Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants

II.  Profil descriptif

1.0  Dépistage de la criminalité chez les jeunes

Il existe deux modes de dépistage de la criminalité. Le travail policier préventif comporte des activités proposées par les policiers ou les organisations policières (p. ex., contraventions, initiatives de prévention du crime). On parle de mobilisation préventive lorsqu'un agent décide spontanément d'arrêter un citoyen pour mener une enquête plus poussée ou que son travail reflète les décisions administratives de se concentrer sur certains groupes de personnes chez qui la criminalité tend à être plus élevée (Ericson, 1982)[2]. On parle de travail policier répressif lorsque les policiers répondent à une demande particulière d'un citoyen (qui a, par exemple, téléphoné à la police pour signaler un crime). Ces demandes peuvent provenir de personnes qui demandent de l'aide pour résoudre leurs difficultés, ou de groupes communautaires qui demandent un certain niveau ou profil de service pour répondre à leurs intérêts (ibid.).

Le travail des policiers est principalement répressif. Black et Reiss (1970) ont constaté que 72 p. 100 des contacts entre policiers et jeunes découlaient d'une plainte de citoyen. Pareillement, selon Webster (1970), moins de 20 p. 100 de ces contacts faisaient suite à une action policière spontanée préventive. D'après des constatations plus récentes, on note une tendance semblable mais à un degré moindre : dans l'étude de Cordner (1989) et dans celle d'Ericson, (1982), environ 50 p. 100 et 53 p. 100 respectivement des contacts policiers avec les jeunes étaient de nature répressive, et une grande proportion du reste de leur travail consistait en travail administratif. Selon une étude sur une force policière importante de l'Est du Canada, même le travail policier répressif ne découle pas d'un grand nombre d'appels liés à la répression du crime (environ 35 p. 100) (Shearing, 1984). Ainsi, les conclusions antérieures voulant que les normes morales des citoyens aient un plus grand rapport avec la définition de la déviance juvénile que celles des policiers en patrouille (Black et Reiss, 1970 : 66 et 67) sont confirmées par les études canadiennes actuelles.

Dans une situation de répression, un policier peut exercer son pouvoir discrétionnaire uniquement si deux événements ont eu lieu :

Autrement dit, les scénarios types de mobilisation sont les suivants :

On peut donc voir le dépistage de la criminalité comme une mobilisation organisationnelle (Black et Reiss, 1970).

Dans notre échantillon, nous avons demandé aux personnes interrogées si elles croyaient que leur travail était plutôt préventif, plutôt répressif ou un peu des deux. Environ la moitié de ces personnes (51 p. 100) ont répondu un peu des deux, un peu moins de la moitié (40 p. 100), surtout répressif, et 9 p. 100, surtout préventif. Leurs réponses laissent percevoir trois compréhensions différentes du mot préventif. Ainsi, certains agents nous ont indiqué que même lorsqu'ils répondent à un appel du répartiteur, ce qui est considéré comme du travail répressif, ils peuvent choisir de traiter cet incident de manière préventive (p. ex., par une médiation officieuse entre les parties). De plus, d'autres agents ont laissé entendre qu'ils ne font pas que répondre à des appels du répartiteur, mais qu'ils se rendent de manière préventive dans des « points chauds » reconnus comme lieux de déviance juvénile (parcs, beigneries, etc.). Et enfin, certains policiers travaillant dans le cadre de programmes spécialisés comme les programmes d'intervention auprès des récidivistes (PIRI) vérifient de manière préventive l'observation des conditions de probation en allant frapper à la porte des jeunes pour s'assurer que ceux-ci sont bien à la maison durant les heures d'interdiction. Toutes ces conceptualisations du terme « préventif » les ont amenés à répondre à notre question par « un peu des deux ». Les policiers ayant indiqué que leur travail était majoritairement préventif étaient ceux qui mettaient l'accent sur les initiatives de prévention du crime à titre d'agent de la police communautaire, ou qui étaient agents de liaison avec les écoles et n'effectuaient pas de tâches de maintien de l'ordre dans les écoles. Enfin, une grande proportion de ceux qui croyaient que leurs tâches étaient principalement répressives travaillaient dans la patrouille ou au sein de la section des enquêtes générales (SEG)[3].

