquants les garanties traditionnelles dont ils jouissent dans un système public d'administration de la justice. Sans négliger l'importance des principes et des objectifs de la justice réparatrice, nous devons prendre en compte comment ils peuvent être adaptés, même transformés, par l'intérêt de l'État à « délester » le coût de la justice sur les collectivités et à utiliser les victimes pour justifier des niveaux accrus de police et d'incarcération.

1.4 L'égalité et la justice sociale

Les descriptions traditionnelles de l'accès à la justice ont rattaché ses objectifs fondamentaux à des normes d'égalité et aux mesures visant la justice sociale, des questions que nous verrons plus en détail dans le chapitre 2. Cependant, le lien entre les prétentions concernant l'accès à la justice et les objectifs plus systémiques de la justice sociale s'applique aussi au contexte d'une réévaluation des idées concernant l'accès et la justice. Jusqu'à un certain point du moins, l'idée de la règle du droit est un principe fondamental pour ceux qui insistent sur l'élément de l'accès aux procédures juridiques. Par exemple, David Dyzenhaus estime que la justification normative essentielle de l'aide juridique découle de l'engagement de l'État à l'égard de la règle du droit, un engagement qui, selon lui, nécessite plus que des garanties de « liberté négative » (Dyzenhaus, dans McCamus, Rapport de l'examen du régime d'aide juridique en Ontario, 1997, p. 475). Néanmoins, l'engagement à l'égard de la règle du droit ne peut pas, en soi, garantir la justice matérielle. Alan Norrie pense que le respect de la règle du droit peut simplement renforcer les rapports de classe actuels (inégaux et peut-être injustes), surtout dans le contexte du droit pénal :

[trad. libre] Lors de l'élaboration de lois, le droit pénal a été le dernier domaine où l'on a respecté des principes juridiques rationnels [.] Bien sûr, lorsqu'il s'agissait des droits à la propriété privée de la classe moyenne et des propriétaires fonciers, les avocats ont parlé haut et fort, mais quand il s'est agi des droits de ceux qui étaient confrontés à la propriété privée comme à une limite à leur liberté et à leur égalité sociale réelle, les choses ont été différentes [.] [La] règle du droit (pénal) est essentiellement un mécanisme pour protéger les biens de ceux qui en possèdent contre ceux qui n'en possèdent pas et, de façon plus générale, de maintenir un degré de contrôle social sur ceux dont la place dans la société en fait des victimes en même temps qu'ils victimisent d'autres personnes. (Norrie, dans von Hirsch et Ashworth, éd., 1998, p. 368).

Ces points de vue sur la règle du droit révèlent les tensions qui existent dans les procédures du droit pénal conventionnel entre la forme et le fond par rapport aux objectifs d'égalité. De même, lorsque vient le temps de fixer des priorités pour les services d'aide juridique, Douglas Ewart affirme que les avocats doivent être conscients des nombreuses formes de discrimination subtiles que des délinquants peuvent subir dans leur vie quotidienne et de la façon dont ces expériences déterminent leur participation réelle (et l'accès à la justice positif) aux procédures pénales conventionnelles :

[trad. libre]… Prenons pour exemple la situation des Noirs fréquemment interceptés ou arrêtés par la police. Face à une accusation criminelle, ils n'ont pas forcément besoin d'un avocat noir, mais ils peuvent très bien avoir besoin d'un avocat qui, par sa formation ou son expérience pertinente, peut être sensible à ce que cela peut signifier de se voir refuser des possibilités à cause de sa race, de faire partie d'une collectivité fréquemment ciblée, d'avoir été fréquemment intercepté et interrogé par la police et de se retrouver dans une salle d'audience où vous êtes le seul visage noir. Cette compréhension n'est pas seulement utile pour améliorer la confiance du client à l'égard du service fourni, elle est essentielle à une gamme de fins « conventionnelles ». (Ewart, 1997, p. 15).

Ewart se concentre ici sur la forme de représentation juridique - et sur la complexité des décisions concernant l'accès aux services d'aide juridique, mais ses remarques révèlent la façon dont les questions de justice positive peuvent souvent influer sur les droits officiels à une représentation juridique. Par ailleurs, les points de vue d'Ewart n'évoquent pas l'inégalité fondamentale du système de justice pénale comme Norrie le fait. Par conséquent, dans la mesure où les pratiques de justice réparatrice peuvent renoncer aux garanties procédurales officielles, notamment la représentation juridique, il est important d'évaluer si elles satisfont aux objectifs de la justice sociale positive. Cependant, même en supposant que ces objectifs soient atteints, la question de Norrie, à savoir si ces procédures règlent - ou peut-être aggravent - les problèmes d'inégalité fondamentale se posent peut-être encore[21].

