L’incidence de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents sur les pratiques policières de mise en accusation des jeunes : Évaluation statistique préliminaire
2.0 Données et méthodes
Dans le cadre de notre étude, nous avons analysé les statistiques existantes en vue d’évaluer l’incidence initiale de la LSJPA sur les pratiques policières de mise en accusation des jeunes. Le Programme de déclaration uniforme de la criminalité (DUC), exécuté par le Centre canadien de la statistique juridique, qui relève de Statistique Canada, est la seule source de données nationales sur les pratiques policières. Dans le cadre de ce programme, on compile des données sur tous les incidents de nature criminelle et sur les délinquants présumés; ces données sont fournies par tous les corps policiers du pays. Les données de la DUC sont recueillies sur une base mensuelle, mais elles ne sont publiées qu’une fois par année, habituellement en août ou septembre. Lorsque nous avons amorcé notre étude, les données les plus récentes qui étaient accessibles étaient celles de 2003.
2.1 Éléments de données
Depuis 1988, les services de police canadiens peuvent opter pour l’un ou l’autre de deux formats de présentation des données aux fins du Programme DUC. L’ancien format de données globales – programme DUC agrégé - a été créé à une époque où de nombreux corps policiers n’utilisaient pas encore de systèmes électroniques de gestion des dossiers; il ne présente que les données mensuelles regroupées sur le nombre de jeunes accusés, de jeunes non accusés, etc. Le format de déclaration « fondé sur l’affaire » – qu’on appelle également le programme DUC fondé sur l’affaire ou DUC2 – nécessite la présentation de données beaucoup plus détaillées sur l’incident, le délinquant présumé et la victime. Dans le cadre du Programme DUC, on souhaite que tous les corps policiers en viennent à utiliser le format DUC2, mais cela nécessitera la modification du système de gestion des dossiers utilisé par les services de police, de sorte que la mise en œuvre se fera graduellement. En 2003, les services de police qui fournissaient environ 61 % des données sur la criminalité au Canada utilisaient le format DUC2 (Centre canadien de la statistique juridique, 2004, p. 73). Pour réunir les données sur la criminalité dans l’ensemble du Canada, le Centre canadien de la statistique juridique convertit au format agrégé les données fournies par les corps policiers sous le format DUC2 et les combine aux données agrégées fournies par les autres corps policiers (Centre canadien de la statistique juridique, 2004, p. 78).
Le Programme DUC2 a été modifié le 1er avril 2003 de manière à obtenir des données sur le type de mesure extrajudiciaire prise à l’endroit de chaque jeune qui pouvait être accusé mais ne l’a pas été (Centre canadien de la statistique juridique, 2003). Notre plan d’étude initial prévoyait donc une analyse de cet élément de données, en ce qui concerne les services de police qui utilisaient le format DUC2. Cependant, en raison de problèmes de déclaration, les données relatives aux mesures extrajudiciaires ne seront disponibles que lors de la publication de la DUC2 2004 (communication privée, Centre canadien de la statistique juridique, 8 mars 2005).
Les résultats présentés ci-après s’appuient sur des analyses des données pancanadiennes, fournies sous forme de totalisations personnalisées par le Centre canadien de la statistique juridique. Ces totalisations ont été établies à partir du Programme DUC agrégé (c.-à-d. les données fournies sous forme agrégée par certains corps policiers, combinées aux données fournies par les autres corps policiers sous le format DUC2 et converties au format agrégé).