Les policiers peuvent découvrir les incidents impliquant un adolescent de plusieurs manières. Soit par le répartiteur, soit dans le cadre d'une enquête de patrouille, à la suite d'un appel des parents, ou encore en découvrant par hasard un incident en cours alors qu'ils sont sur le terrain, en se rendant de manière préventive sur les points chauds, au cours de leur réunion hebdomadaire, ou par d'autres agents du réseau (services sociaux, agents de probation, direction de l'école, etc.). Nous indiquons à la figure II.1 les pourcentages des services de police selon la façon dont ils ont pris connaissance d'un incident impliquant un adolescent (la somme des pourcentages dépasse 100 p. 100 puisque les réponses multiples étaient permises).

Figure II.1. Manière dont les policiers prennent connaissance des incidents impliquant un adolescent.

Figure II.1 - Manière dont les policiers prennent connaissance des incidents impliquant un adolescent

Description

Pour la majorité des agents, la manière la plus courante de prendre connaissance des incidents impliquant un adolescent est par l'entremise du répartiteur (85 p. 100) ou en découvrant par hasard un incident en cours (77 p. 100). Cependant, ils obtiennent également des renseignements de la part d'autres agents du réseau dans une proportion de 55 p. 100, ou des parents dans une proportion de 53 p. 100. Dans certaines provinces ou certains territoires, les services de police ont travaillé très fort pour améliorer leurs liens avec la collectivité ainsi qu'avec les autres secteurs du système de justice pénale. Le fait que plus de la moitié des personnes interrogées indiquent avoir reçu l'information d'agents du réseau ou de parents donne à penser que leurs efforts ont été couronnés de succès jusqu'à un certain point. Enfin, les policiers nous ont également révélé qu'ils découvraient les incidents lors des enquêtes de patrouilles dans une proportion de 40 p. 100, en se rendant sur les points chauds dans une proportion de 39 p. 100, et au cours des réunions hebdomadaires avec les autres policiers, les membres de la collectivité, ou les agents du réseau dans une proportion de 15 p. 100.

Les policiers s'entendent pour dire dans une proportion de 88 p. 100 que la manière dont ils prennent connaissance des incidents impliquant un adolescent n'a pas d'incidence sur le recours à leur pouvoir discrétionnaire. Parmi les 12 p. 100 des cas où il y a incidence sur le pouvoir discrétionnaire, certains ont déclaré que le facteur qui déterminait s'ils exerçaient ou non leur pouvoir discrétionnaire était le temps écoulé après l'incident : ils pouvaient exercer leur pouvoir discrétionnaire de manière différente s'ils obtenaient les renseignements plusieurs jours après l'incident (peu importe la manière dont ils prenaient connaissance de l'incident). Quelques-uns uns ont également mentionné qu'ils réagissaient différemment en fonction du type d'infraction (p. ex., infraction grave avec violence).

La manière dont les policiers prennent connaissance des incidents impliquant un adolescent peut varier selon le lieu de service, le type de collectivité, et la province ou le territoire. Il n'y a toutefois pas de variation entre les différents types de service de police (police municipale indépendante, police des Premières nations, GRC, ou police provinciale). Lorsque les policiers sont affectés à des tâches générales comme la patrouille, ils ont tendance à prendre connaissance des incidents impliquant un adolescent soit par le répartiteur, soit en les découvrant par hasard au cours de leur ronde. Cependant, les détectives du SEG, les agents d'une section d'aide à la jeunesse, ou les policiers affectés dans une école, peuvent également prendre connaissance de ces incidents de toutes les manières mentionnées précédemment.

Deux aspects du dépistage des incidents impliquant un adolescent semblent varier en fonction du type de collectivité (région métropolitaine, banlieue ou région exurbaine, région rurale et petites municipalités). Les policiers qui travaillent des régions métropolitaines et des régions rurales ou petites municipalités, mentionnent, dans une proportion de 53 p. 100 et 59 p. 100 respectivement, qu'ils prennent connaissance de l'incident par les parents du jeune, qui ont appelé les policiers à ce sujet; dans les banlieues et les régions exurbaines, la proportion est de 37 p. 100. Ceci pourrait être attribuable à la nature de la collectivité de banlieue (« banlieue dortoir »), dont une proportion importante de la population travaille chaque jour en région métropolitaine. Cependant, il s'agit ici d'une hypothèse et non d'une théorie pour expliquer les différences entre ces trois types de collectivités du point de vue du dépistage de la criminalité. Parmi les agents ayant indiqué prendre connaissance des incidents par des parents qui ont communiqué avec le service de police, la plus grande proportion d'entre eux (73 p. 100) provenaient de l'Ontario et la plus petite, des Prairies (35 p. 100). Les agents du réseau fournissent aux policiers des renseignements au sujet des jeunes plus souvent dans les régions métropolitaines (77 p. 100) que dans les banlieues et les régions exurbaines (42 p. 100) ou que dans les régions rurales et les petites municipalités (45 p. 100). Ceci pourrait être attribuable à la différence entre les effectifs disponibles dans ces types de collectivités.

