Les Afro-Canadiens en milieu urbain : Une étude qualitative des problèmes d’ordre juridique graves au Québec
Intersectionnalité et connexions entre les problèmes
Le terme intersectionnalité a été inventé par l’avocate et juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw en 1989. Il est également né de la théorie critique de la race, qui a été développée par des avocats afro américains aux États-Unis comme un moyen d’établir et de comprendre la nature structurelle et systémique du racisme (Coastan, 2019). S’appuyant sur des affaires judiciaires concernant des femmes afro-américaines, Mme Crenshaw a contesté la neutralité présumée de la loi et les façons étroites dont le système de justice a interprété les expériences des femmes noires. Selon Mme Crenshaw, le système de justice a négligé la réalité selon laquelle les femmes noires ont été victimes de discrimination et d’oppression à la fois en tant que femmes et en tant qu’Afro-Américaines. En opposition au « cadre à axe unique », les femmes noires peuvent faire l’expérience de la discrimination raciale de la même manière que les hommes noirs et peuvent faire l’expérience de la discrimination fondée sur le sexe de la même manière que les femmes blanches. Mais [TRADUCTION] « souvent, elles sont victimes de double discrimination – les effets combinés de pratiques discriminatoires sur la base de la race et du sexe », et simplement en tant que femmes noires (Crenshaw, 1989, 149). En ce sens, les femmes noires subissent de « multiples fardeaux » (Crenshaw, 1989, 130). L’intersectionnalité a depuis été appliquée plus généralement pour intégrer le sexe, la race, la classe, la sexualité et d’autres formes d’identité (Coastan, 2019). Aux fins de la présente étude, et en ce qui concerne les témoignages de ses répondants, l’intersectionnalité est utile pour analyser comment la discrimination raciale et le racisme envers les Noirs sont, ou du moins peuvent être, liés à la discrimination fondée sur la classe, le sexe et d’autres facteurs sociaux.
Bien sûr, cela soulève des questions : comment savons-nous quand la discrimination raciale est de la discrimination raciale? Les expériences des participants sont-elles le résultat du racisme, ou la race est elle simplement accessoire, voire inexistante? L’analyse du racisme systémique suggère que le racisme fait partie du « quotidien » de la vie des personnes d’ascendance africaine dans une société à dominante blanche, façonnant les rencontres quotidiennes dans l’éducation, l’emploi, le système judiciaire, les sports, le divertissement, etc.
Comme l’affirme la juriste et théoricienne Sherene Razack, certains groupes de personnes, y compris les personnes racialisés, ont été « expulsés » dans le cadre de ce qu’elle décrit comme les « morts-vivants ». Cela signifie que, bien qu’ils puissent avoir, de facto, accès aux droits et privilèges légaux de la citoyenneté au Canada, ils sont d’emblée systématiquement exclus en raison de la race, de la classe et du sexe, et souvent les trois (Razack dans Khan et Kouri-Towe, 2009). Cette expulsion équivaut à ce que, en ce qui concerne les réfugiés et les détenus, Giorgio Agamben et Paul Gilroy ont décrit comme un état permanent d’exception et de droit suspendu (Rauff, 2004, 609-10; Agamben, 2000, 8-9, 22-5; Gilroy, 2000, 84, 93, 283). En d’autres termes, le système juridique canadien a « favorisé et encouragé le racisme et la discrimination raciale » à l’égard des personnes d’ascendance africaine (Thornhill, 2008, 332). Et, comme l’illustre l’historien du droit Barrington Walker, ce phénomène remonte à l’époque de l’esclavage au Canada (Walker, 2020, 5, 27). Ce phénomène coïncide avec l’analyse du sociologue Cecil Foster sur la façon dont la blancheur au Canada est associée à la pureté, à l’innocence et au progrès; et la noirceur avec les sauvages et les indomptés, et en dehors des frontières de la société canadienne (Foster, 2008, 414-29), y compris le système de justice. C’est à travers le prisme de l’intersectionnalité, de l’expulsion, de l’état d’exception et du droit suspendu, et enraciné dans les expériences historiques des personnes d’ascendance africaine au Canada, que nous considérons les témoignages de chaque répondant.