Aux fins de notre étude, le taux par habitant[9] de jeunes accusés ou que la police recommandait d’accuser [10], et le taux de jeunes qui n’ont pas été accusés constituent les deux principaux éléments de données. Le total de ces deux données correspond au taux total de jeunes pouvant être accusés, ou au taux de criminalité chez les jeunes rapporté par les services de police. Aux fins de la DUC2, une personne « pouvant être accusée »[11] est une personne « identifiée par la police comme ayant été impliquée dans une affaire criminelle, et contre qui il serait possible de déposer une dénonciation [c.-à-d. une accusation], la preuve/l’information étant suffisante »
(Centre canadien de la statistique juridique, 2004, p. 80). Par conséquent, le nombre de jeunes qui pouvaient être accusés mais ne l’ont pas été est un indicateur du recours aux mesures extrajudiciaires, ces mesures correspondant, en vertu de la LSJPA, à toute mesure autre que des procédures judiciaires (c.-à-d. autres que le dépôt d’accusations) prise à l’endroit d’un adolescent dont un agent de police a des motifs raisonnables de croire qu’il a commis une infraction.
Les auteurs d’ouvrages sur la criminologie ne s’entendent pas sur l’exactitude des données de la DUC relatives aux jeunes qui n’ont pas été accusés[12]. Le problème, c’est que le Programme DUC fournit des données administratives – c’est-à-dire des données tirées des dossiers créés et tenus par des organisations (dans le cas qui nous occupe, les services de police) essentiellement à des fins opérationnelles et non pour les besoins d’études sur la criminalité. Dans le cadre des activités policières, il est essentiel de tenir des dossiers complets et exacts sur les jeunes accusés, mais il est moins important de compiler des données sur chaque jeune qui pouvait être accusé mais ne l’a pas été. En fait, la notion de « pouvant être accusé » peut être interprétée de diverses façons. On peut s’attendre à ce que l’exhaustivité des rapports sur les jeunes accusés varie d’un agent de police à l’autre; par ailleurs, des études ont démontré que le nombre de jeunes « non accusés », selon les rapports des services de police, varie considérablement par rapport au nombre de jeunes accusés. Certains services de police rapportent un taux de non-accusation nul, de manière que la « proportion de jeunes pouvant être accusés qui l’ont été » – qui est un indicateur de l’utilisation ou de la non-utilisation du pouvoir discrétionnaire des policiers – est de 100 %. Compte tenu du manque de fiabilité des données fournies par certains corps policiers sur le nombre de jeunes qui n’ont pas été accusés, des criminologues recommandent de ne pas utiliser cet élément de données dans le cadre d’analyses (p. ex., Hackler et Don, 1990; Hackler et Paranjape, 1983, 1984; Markwart et Corrado, 1995). D’autres, dont les auteurs du présent rapport, soutiennent que, même si on ne devrait pas utiliser cet élément de données pour comparer les pratiques de mise en accusation des services de police, les biais observés au fil des années sont suffisamment stables pour qu’on puisse utiliser l’élément en question dans le cadre d’analyses chronologiques, plus particulièrement lorsque les données sont regroupées par province ou territoire (Carrington, 1995, 1999; Carrington et Schulenberg, 2004a; Scanlon, 1986).
Depuis l’entrée en vigueur de la LSJPA, un nouvel élément doit être pris en compte. Contrairement à la Loi sur les jeunes contrevenants, la LSJPA traite explicitement de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par la police lorsqu’il s’agit de décider si une accusation sera portée ou non contre un présumé jeune contrevenant ou si on prendra des mesures extrajudiciaires à son endroit[13]. En vertu de la LSJPA, les policiers doivent envisager le recours à des mesures extrajudiciaires avant de déposer une accusation. On pourrait donc s’attendre à ce que chaque agent de police fasse désormais état de l’utilisation de mesures extrajudiciaires dans un plus grand nombre de cas, pour démontrer qu’il se conforment aux exigences de la Loi, et à ce que les services de police modifient leurs systèmes de gestion des dossiers de même que leurs exigences relativement aux rapports des agents, de manière à contrôler l’observation de la Loi. Compte tenu de la nécessité de fournir désormais des données plus détaillées, dans le cadre de la DUC2, sur le recours aux mesures extrajudiciaires (voir ci-haut), il a fallu modifier les systèmes de gestion des dossiers des services de police d’où sont extraites les données utilisées aux fins de la DUC2. On peut par conséquent s’attendre à ce que les agents de police et les corps policiers fassent état de manière plus systématique du recours aux mesures extrajudiciaires.