On note une différence très nette lorsque l'on compare les proportions des policiers qui se rendent de manière préventive sur les points chauds par province et par territoire. Au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest, et au Nunavut, 78 p. 100 des agents ont indiqué prendre connaissance des incidents impliquant un adolescent en les recherchant de manière préventive. Ceci peut être attribuable à un style de travail policier très différent dans les territoires. Les agents ont déclaré qu'afin d'être acceptés par les collectivités, qui tendent à être relativement petites, ils passent très peu de temps dans les bureaux de leur détachement et plus de temps à interagir quotidiennement avec les résidents de la collectivité tant pendant leurs heures de travail que lorsqu'ils sont en congé. Ces policiers ont indiqué qu'ils étaient presque tout le temps sur la route à s'arrêter et à discuter avec les enfants et les jeunes dans les parcs de rouli-roulant, au stade ou aux endroits où les jeunes se réunissaient. Un agent en poste au Nunavut laisse entendre que les policiers devraient toujours essayer d'adopter la politique de la porte ouverte et être ouverts à toutes les conversations. Il croit qu'il est préférable d'être visible plutôt que de rester dans le bureau. Un autre agent en poste dans un détachement éloigné indique que dans le Nord, un policier doit sortir et rencontrer les gens et en particulier les enfants. Il dit que les enfants vous diront exactement ce qui se passe, où, et qui sont les responsables.

1.1  Classement d'un incident

Le processus de traitement d'un incident peut être divisé en cinq étapes, ou points de décision (Klinger, 1996). La première étape consiste à recueillir les renseignements initiaux et à décider si une enquête ultérieure est justifiée : c.-à-d. décider si l'incident constitue une infraction criminelle (donc s'il est fondé ou non fondé). Dans la deuxième étape, l'enquête permet d'identifier le ou les contrevenants, ou de « classer » l'incident. La troisième étape comporte le choix d'une décision pour chacun des contrevenants arrêtés. Il peut s'agir alors de porter une accusation (ou dans certaines provinces, de recommander au ministère public d'en porter), avec ou sans recommandation de renvoi à un programme de mesures de rechange après le dépôt d'accusations; de diriger le jeune vers un programme de mesures de rechange avant le dépôt d'accusations ou vers un comité de justice pour la jeunesse, ou de prendre des mesures officieuses. Il faut ensuite décider d'établir ou non un rapport de police (constat). Si le suspect fait l'objet d'accusations ou est dirigé vers des mesures de rechange, il faut toujours établir un rapport. Cependant, on laisse à la discrétion du policier la décision de remplir un rapport s'il choisit de traiter l'incident au moyen d'une mesure officieuse. L'agent doit remplir un rapport si son service a une politique à ce sujet[4]. Et enfin, lorsqu'on doit porter des accusations contre un adolescent, l'agent ou les agents doivent décider du mode d'assignation à comparaître en cour, soit en lui remettant une citation à comparaître ou une sommation, soit en le mettant sous garde (l'arrêter). S'il est arrêté, il faut décider si l'on doit le remettre en liberté ou le détenir jusqu'à une audience judiciaire de mise en liberté provisoire. Ainsi, les policiers doivent prendre trois décisions fondamentales :