Enfin, et comme l’attestent les témoignages des participants à cette recherche, nous pouvons concevoir l’intersectionnalité comme la manière dont un problème juridique particulier peut se répercuter (ce qui est souvent le cas) sur d’autres aspects de la vie d’une personne : la perte d’un emploi pour cause de harcèlement au travail peut entraîner la perte d’un logement, l’échec d’un mariage et la rupture de liens familiaux; un appel à la police peut avoir pour résultat l’arrestation de la victime au lieu de l’agresseur; des expériences antérieures avec le système de justice et les avocats peuvent éroder le désir de se battre, ce qui pousse à la résignation et au défaitisme; l’incapacité d’accéder à des programmes correctionnels, en anglais, peut avoir une incidence sur la libération conditionnelle d’un détenu et, par conséquent, sur ses possibilités dans la vie.
Aide à la représentation juridique et coûts
Plusieurs participants ont discuté de la faible représentation juridique qu’ils ont reçue et du coût prohibitif d’un « bon avocat ». Cela est conforme à l’analyse de la juriste Sara Sternberg Greene (Greene, 2016, 1290) selon laquelle les bons avocats sont coûteux et que les conseils juridiques gratuits (avocats de l’aide juridique) se traduisent souvent par une représentation juridique de mauvaise qualité (Ibid., 1, 292).
Lorsque le chien d’Oliver a endommagé le plancher de son appartement, il a également été accusé d’avoir volé un matelas et des assiettes de l’appartement par ses propriétaires canadiens-français. Le jour du procès, sans avertissement préalable, son avocat l’a informé que s’il plaidait coupable, il recevrait une petite amende et que son cas ne serait pas jugé. Au lieu de cela, l’amende s’élevait à 1 500 $ (le montant qui est toujours impayé en raison des moyens financiers limités d’Oliver), 200 heures de service communautaire et un casier judiciaire. Les problèmes juridiques d’Oliver ont ensuite été aggravés par le fait qu’il a raté une occasion d’interjeter appel de sa cause parce qu’il n’avait pas été informé du processus d’appel.
Nina a payé à un avocat un mandat important, mais son avocat ne s’est pas présenté au tribunal pendant son procès. Un autre avocat a ignoré des éléments de preuve clés, n’a pas appelé un témoin au tribunal et s’est adressé au tribunal en français malgré le fait que Nina ne parle pas la langue.
Thomas, lui aussi, se plaignait d’avoir reçu une mauvaise représentation juridique. Il s’est vu refuser le statut de résident permanent et attribue ce refus à l’avocat qu’il a désigné, qui n’avait pas fait preuve de détermination dans son dossier. Son cas de demande d’asile était censé être relativement simple, mais son avocat a fait le strict minimum et a eu très peu de contacts avec son client. Dans le cas de Kathleen, lorsque sa période d’essai au travail a pris fin prématurément, elle a communiqué avec son syndicat, mais n’était pas admissible à l’aide parce qu’elle n’avait pas effectué sa période d’essai et qu’elle n’était donc pas techniquement membre d’un syndicat. Elle a reçu le strict minimum de soutien juridique et elle n’avait pas les moyens financiers de poursuivre la procédure.
Avant sa récente libération, Paul a communiqué avec un avocat de la prison pour faire retirer une affiliation injustifiée à un gang de son dossier de prison. L’affiliation à un gang peut avoir une incidence négative sur les possibilités de libération conditionnelle et les privilèges de la prison. La question en litige a été résolue avec le soutien d’un avocat nommé par la prison qui l’a conseillé sur la façon de faire retirer l’étiquette de « gang », mais ce fut un long processus qui n’a été finalisé que juste avant sa sortie de prison. Frederick, Frantz, Oliver, Toussaint, Kathleen et Jean-Baptiste n’avaient pas les moyens d’engager un avocat en pratique privée. Selon Toussaint,
Le fait de ne pas avoir les moyens économiques limite définitivement l’accès au système de justice. Je n’ai pas l’argent donc maintenant c’est à moi, humaine qui n’a pas étudier [sic] dans le domaine, d’aller faire tout ça toute seule. Je me questionne sur ma force, ma capacité à le faire.
Dans le cas de Frederick, il a décidé de signaler les remarques et le comportement de son professeur au directeur du programme, qui l’a informé qu’il était un invité dans le programme et qu’il devait faire plus de compromis pour s’intégrer à la société québécoise. Essentiellement, on disait à Frederick que le problème reposait sur les épaules des étudiants, et non sur celle du professeur. Bien que certains des étudiants africains aient voulu adopter une démarche juridique plus officielle, ils ont finalement décidé de ne pas le faire par crainte de représailles et en raison du peu de temps et de ressources financières. Le professeur a continué de manifester sa préférence pour les étudiants locaux (Québécois blancs). Cependant, Frederick croit que ses notes étaient justes et qu’elles ne reflétaient pas la discrimination raciale qu’il a subie en classe.
