Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants
I. Introduction
Ce rapport de recherche été commandé par le ministère de la Justice pour appuyer la mise en œuvre et l'évaluation de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Cette recherche comporte deux objectifs principaux : d'une part, dresser une description détaillée de la manière dont les policiers au Canada exercent leur pouvoir discrétionnaire auprès des jeunes et, d'autre part, déterminer et évaluer les facteurs qui ont une incidence sur l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Nous avons voulu réunir des renseignements qui pourraient être utilisés de deux manières :
- servir de données de base qui pourront être comparées ultérieurement avec des données similaires sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police en application de la LSJPA afin d'évaluer l'incidence de la LSJPA sur les décisions de la police en ce qui a trait aux jeunes au moyen d'un schéma quasi-expérimental de type avant-après; et
- dégager les aspects de l'environnement policier et des organisations policières que les décideurs et les gestionnaires des services policiers pourraient tenter de modifier, dans le but de soutenir les policiers dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire, conformément à l'esprit et aux dispositions particulières de la LSJPA.
Bien qu'il existe plusieurs études approfondies sur les services de police individuels au Canada, il n'y a eu, depuis l'étude menée par Statistique Canada en 1976 (Conley, 1978), aucune tentative en vue d'analyser des décisions policières à l'échelle nationale et même cette étude était limitée du point de vue des renseignements recueillis et de la portée de l'échantillon étudié. Par conséquent, nous avons voulu recueillir des renseignements approfondis, tant qualitatifs que quantitatifs, à partir d'un échantillon national représentatif des services de police. Puisque, dans une proportion importante des petites villes et municipalités et dans la plupart des régions rurales du Canada, les services de police sont assurés par des détachements de la police provinciale ou de la GRC travaillant en vertu de contrats avec les gouvernements provinciaux, nous avons cru bon d'inclure un nombre important de ces détachements dans notre étude.
Les sources potentielles d'information sur les décisions policières comprennent des entrevues avec les agents de tous les niveaux et de toutes les unités des organisations policières, l'observation du travail des policiers au cours de leurs patrouilles, des documents des services de police, des données statistiques provenant de l'Enquête sur la déclaration uniforme de la criminalité (DUC) et du Programme de déclaration uniforme de la criminalité fondée sur l'affaire (DUC 2) qui sont consignées par les services de police, soit sur version papier ou dans leur système de gestion des dossiers (SGD). Nous avons utilisé toutes ces sources de renseignements sauf les dossiers de police. En effet, à l'étape de la conception de ce projet, les représentants de plusieurs services de police nous ont informés qu'il serait difficile d'avoir accès à ces données. Nous avons aussi constaté que recueillir des données sur un nombre important de cas liés aux jeunes à partir des dossiers d'un échantillon représentatif des services de police canadiens se révélerait très coûteux en temps et en argent.
Nous avons mené plus de 200 entrevues approfondies auprès de plus de 300 policiers dans 95 services et détachements de police assez représentatifs de tous les services de police du Canada. Les services choisis sont représentatifs de la totalité des provinces et territoires, de tous les types de collectivités et de tous les types de services de police, à savoir les services de police municipale indépendants, les détachements des services de police provinciale, y compris la GRC, les services de police des Premières nations et les établissements de formation policière. L'échantillon comprend les services de police de toutes les grandes villes du Canada et un nombre important de services et détachements de police de municipalités plus petites et des régions les plus éloignées du pays. Nous avons également analysé les données agrégées du Programme DUC pour les années 1977 à 2000 et effectué une analyse statistique détaillée des données du Programme DUC 2 sur un échantillon important de cas de jeunes contrevenants pour l'année 2001.
Le chapitre II offre un profil descriptif de l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police avec les jeunes contrevenants. Nous y examinons les principaux secteurs du travail des policiers auprès des jeunes contrevenants dans lesquels ils ont recours à leur pouvoir discrétionnaire : le dépistage de la criminalité chez les jeunes, le traitement des incidents impliquant un adolescent au moyen de mesures officieuses, de mesures de rechange ou d'accusations, ainsi que les procédures utilisées pour ordonner la comparution en cour des adolescents qui sont accusés. Nous portons une attention toute particulière au traitement des incidents comportant une infraction contre l'administration de la justice et des infractions de compétence provinciale et territoriale.
Pour chacun de ces thèmes, nous tentons, compte tenu des données disponibles, de fournir une vue d'ensemble qui s'applique au travail de la police auprès des jeunes contrevenants partout au Canada. Nous soulignons ensuite ce qui nous semble constituer des variations importantes entre diverses régions du Canada, différents types de collectivités et de services de police, ainsi qu'entre les policiers selon leur nombre d'années de service.