Les tenants des pratiques de justice réparatrice prétendent aussi que ces procédures donnent aux participants des pouvoirs que les cours pénales conventionnelles ne leur accordent pas. Ainsi, l'autonomisation représente en soi un objectif d'égalité et de justice sociale. Il y a dix ans, David Trubek décrivait le « moi autonomisé » comme une caractéristique inhérente du règlement des différends dans les réclamations civiles aux États-Unis; il disait de plus que l'engouement pour les MRC constituait une critique nouvelle et importante des conceptions antérieures de l'accès à la justice, des conceptions enchâssées dans le libéralisme juridique. Selon Trubek, le mouvement antérieur en faveur de l'accès à la justice a été compromis précisément parce qu'il y a une limite à ce qu'il est possible de faire pour obtenir justice en améliorant ce que les réformateurs juridiques entendent par « accès » (Trubek, dans Hutchinson, éd., 1990, p. 108). En se tournant plutôt vers des méthodes de règlement des différends, Trubek croit que celles-ci représentent une contestation fondamentale de la vision individualiste de l'autonomisation fondée sur les droits du libéralisme; les partisans d'autres tribunes ont plutôt envisagé des possibilités d'améliorer le sentiment de collectivité, de nouvelles sources de droit et une compréhension différente de l'autonomisation :

[trad. libre] Pour ces voix radicales, les coûts financiers de la procédure civile conventionnelle n'étaient pas son seul défaut, mais aussi le fait qu'elle suppose que l'exercice de droits définis juridiquement était à la fois nécessaire et suffisant pour garantir l'autonomisation. Ces partisans radicaux des MRC cherchaient des procédures qui emploieraient et développeraient les normes et les valeurs de la collectivité, permettraient d'arriver à un accord normatif au moyen d'un dialogue franc et seraient sensibles à l'importance des rapports sociaux pour le maintien et l'amélioration de l'individu (Trubek, dans Hutchinson, éd., 1990, p. 122).

Tout en reconnaissant les aspirations du mouvement en faveur des MRC, Trubek conclut que, du moins dans certains cas, les institutions juridiques conventionnelles ont déjà saisi et coopté le nouveau mouvement, exploitant son discours pour soulager la congestion des tribunaux sans rendre la justice civile plus accessible, que ce soit en termes financiers ou existentiels, et ces institutions n'ont assurément aucun contenu radical ou transformateur (Trubek, dans Hutchinson, éd., 1990, p. 127, nous soulignons). Néanmoins, il croit que les MRC représentent non pas simplement une autre quête pour obtenir justice dans un contexte libéraliste, mais un effort hésitant pour élargir notre conception du moi et de l'autonomisation au-delà de leurs contraintes intellectuelles.

Pourtant, le défi difficile de traduire ces objectifs exigeants en des mesures concrètes a été révélé dans une étude empirique décrite par Joel Handler par rapport à l'autonomisation client-patient dans le contexte des soins de santé privatisés, des soins communautaires pour les personnes âgées et des programmes de sécurité au travail. Ces situations concrètes ont montré la complexité des rapports de « pouvoir » et de « l'autonomisation » et la nécessité de voir dans l'autonomisation plus que la simple participation :

[trad. libre] La participation est habituellement justifiée du point de vue des processus - autonomie, dignité et respect. Ce sont des valeurs en soi, mais je crois qu'il faut plus; la coopération comporte des avantages substantiels - des encouragements réciproques, concrets ou matériels. Comme les rapports de pouvoir sont si inégaux lorsque des gens dépendants traitent avec de grands organismes publics, je ne crois pas que les valeurs humanistes du respect mutuel, de l'altruisme et de la fierté professionnelle seraient suffisantes pour soutenir la moralité et le respect de l'égalité d'un organisme à moins qu'il y ait des encouragements solides, réciproques et concrets, notamment des encouragements financiers. (Handler, 1993, p. 262; voir aussi Handler, 1988).