Le type de processus utilisé pour traiter les incidents impliquant un adolescent varie en fonction du type d'agent responsable de la décision : patrouilleur, détective, ou détective du bureau de jeunes. À quelques exceptions près, les agents en patrouille ont tendance à traiter le processus d'enquête de manière similaire tant pour les adolescents que pour les adultes. L'agent décide s'il y a eu infraction, et si c'est le cas, qui en est responsable. Par la suite, l'agent décide si le jeune doit être arrêté et ramené au poste de police. Les agents ont souvent mentionné que lorsqu'ils pouvaient avertir les parents, il était plus probable qu'ils remettent en liberté le jeune de 16 ou 17 ans sur place en lui remettant une citation à comparaître. Cependant, dans le cas d'un jeune de 12 à 15 ans, ils sont plus enclins à demander aux parents de venir chercher leur enfant au poste de police. Un agent résume ce processus ainsi :

[Traduction] On peut relâcher un jeune de 16 ou 17 ans, lui remettre une citation à comparaître et aviser les parents plus tard. Mais s'il a moins de 16 ans, nous devons faire tous les efforts possibles pour communiquer avec les parents. Nous ne les remettons pas en liberté tant que nous n'avons pas trouvé un parent et s'il faut que nous l'emmenions au poste, alors on arrête le jeune.

Ainsi, l'exigence d'aviser les parents prévue par la LJC, associée à la préoccupation au sujet du bien-être de l'adolescent, augmente le recours au pouvoir d'arrestation.

Selon leur structure organisationnelle, certains services de police renvoient certains types d'infractions à un bureau des jeunes ou au service des enquêtes générales (détective). Dans ces cas, le patrouilleur mène une enquête préliminaire, procède à l'arrestation de l'adolescent et transfère le dossier à la section d'enquête compétente. C'est lorsque le dossier a été pris en charge par le bureau des jeunes ou la section des enquêtes générales que les parents sont avisés, qu'on lit de nouveau à l'adolescent la renonciation aux termes de l'article 56, que l'on prend sa déclaration et que l'on choisit de mode d'assignation à comparaître. Dans un service de police de l'Ontario, tous les dossiers qui concernent les jeunes contrevenants sont déférés au bureau des jeunes, qui prend la décision de traiter le cas par des mesures officieuses ou des mesures de rechange, ou encore, de porter des accusations. Cependant, dans la plupart des services de police, la décision d'avoir recours à des mesures officieuses est prise par les policiers patrouilleurs.

Les opinions des services de police et des policiers au sujet des mesures officieuses ou des mesures de rechange peuvent également avoir une influence sur la manière de traiter les incidents impliquant un adolescent. Dans de nombreux services de police, il existe des politiques qui spécifient quelles infractions commises par un adolescent peuvent être traitées au moyen de mesures de rechange. Mais aucun des services de police interrogés n'avait de politique sur les mesures officieuses. Toutefois, les agents ont mentionné qu'il existait des règles tacites concernant la pertinence de l'utilisation de mesures officieuses. Certains policiers croyaient fortement qu'il n'y a pas de demi-mesure et que les mesures officieuses et les mesures de rechange fonctionnent très bien ou ne fonctionnent pas du tout. Les agents qui ont des doutes au sujet de l'efficacité des mesures officieuses et de la déjudiciarisation estiment que seules les infractions mineures devraient être traitées par des moyens autres que ceux du système officiel.

1.2  Proportion d'adolescents arrêtés qui font l'objet d'accusations.

Le principal indicateur statistique de l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police en ce qui a trait au dépôt d'accusations est la proportion des adolescents arrêtés par la police qui font l'objet d'accusations.

La Déclaration uniforme de la criminalité (DUC) fournit le nombre total d'adolescents accusés (ou que les policiers recommandent d'accuser, dans les provinces où le ministère public effectue la sélection) et d'adolescents non accusés (mais arrêtés), dans chaque service de police, chaque année, pour l'ensemble du Canada. Les données du Programme DUC quant au nombre d'« adolescents non accusés » ne font pas de distinction entre les motifs invoqués pour ne pas porter d'accusation. En particulier, elles ne font pas de distinction entre mesures officieuses et mesures de rechange (bien que cette distinction soit apportée par un autre indicateur statistique du pouvoir discrétionnaire de la police, présenté un peu plus loin dans cette section).