Dans les chapitres III à V de ce rapport, nous examinons les motifs des variations dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police qui ont été dégagées au chapitre II. Nous nous appuyons sur les renseignements fournis par les services de police au cours des entrevues et sur la documentation et les données statistiques provenant des Programmes DUC et DUC 2.
Dans le chapitre III, nous étudions les aspects de l'environnement de travail des services de police. Les services de police travaillent dans un environnement complexe qui comprend, entre autres, la nature de la collectivité locale, les lois fédérales et provinciales, les politiques, les procédures et les programmes, les ressources publiques et privées, ainsi que l'opinion publique. Nous analysons les incidences de ces facteurs sur les décisions prises par la police à l'égard des jeunes contrevenants. Puisque cette étude a été commandée pour appuyer la mise en œuvre et l'évaluation de la LSJPA, il vaut la peine de tenir compte de la pertinence de l'environnement policier sur cette initiative. Les policiers n'ont que peu de contrôle sur leur environnement de travail et les organismes gouvernementaux fédéraux ou provinciaux ne peuvent non plus s'attendre à avoir une incidence immédiate sur certains aspects importants de l'environnement policier, par exemple le degré d'urbanisation, les caractéristiques sociodémographiques ou le niveau et le type de criminalité dans les collectivités desservies. Par contre, les gouvernements provinciaux ont certainement le pouvoir de modifier d'autres aspects de l'environnement policier touchant l'exercice du pouvoir discrétionnaire, à savoir la relation du ministère public avec les policiers et, par-dessus tout, l'existence de programmes vers lesquels il est possible de diriger les jeunes comme solutions de rechange au dépôt d'accusations (et à l'occasion, à la détention par la police).
Dans le chapitre IV, nous examinons les facteurs liés aux forces policières en tant qu'organisation, en nous fondant sur la théorie des organisations en général et, en particulier, sur ses applications aux organisations policières. Nous avons délibérément évité d'appliquer aux différents styles du travail policier les grandes classifications comme celle de Wilson (1968) sur la typologie classique des gardiens de l'ordre, le légalisme ou le style de service. Notre objectif ici n'est pas de créer un système pour classer les diverses forces policières canadiennes, mais plutôt de dégager les aspects particuliers de leur structure, leur fonctionnement et leur orientation qui ont une incidence sur la manière dont leurs membres exercent leur pouvoir discrétionnaire en rapport avec les crimes commis par des jeunes contrevenants. Voilà pourquoi nous présentons une liste de caractéristiques organisationnelles et examinons dans quelle mesure chacune semble avoir une influence sur les décisions de la police. Les caractères qualitatifs structurels sont notamment : la taille du service de police, répertoriée d'après le nombre de policiers; le degré de centralisation ou de différenciation horizontale en divisions semi-autonomes; le degré de hiérarchie ou la différenciation verticale en termes de postes et de grades; l'étendue de la spécialisation fonctionnelle liée aux crimes des jeunes contrevenants, et le lieu d'autorité et de responsabilité pour porter une accusation contre un jeune contrevenant ou recommander le dépôt d'accusations, si la décision est prise à l'extérieur du service de police. Les aspects de l'orientation du service de police que nous examinons sont : le degré de travail policier préventif par opposition au travail répressif; le soutien apporté au travail de la police communautaire; l'adoption d'un travail policier axé sur le règlement des problèmes et le niveau et les types de participation aux initiatives de prévention du crime.
Il est pertinent, pour la mise en œuvre de la LSJPA, de connaître les facteurs organisationnels ayant une incidence sur le pouvoir discrétionnaire de la police auprès des jeunes contrevenants, car presque tous ces aspects des organisations policières sont transférables. Les corps policiers qui désirent modifier la façon dont leurs membres exercent leur pouvoir discrétionnaire auprès des jeunes contrevenants, pour se conformer aux dispositions particulières et à l'objet général de la LSJPA, peuvent modifier presque tous les aspects de l'organisation et de la culture policières qui sont mentionnés ici comme ayant une incidence sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Par contre, le changement organisationnel peut se révéler difficile et rempli de risques et de conséquences imprévues (Cordner et Sheehan, 1999; Grosman, 1975). Les décideurs fédéraux et provinciaux, dans les domaines du travail policier et de la justice pour les adolescents, peuvent probablement jouer un rôle important pour ce qui est de favoriser ces changements.