Compte tenu des nouvelles dispositions législatives, il est fort possible que la DUC 2003 fasse état d’une augmentation du nombre de jeunes qui ont fait l’objet de mesures extrajudiciaires (qu’on appelait auparavant les « jeunes non accusés »)[14], ce qui, en fait, témoigne simplement de l’amélioration de la consignation et de l’inscription des données dans la DUC par les services de police. Cette possibilité est prise en compte dans l’analyse de la section 3.
2.2 Conception de l’étude
Aux fins de notre étude, nous utilisons la méthode de l’analyse de séries chronologiques interrompues : une série de mesures annuelles (dans le cas qui nous occupe, des mesures des jeunes accusés et des jeunes non accusés) est « interrompue » par un événement dont l’incidence est évaluée – dans le cas présent, l’entrée en vigueur de la LSJPA, le 1 er avril 2003. L’évolution du niveau et/ou de la tendance des séries chronologiques suivant l’événement est considérée comme une indication de l’incidence de celui-ci[15]. De nombreux changements décrits dans les pages Page suivantes sont fondés sur la comparaison des niveaux de 2002 et de 2003, mais les analyses se rapportent toujours à la série chronologique complète, soit de 1986 à 2003, et ce, pour deux raisons : premièrement, parce que 2002 était peut-être une année anormale; deuxièmement, pour empêcher que les changements observés en 2003 par rapport à 2002 soient assimilés, à tort, à la LSJPA, alors qu’il ne s’agit peut-être en fait que de la poursuite d’une tendance à la hausse ou à la baisse déjà amorcée.
Étant donné que les données de la DUC 2003 incluaient celles recueillies pendant trois mois (de janvier à mars) où la LJC était en vigueur, nous avons également analysé les données trimestrielles de 2001 à 2003. Ces données nous ont permis d’établir une distinction entre les niveaux des indicateurs statistiques pendant le premier trimestre de 2003, sous le régime de la LJC, et ceux observés pendant les trois derniers trimestres, sous le régime de la LSJPA. Les analyses trimestrielles nous ont également permis de déterminer les changements qui s’étaient amorcés au cours du deuxième trimestre de 2003. Il est davantage probable que ces changements soient attribuables à la LSJPA que ceux qui se sont produits à un moment ou un autre en 2003[16].
2.3 Limites des données
En raison de la modification du système de gestion des dossiers, la DUC ne contient aucune donnée provenant du Service de police de Toronto pour les mois de septembre à décembre 2003; le Centre canadien de la statistique juridique a donc fait une estimation des chiffres, en se fondant sur les données de la même période en 2002 (Centre canadien de la statistique juridique, 2004, p. 75). Cela pouvait cependant présenter un problème dans le cadre de l’étude, étant donné que les données provenant de Toronto représentent environ 12 % des données relatives à la criminalité chez les jeunes en Ontario. La période en cause inclut quatre des neuf mois pendant lesquels la LSJPA était en vigueur, et on pourrait s’attendre à ce que l’utilisation de données de 2002 masque partiellement toute incidence de la LSJPA sur les pratiques policières de mise en accusation à Toronto, et fausse donc à la baisse toute évaluation de l’incidence sur les pratiques policières en Ontario. Nous avons donc obtenu deux ensembles de données pour l’Ontario et le Canada – un qui inclut Toronto et l’autre qui l’exclut – et nous fournissons les résultats des analyses de ces deux ensembles de données. L’inclusion ou l’exclusion des données relatives à Toronto n’a finalement pas eu d’effet marqué sur les résultats globaux.