À partir de ces chiffres, nous pouvons calculer la proportion des adolescents arrêtés qui ont été accusés, ce qui constitue un indicateur approximatif de la « mesure » dans laquelle la police exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas porter systématiquement des accusations dans toutes les affaires. Mais, pour trois raisons particulières, il ne s'agit en aucun cas d'un indicateur précis du pouvoir discrétionnaire de la police. D'abord, lorsque les policiers règlent un incident de manière officieuse, ils ne le consignent pas toujours au dossier et si l'incident n'apparaît pas dans le SGD (système gestion des dossiers) du service de police, il ne figure pas non plus dans le Programme DUC. Toutefois, les accusations que portent les policiers sont toujours consignées au dossier. Deuxièmement, les services de police du Canada ne prennent pas tous la peine d'inscrire le nombre d'« adolescents non accusés » dans le Programme DUC. Moins un service de police inscrit les « adolescents non accusés » dans le Programme DUC, plus l'utilisation du pouvoir discrétionnaire de ce service sera sous estimée sous la variable « proportion d'adolescents accusés ». À l'extrême, un service de police comme celui de Toronto, dont la pratique courante est de ne pas inscrire le nombre d'adolescents non accusés, obtiendra une « proportion d'adolescents accusés » de 100 p. 100, et paraîtra donc ne jamais exercer son pouvoir discrétionnaire auprès des adolescents arrêtés. Ainsi, la « proportion d'adolescents accusés » a tendance, dans une certaine mesure non déterminée, à sous-illustrer le recours au pouvoir discrétionnaire. Par ailleurs, ce ne sont pas tous les cas d'« adolescents non accusés » qui reflètent l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police : certains adolescents arrêtés ne peuvent faire l'objet d'accusations pour des motifs indépendant de la volonté de la police, par exemple, le décès, la disparition, ou l'immunité diplomatique de l'adolescent accusé. Ainsi, la « proportion d'adolescents accusés » donne lieu, dans une mesure indéterminée, à une surestimation de la portée du pouvoir discrétionnaire de la police. Pour toutes ces raisons, cet indicateur ne peut servir de base de comparaison fiable du pouvoir discrétionnaire de la police dans chacun des services de police. Néanmoins, on peut l'utiliser pour comparer l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police, pour l'ensemble de la province ou du territoire, et pour suivre les fluctuations du recours au pouvoir discrétionnaire au fil du temps dans les provinces et les territoires (Carrington 1999; Scanlon 1986 : 94 et 95).

1.2.1 Changements au fil du temps et différences entre les administrations

Carrington (1999) a constaté que la proportion d'adolescents arrêtés qui font l'objet d'accusations par la police est demeurée constante à environ 55 p. 100 de 1977 à 1983, période d'application de la Loi sur les jeunes délinquants (LJD)[5]. Il constate aussi que cette proportion a grimpé à environ 65 p. 100 après l'entrée en vigueur de la Loi sur les jeunes contrevenants (LJC), pour s'y maintenir, à quelques variations près, jusqu'en 1996. Nous donnons à la figure II.2 une mise à jour de l'analyse de Carrington jusqu'en 2000, dont il ressort ce qui semble être une tendance à la baisse de 1991 à 2000 (où 59 p. 100 des adolescents arrêtés faisaient l'objet d'accusations). Toutefois, il faudra connaître les données de quelques années supplémentaires pour confirmer cette tendance apparente. La proportion moyenne des adolescents arrêtés et accusés de 1986 à 2000 était de 64 p. 100, ce qui est considérablement plus élevé que la moyenne de 55 p. 100 pour la période de 1977 à 1983.

Figure II.2. Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, Canada, 1977 à 2000.

Figure II.2 - Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, Canada, 1977 à 2000

Description

Sources : 1977 à 1996 : Carrington (1999); 1997 à 2000 : Programme DUC.