Dans le chapitre V, nous analysons les incidences que peuvent avoir les facteurs propres à un incident et à l'adolescent arrêté sur les décisions de la police concernant les adolescents. Les circonstances de l'incident que nous évaluons sont, notamment, la gravité du crime selon le type d'infraction, la présence ou l'utilisation d'une arme et le tort causé à la victime; les circonstances liées à la victime, notamment la préférence de celle-ci pour une action particulière par la police, le genre de victime (personne ou entreprise), et la relation entre la victime et le contrevenant; viennent ensuite les aspects liés à la complicité, notamment le fait qu'il y avait ou non un ou plusieurs complices, qu'il s'agissait d'un adulte et qu'il s'agissait apparemment d'un crime de gang; puis l'usage de drogue ou d'alcool par le jeune au moment de l'incident et enfin, le lieu et le moment de la journée où l'incident a eu lieu. Nous examinons également les caractéristiques Page suivantes au sujet de l'adolescent arrêté : antécédents d'activités criminelles, âge, sexe, race, attitude, appartenance à un groupe ou à un gang, situation à la maison et à l'école, ainsi que l'engagement des parents.
Nous avons tenté d'évaluer de deux manières les incidences de chacun de ces facteurs sur les décisions de la police. D'abord, dans nos entrevues avec les policiers, nous avons demandé à tous les agents qui participaient ou avaient récemment participé à une décision concernant un jeune contrevenant dans quelle mesure chacun de ces facteurs avait eu une influence sur leur décision d'avoir recours ou non à une mesure officieuse, de diriger le jeune vers une mesure de rechange, ou de porter une accusation (ou de recommander l'une ou l'autre de ces mesures, si la décision ne leur revenait pas). Nous avons posé ces questions à au moins un agent de chacun des services de police de notre échantillon. Dans les services et détachements de police plus petits où nous avons interrogé seulement un ou deux agents, les personnes qui ont répondu aux questions occupaient des postes allant de policiers-patrouilleurs à commandants, mais tous prenaient part ou avaient récemment pris part à une décision concernant un jeune contrevenant. Dans les services de police plus importants où nous avons interrogé de deux à sept agents, nous n'avons pas posé ces questions aux membres de la direction puisque, de façon générale, ils n'avaient pas pris part à ce genre de décision depuis plusieurs années ou davantage.
La deuxième méthode que nous avons utilisée pour évaluer l'incidence des facteurs conjoncturels sur le pouvoir discrétionnaire de la police est une analyse multivariée des données statistiques provenant du Programme DUC 2. Les données analysées touchent 38 727 adolescents arrêtés en 2001 par 186 services de police municipaux et détachements de police provinciale participant au Programme DUC 2. Pour chaque adolescent arrêté, la décision que nous avons analysée (variable dépendante) était la décision du service de police : si le jeune contrevenant avait été accusé (ou qu'on avait recommandé qu'il le soit, dans les provinces ou territoires où le ministère public effectue la sélection), ou si le cas avait été traité autrement (c.-à-d. au moyen de mesures officieuses ou de mesures de rechange, bien qu'on ne fasse malheureusement pas de distinction entre les unes et les autres dans les données disponibles). Les facteurs dont l'incidence a été analysée comprennent : le type d'infraction (en utilisant le classement du Code criminel), le nombre d'arrestations Page précédentes, l'âge, le sexe et la race (Autochtone ou non), si un seul contrevenant avait participé à l'incident ou s'il avait des complices, la présence d'une arme, toute blessure infligée à une victime et toute relation entre l'accusé et la victime. Nous avons évalué l'incidence de chaque facteur au moyen d'une analyse multivariée tout en gardant constants les autres facteurs connexes et évalué l'importance relative des divers facteurs.
Cette analyse statistique est semblable à celle utilisée dans une étude Page précédente sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police auprès des jeunes contrevenants au Canada en 1992-1993 (Carrington, 1998a), mais notre analyse comporte deux nouveautés. La première est que nous utilisons les données du Programme DUC 2 de 2001. Non seulement ces données sont plus récentes, mais elles regroupent aussi beaucoup plus de services de police qu'au cours de la période Page précédente du Programme DUC 2. Cependant, la nouveauté la plus importante est l'introduction, en tant que variable indépendante, des contacts précédents du jeune contrevenant avec la police (arrestation). Bien que ces renseignements ne soient pas inscrits dans les dossiers du Programme DUC 2, ils ont été recueillis grâce à un projet de lien interdossiers entrepris par le Centre canadien de la statistique juridique et conçu expressément pour le présent projet.
Dans le chapitre VI, nous résumons les principales constatations et conclusions de la recherche. Nous commentons également certaines conséquences de ces constatations en regard de la mise en œuvre et de l'évaluation de la LSJPA, et suggérons plusieurs initiatives de recherche sur le pouvoir discrétionnaire de la police auprès des jeunes contrevenants et qui, à notre avis, compléteraient notre étude.
Nous présentons à l'Annexe méthodologique les détails concernant les méthodes qualitatives et quantitatives, notamment les échantillons, ainsi que les méthodes de collecte et d'analyse des données de cette étude.
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