Au Canada, il existe une controverse quant à la qualité de la représentation fournie par les avocats de l’aide juridique, selon le modèle de prestation de services (Zemans et Amaral, 2018). Il est reconnu que les avocats de l’aide juridique sont surchargés de travail, en partie en raison d’une pénurie d’avocats. Il en résulte que les avocats s’occupent d’un trop grand nombre d’affaires à la fois. Comme le suggèrent les recherches sur ce phénomène aux États-Unis, cela signifie en fin de compte qu’ils ne peuvent pas donner à leurs clients l’attention juridique qu’ils méritent (Greene, 2016, 1290-2). Par conséquent, leurs avocats conseillent souvent aux clients de plaider coupables, comme dans le cas d’Oliver. Dans le cas de Frantz, le fait de ne pas avoir les moyens d’engager un avocat (il n’était pas admissible à l’aide juridique parce qu’il a un emploi rémunéré) peut lui avoir coûté la garde de son enfant. Pour Frederick, faute de fonds, il a choisi de ne pas intenter une poursuite contre le professeur qu’il a accusé de racisme. Même si le fait de retenir les services d’un avocat en pratique privée ne garantit en aucun cas une victoire juridique, un avocat pleinement engagé et compétent augmente sans aucun doute les chances, en particulier dans un contexte où les personnes d’ascendance africaine ont été historiquement désavantagées par le système de justice.
Garde des enfants
La discrimination au sein du système de protection de l’enfance et en ce qui a trait à l’adoption est un phénomène historique bien documenté au Canada (Dubinsky, 2008; Maynard, 2017, 190-2, 204-05), et a constitué l’un des facteurs de rupture des familles noires. Selon un rapport du 30 novembre 2020 (Constats et Orientations 6) réalisé par la direction du gouvernement du Québec responsable du bien être de l’enfance, les enfants noirs sont surreprésentés dans le système de protection de l’enfance et le système n’est pas suffisamment adapté pour répondre aux besoins des groupes « ethnoculturels » et des groupes linguistiques minoritaires. Les jeunes Afro-Canadiens et Autochtones sont surreprésentés dans le système de protection de l’enfance de la province et les services ne représentent souvent pas adéquatement leurs intérêts culturels et sociaux. Dans le cas de Frantz, on lui a refusé un accès régulier à son enfant dès sa naissance parce que la mère de l’enfant, avec qui il n’était plus, avait un trouble lié à la consommation de substances. Il a l’intention de poursuivre la lutte pour la garde et le droit de visite ([TRADUCTION] « Je récupérerais mon enfant n’importe quand ») si et quand il peut se permettre d’engager un avocat, mais l’ensemble du processus l’a amené à la conclusion suivante :
[TRADUCTION]
Si vous n’avez pas de grand nom, si vous n’avez pas le bon salaire, si vous n’avez pas la bonne couleur, vous risquez de ne pas être entendu du tout. À l’intérieur du système de justice et des services sociaux, il y a beaucoup de préjugés et de partis pris.
Violence de la police et des gardiens de prison
La brutalité policière est un thème récurrent au sein de la population noire du Canada. Il n’est donc pas surprenant qu’un certain nombre de participants aient parlé de la violence policière et, dans un cas, de la violence des gardiens de prison. L’expérience de Jean-Baptiste, qui a été étranglé et intimidé par la police lors de son arrestation pour méfait, a également été aggravée par une mauvaise représentation juridique. Il a indiqué qu’il avait très peu de communications avec ses avocats et qu’il avait reçu le strict minimum en matière de conseils et de soutien juridiques. Selon ses propres mots : « Pour eux on est juste un chiffre. Dans leur tête t’as fait quelque chose… t’es supposé être maltraité, de ne pas être écouté, d’être laissé à toi-même. »
Il poursuit dans les termes suivants :
Dans le système de justice ils ont besoin d’une meilleure formation. Même si c’est un criminel qu’ils arrête, ils doivent savoir comment se comporter et au moins avoir de la compassion, de ne pas maltraité [sic] la personne. À la fin on est des humains, on n’est pas des animaux.
En juin 2015, Salif a appelé la police au sujet d’un colocataire qui était agressif envers lui. Au lieu d’aborder le problème avec son colocataire, la police a placé Salif en détention au motif qu’il n’avait pas répondu à une lettre d’Immigration Canada demandant une réunion. Alors qu’il était en garde à vue pendant deux jours, il a été roué de coups par des agents et a été envoyé à l’hôpital.