En étudiant ces tendances au fil du temps séparément pour les provinces et les territoires, Carrington (1999) a dégagé deux groupes : celui des provinces et territoires (Terre Neuve, Nouveau-Brunswick, Québec, Manitoba, Alberta, Colombie Britannique, et Yukon) où les services de police n'ont pas eu beaucoup recours au pouvoir discrétionnaire leur permettant de ne pas porter d'accusation en vertu de la Loi sur les jeunes délinquants (portant donc des accusations contre 50 p. 100 à 80 p. 100 des adolescents arrêtés en 1983), et qui ont continué à ne pas exercer ce pouvoir discrétionnaire en vertu de la LJC. Le second groupe étant celui des provinces et territoires (Î.-P.-É., Nouvelle-Écosse, Ontario, Saskatchewan et Territoires du Nord-Ouest) où les services de police avaient exercé relativement davantage leur pouvoir discrétionnaire en vertu de la LJD (ne portant d'accusations que contre 25 p. 100 à 50 p. 100 des adolescents arrêtés en 1983), mais qui ont soudainement commencé à porter des accusations contre une plus grande proportion d'adolescents arrêtés à compter de l'entrée en vigueur de la LJC, le pouvoir discrétionnaire étant alors exercé environ dans la même proportion que dans le premier groupe de provinces. C'est en Saskatchewan que le changement a été le plus radical, la moyenne des adolescents arrêtés et ayant fait l'objet d'accusations étant passée de 24 p. 100 entre 1977 et 1983 à 67 p. 100 entre 1986 et 1996. La deuxième augmentation la plus importante a été observée en Ontario, où la moyenne de jeunes ayant fait l'objet d'accusations est passée de 34 p. 100 entre 1977 et 1983 à 64 p. 100 entre 1986 et 1996. Cette augmentation est particulièrement significative puisque l'Ontario compte une très grande proportion de la population du Canada.

Nous donnons à la figure II.3 la proportion d'adolescents arrêtés et ayant fait l'objet d'accusations dans chaque province et territoire pour l'année 2000 et à la figure II.4 (aux pages Page suivantes), ces tendances au fil du temps depuis 1977[6].

Figure II.3. Pourcentage d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 2000.

Figure II.3. Pourcentage d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 2000

Description

Sources : 1977 à 1996 : Carrington (1999); 1997 à 2000 : Programme DUC.

Trois modèles se dégagent des figures II.3 et II.4. Le modèle le plus marquant, relevé par Carrington (1999), se présente en Ontario, en Saskatchewan, et dans les Territoires et, à un degré moindre, à l'Île-du-Prince-Édouard et en Nouvelle-Écosse. Il s'agit d'un changement majeur survenu au moment où la LJC est entrée en vigueur, ramenant ces administrations au même niveau que le reste du pays, les faisant passer d'un recours élevé au pouvoir discrétionnaire (peu d'accusations) à un exercice beaucoup moindre du pouvoir discrétionnaire. Carrington (1999) a souligné que ce changement était probablement attribuable, du moins en partie, au changement de l'âge où s'applique le régime de justice pour les jeunes établi par la LJC; puisque ces quatre provinces et deux territoires constituent six des huit administrations du Canada ayant connu un changement important de l'âge maximal, celui-ci passant de 15 ans aux termes de la LJD à 17 ans en application de la LJC. Cependant, on ne peut attribuer cette augmentation de la proportion d'adolescents ayant fait l'objet d'accusations uniquement au fait que les jeunes de 16 et 17 ans soient accusés dans une plus grande proportion que les jeunes de 12 à 15 ans : comme l'indique Carrington (1998b), les adolescents de tous les âges, de 12 à 17 ans, qui ont été arrêtés ont fait l'objet d'accusations dans une proportion beaucoup plus élevée en Ontario et en Saskatchewan après l'entrée en vigueur de la LJC.

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000.

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description A

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description B

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description C

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description D

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description E

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description F

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description G

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description H

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description I

Figure II.4 Proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province, 1977 à 2000

Description J

Remarque : nous avons utilisé des moyennes mobiles de trois ans à des fins de lissage.

Sources : 1977 à 1996 : Carrington (1999); 1997 à 2000 : Programme DUC.

Le deuxième modèle, observé au Québec et en Colombie-Britannique, est une augmentation du recours des policiers au pouvoir discrétionnaire (réduction du taux d'accusations)[7]. Cette augmentation est plus prononcée au Québec, qui passe de la province présentant le niveau plus élevé d'accusations de 1977 à 1983, à la province occupant l'avant-dernier rang en 2000. Le taux d'accusations des jeunes contrevenants en Colombie-Britannique a régressé de 66 p. 100 en 1981 à 40 p. 100 en 2000 (taux le plus bas au Canada). De nombreux policiers interrogés en Colombie-Britannique ont exprimé leur insatisfaction envers un régime de sélection par le ministère public, qui, selon eux, les prive d'un outil important; et nous présumons que la baisse du nombre de cas où la police recommande que des accusations soient portées dans cette province peut, dans une certaine mesure, montrer que les policiers préfèrent traiter les incidents impliquant un adolescent par des mesures qui restent sous leur contrôle, par exemple les mesures officieuses ou la déjudiciarisation avant le dépôt d'accusations.