À l’aide des données de la DUC2, il est possible de créer des variables illustrant certains aspects des démêlés antérieurs d’une personne pouvant être accusée avec la police[17]. Pour ce faire, il s’agit d’examiner les données pour savoir s’il existe d’autres dossiers sur la personne (ce qui n’est pas un processus simple, étant donné que les identificateurs personnels comme le nom et l’adresse ne sont pas saisis dans la DUC2). Une telle démarche nous aurait permis d’examiner l’hypothèse relative à l’incidence de l’alinéa 4c), en vertu duquel on présume que la prise de mesures extrajudiciaires suffit dans le cas d’un délinquant non violent qui en est à sa première infraction. Cependant, la création d’une variable « démêlés antérieurs » en se servant des données de la DUC2 demande énormément de ressources et (comme tout autre projet d’appariement de données utilisant des données de Statistique Canada) doit être approuvée par le statisticien en chef du Canada. Nous avons conclu que le temps et les ressources qu’il aurait fallu pour effectuer une telle analyse n’étaient pas justifiés, compte tenu de son importance pour les résultats de cette évaluation préliminaire.
- [9] Nous avons uniformisé les chiffres sur les jeunes pour obtenir des taux par tranche de 100 000 jeunes en les divisant par l’estimation pertinente de la population annuelle de jeunes, fournie par le Centre canadien de la statistique juridique.
- [10] Au Nouveau-Brunswick, au Québec et en Colombie-Britannique, c’est la Couronne, sur recommandation de la police, qui décide si des accusations seront portées contre un adolescent. Les données de la DUC relatives aux jeunes accusés au Nouveau-Brunswick et dans certaines régions du Québec se rapportent aux accusations ordonnées par la Couronne. Les données de la DUC concernant la Colombie-Britannique et les autres régions du Québec font état du nombre de jeunes dont l’accusation a été recommandée par les policiers et non le nombre réel de jeunes accusés (Centre canadien de la statistique juridique, 2004, p. 79).
- [11] Le Centre canadien de la statistique juridique utilise le terme « personnes accusées », mais nous avons opté pour « personnes pouvant être accusées ». Dans le présent rapport, nous utilisons le terme « jeune appréhendé » pour désigner le jeune dont la police a des motifs raisonnables de croire qu’il a commis une infraction. Nous utilisons le terme « jeune pouvant être accusé » en référence à l’élément de données de la DUC qui est utilisé comme indicateur aux fins de l’analyse.
- [12] Voir, p. ex., Carrington, 1995, 1999; Groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur la justice applicable aux adolescents, 1996; Hackler et Don, 1990; Hackler et Paranjape, 1983, 1984; Markwart et Corrado, 1995.
- [13] Voir la section 1.2 du présent rapport.
- [14] Et, donc, une augmentation du nombre total de jeunes pouvant être accusés (tel qu’indiqué dans les rapports de police sur les taux de criminalité chez les jeunes).
- [15] Voir, p. ex., Campbell et Stanley, 1963, p. 37-42; Mohr, 1995, chapitre 9.
- [16] En déterminant le moment précis où on a observé un changement dans la série chronologique, on peut s’assurer que les interruptions dans une série chronologique ne remettent pas en question par la validité des résultats. Le problème tient au fait qu’on attribue à tort à l’événement les changements relatifs au phénomène en cause, alors qu’ils découlent d’autres événements qui se sont produits à peu près à la même période. Par exemple, si on avait observé une forte augmentation/diminution du taux de criminalité chez les jeunes en 2003, changement qui n’est pas attribuable à l’entrée en vigueur de la LSJPA, on aurait probablement également observé des changements au chapitre des déclarations concernant les jeunes accusés/non accusés, ce qu’on pourrait considérer, à tort, comme un effet de la LSJPA. Plus on peut déterminer avec précision le moment où le changement s’est produit, plus on peut faire une distinction fiable entre les effets de l’événement et ceux associés à d’autres changements sociaux.
- [17] Pour des exemples d’analyses des données de la DUC2 incluant la variable « démêlés antérieurs », voir Carrington et Schulenberg (2004a; 2004c) et Schulenberg (2004).
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