Fred a subi des violences physiques de la part des gardiens de prison, pas des policiers. La violence à motivation raciale contre les prisonniers noirs a été bien documentée et fait partie d’un processus plus large de criminalisation des Noirs menant à l’incarcération (Maynard, 2017; Austin, 2021, 109-12). Le cas de Fred était particulièrement flagrant et il se bat toujours pour la justice juridique.
Emploi et travail
Plusieurs participants ont mentionné des questions juridiques liées à l’emploi. Dans le cas de Toussaint, un collègue a insulté Toussaint, le traitant de plusieurs nom, dont de « n**** » alors que d’autres employés et clients étaient présents. Certains d’entre eux ont semblé choqués et consternés par la rencontre dont ils ont été témoins, mais aucun n’est venu à la défense de Toussaint. Lorsque Toussaint a clairement fait comprendre au collègue que son comportement était inacceptable, le superviseur a répondu qu’il était parfois approprié lorsqu’il s’agissait de certaines personnes.
Comme Toussaint et Salif, Nina et Donald ont discuté des problèmes qu’ils ont éprouvés en milieu de travail. La blessure au dos de Nina a été aggravée par l’insensibilité de son employeur et de son syndicat à sa situation, qu’elle attribue à la fois au racisme et au fait qu’elle est anglophone. Dans le cas de Donald, et compte tenu du fait que les écoles au Québec sont légalement laïques, il n’est peut-être pas évident dans quelle mesure ses problèmes juridiques étaient le résultat de son « prosélytisme » religieux, du racisme et/ou du fait qu’il est anglophone, et il a lui-même minimisé le racisme comme cause profonde de ses problèmes. Cela dit, étant donné les complexités du racisme systémique, il serait difficile d’imaginer que la race n’ait pas joué un rôle, dans quelque mesure que ce soit, dans ce processus.
À l’instar de l’expérience d’autres participants, le manque de fonds a été un obstacle majeur à l’obtention d’un résultat équitable pour Donald. Comme il l’a suggéré [TRADUCTION] « [Le système juridique] est là pour protéger tout le monde, mais parfois il est biaisé » si vous n’avez pas les moyens financiers d’engager un avocat en pratique privée. Au départ, en raison d’une entente de confidentialité, il n’a pas été autorisé à demander conseil à l’extérieur du syndicat pendant que son cas était en instance. Plus tard, il n’a pas été en mesure d’intenter une action en justice parce qu’il n’avait pas les moyens d’engager un avocat en pratique privée et qu’il n’était pas admissible à l’aide juridique.
Logement
Un seul des participants a parlé de logement. Angela, une mère célibataire, croyait que son propriétaire essayait de l’expulser sous de faux prétextes, peut-être en vue d’un gain financier (augmenter le loyer en prenant un nouveau locataire). Elle a reçu des conseils de l’organisme du gouvernement provincial qui régit les questions de logement, pour s’enquérir de ses droits légaux, mais c’était le strict minimum. En conséquence, elle a été forcée de naviguer dans le système par elle-même ou avec le soutien d’amis.
Santé
La santé, y compris les accidents du travail, a touché la vie de trois participants. À la suite de son arrestation, Jean-Baptiste a ensuite été transféré dans un hôpital psychiatrique pour évaluation, mais n’a reçu aucun traitement médical pour un pied enflé, jusqu’à ce qu’il reçoive un diagnostic de schizophrénie et de trouble lié à la consommation de substances. Ses expériences à travers tout cela ont été difficiles et débilitantes. Le problème a été amplifié par un soutien psychologique inadéquat alors qu’il était évident qu’il était en crise. Dans le cas de Salif, son accident de travail a entraîné une invalidité permanente en raison du retard dans son intervention médicale. Salif croit que l’hôpital a été coupable de négligence, conduisant à l’amputation de son orteil. Il a communiqué avec l’organisme qui supervise les plaintes médicales au Québec et a reçu des instructions sur la façon de fournir un compte rendu détaillé de son expérience.
L’administration de l’hôpital a nié que l’hôpital ait été négligent et, en 2016, Salif a engagé un avocat. L’avocat l’a néanmoins informé qu’il ne pouvait pas faire d’allégation de négligence, qu’il n’avait jamais rencontré Salif et qu’il n’avait vu ses blessures que sur des photos. L’avocat s’est essentiellement rangé du côté de l’hôpital et Salif n’a pas pu interjeter appel parce que son avocat n’était pas disponible pendant plusieurs mois. Lorsqu’il a demandé des conseils juridiques ailleurs, le délai de prescription pour son cas avait expiré. Il croit que son avocat a délibérément fait s’écouler le temps et que l’hôpital a délibérément causé les retards, en collaboration avec l’organisme de surveillance.