Il semble que l'un des effets de la LJC ait été d'instaurer partout au Canada une plus grande uniformité dans le recours au pouvoir discrétionnaire de porter ou non des accusations contre un jeune contrevenant (voir figure II.3). En 1977, on observait entre les provinces et les territoires une grande variation dans la proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations : de 23 p. 100 en Saskatchewan à 84 p. 100 au Nouveau-Brunswick. Neuf des onze administrations (en regroupant les territoires) affichaient une moyenne supérieure ou inférieure de 10 p. 100 au taux national de 56 p. 100. En fait, ces administrations étaient réparties en régimes effectuant soit beaucoup ou soit très peu d'accusations, et seules deux administrations (l'Alberta et les territoires) se rapprochaient de la moyenne. Les administrations effectuant peu d'accusations, en ordre ascendant de la proportion des personnes accusées, sont la Saskatchewan, l'Île-du-Prince-Édouard, l'Ontario, et la Colombie-Britannique. Les cinq autres provinces portaient des accusations pour une grande proportion des adolescents arrêtés. En 2000, la fourchette de proportions de jeunes ayant fait l'objet d'accusations dans les provinces et les territoires s'est rétrécie considérablement : la Colombie-Britannique présentait le niveau le plus bas à 40 p. 100 et le Manitoba, le plus élevé, à 73 p. 100. Et quatre administrations s'écartaient de plus de 10 p. 100 de la moyenne nationale, qui était de 59 p. 100 : la Colombie-Britannique et le Québec à la baisse, et le Manitoba et l'Ontario à la hausse.

1.2.2 Différences entre les types de services de police

Afin de comparer le recours au pouvoir discrétionnaire de ne pas porter d'accusations contre les jeunes contrevenants par type de service de police, nous avons calculé, à partir du Programme DUC, la proportion d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations par chacun des 93 services de police de notre échantillon. Nous avons choisi une période totale de trois ans (1998 à 2000), afin d'éliminer les anomalies qui auraient pu se produire dans l'un ou l'autre des services de police au cours d'une année donnée. Huit services de police de quatre provinces ont déclaré porter des accusations contre 95 p. 100 ou plus des adolescents arrêtés; nous les avons donc exclus de cette analyse, au cas où ils auraient sous-estimé le nombre d'adolescents non accusés. Nous avons également exclu de l'analyse les trois services de police des Premières nations, puisqu'ils ne pouvaient fournir suffisamment de données pour permettre des calculs fiables.

Les 82 services de police qui restaient ont déclaré porter des accusations contre en moyenne 61 p. 100 des adolescents arrêtés. Il s'agit de la même moyenne que le taux global de cas où des accusations sont portées contre des adolescents arrêtés pour tous les services de police ayant participé au Programme DUC entre 1998 et 2000. Ceci permet de croire que notre sous-échantillon de 82 services de police est représentatif de tous les services du Canada, du moins en ce qui a trait à ce phénomène. Cependant, comme nous le démontrons ci-dessous, l'échantillon est plus représentatif dans certaines provinces que dans d'autres.

Dans l'ensemble, les services de police municipaux indépendants de notre échantillon (n=46) ont déclaré porter des accusations, en moyenne, contre 61 p. 100 des jeunes qu'ils ont arrêtés. Les détachements de la GRC (n=26) présentaient un taux d'accusations des adolescents arrêtés légèrement moindre (56 p. 100), et les détachements des polices provinciales (la PPO - Police provinciale de l'Ontario et la RNC - Royal Newfoundland Constabulary), (n=10) affichaient un taux considérablement plus élevé (79 p. 100).