Dans le contexte du droit pénal, ces remarques soulèvent des questions importantes quant aux pratiques de la justice réparatrice et à la mesure dans laquelle elles peuvent être particulièrement sensibles à l'égalité positive et à la justice sociale par rapport aux prétentions relatives à l'autonomisation[22]. Dans une évaluation récente de la justice réparatrice et de la justice sociale, John Braithwaite a confronté la dichotomie apparente entre ces deux notions. Soulignant que les délinquants et les victimes dans le processus de la justice pénale sont souvent pauvres et impuissants, Braithwaite dit que si les victimes et les délinquants pouvaient obtenir un certain degré de réparation d'un processus de justice réparatrice, cela constituerait un progrès plutôt qu'une régression de la justice sociale (Braithwaite, 2000, p. 194)[23]. Ces arguments évoquent clairement la nécessité d'examiner avec soin la définition de l'égalité et de la justice sociale et la nécessité d'études empiriques sur l'efficacité concrète des pratiques de justice réparatrice. Par exemple, Richard Delgado a mentionné que la médiation entre victime et délinquant peut bouleverser les attentes sociales en jetant un filet de contrôle par l'État plus vaste que prévu (Delgado, 2000, p. 761). Faisant référence à des cas mineurs qui auraient ordinairement été rejetés dans le système de justice pénale conventionnel mais qui peuvent maintenant recevoir un « traitement complet » dans le cadre de pratiques de justice réparatrice, Delgado mentionne que le défaut de faire restitution comme prévu pourrait aboutir à des taux d'incarcération plus élevés pour les délinquants (Delgado, 2000, p. 761-762).

En outre, Delgado a souligné le problème propre aux pratiques de justice réparatrice : l'absence de possibilités de transformation sociale.

[trad. libre] À ma connaissance, aucun partisan de la médiation entre la victime et le délinquant (MVD) ne dit que le médiateur de classe moyenne, la victime ou la société en général devrait avoir honte ou éprouver des remords à l'égard des conditions responsables de la situation difficile du délinquant. Bien entendu, de nombreux délinquants seront des personnes antisociales qui méritent un peu de sollicitude tandis que de nombreuses victimes auront une conscience sociale bien développée et de l'empathie pour le sort des pauvres urbains. Toutefois, rien dans la justice réparatrice ni la MVD n'encourage ce genre d'analyse ou de compréhension. Dans la plupart des cas, une victime vengeresse et un médiateur de la classe moyenne se ligueront contre un jeune contrevenant membre d'une minorité, pour exiger des excuses et négocier une entente afin de rembourser ce qu'elle a pris à la victime en retenant une partie de ses gains de son emploi au salaire minimum. Il y a peu de chances que des transactions de la sorte donnent lieu à une transformation sociale. La médiation traite la victime avec respect, lui accordant le statut d'une fin en soi, tandis que le délinquant est traité comme une chose à gérer, à humilier et à conditionner. Dans la plupart des sondages sur les programmes de MVD, on demande à la victime si elle s'est sentie mieux après. Par contraste, on se contente de demander aux délinquants s'ils ont rempli leur commande et s'ils ont récidivé. Les délinquants le sentent et se prêtent au jeu tandis que la victime et le médiateur de classe moyenne participent à l'exercice dans un accès de vertueuse indignation. Dans un tel contexte, le délinquant est susceptible de devenir encore plus cynique qu'avant et d'apprendre ce qu'il faudra dire la prochaine fois pour plaire au médiateur, apaiser la victime et conclure l'entente de restitution la plus légère possible.

Le cynisme du délinquant n'est peut-être pas qu'une intuition; il peut être fondé : les mécanismes de règlement informels sont encore plus susceptibles de le désavantager qu'un processus d'arbitrage officiel (Delgado, 2000, p. 764-766).

Dans ce contexte, les objectifs de l'égalité matérielle et de la justice sociale constituent des questions difficiles pour la justice réparatrice et pour les procédures conventionnelles de la justice pénale au Canada. Dans quelle mesure pouvons-nous évaluer les résultats en fait de justice positive? Ou, comme Zander le dit, devons-nous simplement accepter le fait que le concept de justice dans les affaires juridiques soit trop profond pour un projet de recherche? Ces questions fournissent le contexte et le cadre conceptuel de notre discussion des « besoins » et des « réponses » dans les chapitres suivants. Nous reviendrons sur ces questions dans notre critique du chapitre 4.