Immigration et citoyenneté
Historiquement, l’immigration et la citoyenneté ont été utilisées comme un outil pour contrôler et, en fin de compte, limiter la présence de personnes noires au Canada, utilisant souvent la détention et la déportation comme forme ultime de contrôle (Austin, 2013, 81, 149-53; Maynard, 2017, 158-61). Salif a été arrêté parce qu’il n’avait pas répondu à une lettre d’Immigration Canada au sujet de sa demande d’asile. Il a communiqué avec Immigration Canada, qui a confirmé qu’il lui avait effectivement envoyé une lettre en novembre 2014, mais Salif insiste sur le fait qu’il ne l’a jamais reçue. On lui a ensuite dit qu’il devait se présenter à l’immigration canadienne, d’abord tous les mois, puis tous les trois mois, ce qu’il a fait, mais sa demande de résidence permanente a néanmoins été rejetée en 2016. Elle a de nouveau été rejetée en 2018, bien que Salif ait rassemblé plus de 20 lettres d’appui dans son dossier. Il estime que le rejet initial de sa demande était lié au fait qu’il avait été arrêté en 2015. Il a depuis fait une nouvelle demande et il est maintenant résident permanent.
Thomas pensait que la procédure pour sa demande d’asile serait simple mais, comme nous l’avons vu, le manque de conseils juridiques adéquats d’un avocat désigné a contribué au rejet de sa demande. Il interjette actuellement appel de la décision auprès d’un autre avocat, mais sa première expérience avec le système de justice au Canada a été décevante. En plus d’engager un autre avocat, il a travaillé sur la présentation de sa cause et s’est appuyé sur le soutien d’amis et d’autres sources.
Violence criminelle
Oliver a récemment été agressé par un colocataire, et lorsque la police est intervenue, comme dans le cas de Salif, Oliver était celui accusé de voies de fait. Il croit qu’il a été accusé en raison d’antécédents liés à un incident survenu à l’école secondaire et que le dossier de son frère a été utilisé contre lui. Ses problèmes se sont aggravés lorsqu’il a été mal représenté par un avocat de l’aide juridique qui parlait à peine anglais et, selon les mots d’Oliver, était « incompétent ». L’avocat a encouragé Oliver à plaider coupable, ce qu’il a fait. Il a reçu une probation d’un an et des heures de travaux communautaires, mais il croit que, s’il avait pu se payer un meilleur avocat, l’issue de cette affaire aurait été différente. Il voulait également interjeter appel, mais il n’a pas été informé du processus et n’a pas pu respecter le délai d’appel.
Langue
Les problèmes de langue sont particulièrement importants au Québec. La langue dominante et majoritaire est le français, mais il y a une importante population anglophone à Montréal. Pas plus tard que dans les années 1970, l’anglais était la langue dominante au sein de la population noire, mais il a depuis longtemps été supplanté par le français, la population haïtienne comprenant maintenant le plus grand groupe francophone au sein de la communauté noire (il est toutefois important de noter que le créole, et non le français, est la langue dominante des Haïtiens). Autrefois habitués à être le groupe le plus important, les anglophones noirs d’aujourd’hui se retrouvent souvent marginalisés au Québec en raison de leur langue et de leur origine ethnoraciale. Dans son article du Montreal Gazette, Yvonne Sam a récemment écrit, en plus de ses expériences en tant que femme noire à Montréal, la discrimination linguistique a eu un impact énorme sur sa vie et celle des autres anglophones noirs :
[TRADUCTION]
Je me sens également rejetée en tant que personne anglophone. Chaque fois que j’entends un message unilingue français dans le métro, et aussi lorsque les politiciens parlent de renforcer la loi 101, cela me rappelle mon statut de minorité linguistique. Lors d’une conférence de presse en novembre, le ministre responsable de la langue française, Simon Jolin-Barrette, a déclaré : « Le Québec est né en français et il le demeurera. » Ce que je l’ai entendu dire, c’est qu’en tant qu’anglophone, je n’ai pas ma place ici. (2021).