Cependant, des profils plus clairs se dessinent si l'on effectue une comparaison au sein des provinces. Le tableau II.1 fait ressortir le fait qu'en Colombie-Britannique, en Alberta et au Manitoba, les détachements de la GRC de notre échantillon ont déclaré porter des accusations contre les adolescents arrêtés dans une proportion considérablement moins élevée que les services de police municipaux de ces provinces. Par contre, on observe peu de différences en Saskatchewan ou au Nouveau-Brunswick. Dans les territoires, où les détachements de la GRC sont les seuls services de police, les taux d'ensemble des accusations (tableau II.1, dernière colonne) sont, au Yukon et dans les Territoires du Nord-Ouest, semblables au taux global national ou, au Nunavut, moins élevés que ceux-ci. Puisque le RNC et la GRC sont les seuls services de police de Terre-Neuve, et puisque le taux d'accusations déclaré par les deux détachements de la RNC de notre échantillon est considérablement plus élevé (80 p. 100) que le taux global de la province (65 p. 100), nous pouvons déduire qu'à Terre-Neuve, les détachements de la GRC portent des accusations dans une proportion considérablement moindre que la RNC. Les détachements de la PPO de notre échantillon ont déclaré porter des accusations contre 79 p. 100 des adolescents arrêtés, ce qui constitue un taux considérablement plus élevé que celui déclaré par les services de police municipaux indépendants de l'Ontario.

Tableau II.1 Proportion des adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par province ou territoire et par type de service de police, 1998-2000
Province ou territoire Police municipale indépendante (n=46)(%) GRC (n=26)(%) Police provinciale (n=10)(%) Échantillon global (n=82)(%) Ensemble (DUC)(%)
Colombie-Britannique 73 42   56 44
Alberta 64 46   51 59
Saskatchewan 75 77   76 73
Manitoba 95 80   85 81
Ontario 65   79 69 70
Québec 44     46 46
Nouveau- Brunswick 64 60   63 69
Nouvelle-Écosse 70     70 69
Île-du-Prince-Édouard 76     76 57
Terre-Neuve     80 80 65
Yukon   61   61 61
Territoires du Nord-Ouest   68   68 62
Nunavut   47   47 51
Ensemble 61 56 79 61 61
Source : Programme DUC

En bref, en nous fondant sur notre échantillon de 82 services de police, il semble que dans les provinces où la GRC est la force policière provinciale, celle-ci exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas porter d'accusations contre les jeunes dans une proportion plus élevée que les services de police municipaux indépendants. Par ailleurs, les deux services de police provinciaux de notre échantillon semblent avoir porté des accusations contre les adolescents arrêtés dans une proportion bien plus élevée que les services municipaux de ces provinces. On doit interpréter ces comparaisons avec prudence, tant en raison du manque de fiabilité des données du Programme DUC sur le nombre d'adolescents non accusés qu'en raison de la taille restreinte de notre échantillon et de sa non-représentativité apparente dans certaines provinces (comme le laisse penser la comparaison des deux dernières colonnes du tableau II.1).

1.2.3 Différences par type d'infraction

Pratiquement chaque auteur qui a écrit sur ce sujet a mis en évidence l'importance du type, ou de la gravité, de l'infraction commise sur la décision d'exercer ou non le pouvoir discrétionnaire. Nous analysons à fond au chapitre V l'incidence des divers facteurs liés à l'incident, y compris le type d'infraction, sur la décision de porter des accusations. Dans le tableau II.2 ci-dessous, nous présentons les données du Programme DUC pour l'année 2000, afin de décrire les variations dans les proportions d'adolescents arrêtés ayant fait l'objet d'accusations, par type d'infraction (présumée).

Cette répartition élémentaire infirme le truisme voulant que l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police soit lié directement à la gravité de l'infraction. Par exemple, on a moins recours au pouvoir discrétionnaire s'il s'agit d'infractions contre l'administration de la justice que lorsqu'il s'agit de tout autre type d'infraction, sauf l'homicide et la tentative de meurtre, bien que les infractions contre l'administration de la justice ne comportent pas de victime et ne causent pas d'autres torts que des dépenses et des inconvénients au système judiciaire[8]. Si le recours au pouvoir discrétionnaire variait inversement à la gravité de l'infraction, la possession de biens volés serait alors plus grave que l'enlèvement, les voies de fait graves, le trafic de drogue, l'entrée par effraction, les agressions sexuelles, etc.; l'incendie criminel serait moins grave que toute autre type d'infraction; et les crimes avec violence, dans leur ensemble, seraient légèrement moins graves que les autres crimes sans victime. Comme Carrington (1998a) l'a également constaté, il existe certainement une relation entre la gravité de l'infraction et la mesure dans laquelle le pouvoir discrétionnaire est exercé par la police, mais cette relation n'est pas clairement explicite.