L’expérience d’Yvonne exprime directement et indirectement les expériences de plusieurs participants. L’avocate de Nina a refusé de communiquer en anglais au tribunal, et elle a été réprimandée par un juge pour ne pas avoir été en mesure de parler la langue. Son employeur a également refusé de lui envoyer une communication écrite en anglais. Oliver, Fred et Paul ont tous mentionné la langue comme étant un obstacle important à l’accès à la justice. Voici ce qu’a déclaré Oliver : [TRADUCTION] « Chaque fois que je me présentais au tribunal, je ne comprenais pas ce qui se passait. Je n’ai jamais été appelé, jamais on ne m’a demandé des détails sur ce qui s’était passé; ils se contentent de lire le rapport de police. » Il a ajouté : [TRADUCTION] « Ils m’ont arrêté, m’ont dit que je ne pouvais pas retourner chez moi parce que la « victime » s’y trouvait, alors j’ai perdu ma propre maison... J’ai été agressé et déshumanisé en tant que victime, puis on m’a dit que je mentais, puis mon avocat n’a même pas pu me représenter au tribunal. Il ne parlait même pas anglais. »
Fred décrit le fossé entre le français et l’anglais comme un obstacle dans le système carcéral en ce sens que de nombreux gardiens ne parlent pas anglais, et ceux qui le parlent refusent souvent de communiquer avec les détenus en anglais. Dans le cas de Paul, il avait le droit d’avoir accès à des programmes en anglais, mais il y avait moins de programmes qui lui étaient offerts en anglais et de longs délais d’accès par rapport aux programmes équivalents en français. Bien qu’il ait présenté des pétitions aux diverses autorités de la prison (agent de libération conditionnelle, ombudsman, etc.), il a dû attendre de nombreux mois avant d’avoir accès aux programmes. Il a également mentionné qu’il y avait des risques à déposer des plaintes au sein de la hiérarchie des prisons, y compris la perte de privilèges, parce que les gardiens, les agents de libération conditionnelle et le directeur étaient de connivence les uns avec les autres.
Tant pour Paul que pour Fred, le refus des gardiens de prison de communiquer en anglais les a empêchés d’accéder à de précieux programmes et services en prison d’une manière qui avait ou aurait pu avoir une incidence directe sur la durée de leur peine d’emprisonnement ou sur la nature de leur détention. Dans chaque cas, les problèmes de langue ont limité leur capacité de naviguer dans le système et leur accès à la justice.
Discrimination raciale
Bien que la discrimination raciale ait fait partie intégrante des expériences des personnes d’ascendance africaine et ait conduit à la méfiance à l’égard du système de justice (Greene, 2016, 1279, 1305), tous les participants n’ont pas attribué leur problème avec le système de justice au racisme, ou du moins pas au même degré. Salif croit que ses origines ethnoraciales et immigrantes ont joué un rôle majeur dans la façon dont il a été traité tout au long de ses processus juridiques, d’immigration et médicaux. Il ajoute que le racisme est systémique au niveau gouvernemental et que, ayant vécu le racisme en France, le racisme canadien est très présent, bien que moins explicite. Comme Jean-Baptiste, il a été battu par la police, et comme Jean-Baptiste et Oliver, son avocat ne lui a pas fourni des conseils juridiques adéquats.
À plusieurs reprises, Harriot a été arrêtée par la police pour des infractions au code de la route qu’elle attribue au profilage racial et au harcèlement. Ces incidents se sont produits alors qu’elle conduisait dans des quartiers à prédominance « blanche ». Elle a également décrit son profond sentiment de peur lorsqu’elle a été arrêtée par la police. Lors d’un incident récent, elle a tenu ses mains en l’air et a refusé d’obtempérer lorsque l’agent lui a dit de les abaisser. Lorsqu’on lui a demandé ce qui lui traversait l’esprit à ce moment-là, elle a dit qu’elle avait une famille et qu’elle ne voulait pas risquer sa vie en bougeant soudainement ou en donnant à l’agent une excuse pour lui tirer dessus.
En mars 2020, elle a été arrêtée parce qu’elle ne portait pas sa ceinture de sécurité. En fait, elle portait sa ceinture de sécurité, mais elle se fondait dans son manteau de couleur foncée. Lorsque l’agent s’en est rendu compte, il l’a accusée de ne pas avoir obéi à un panneau d’arrêt. Elle a essayé de communiquer avec l’agent, et on lui a dit qu’elle pouvait contester la contravention si elle le voulait, mais qu’il ne voulait pas l’entendre parler.
Malgré sa faible expérience avec un avocat et avec le processus d’immigration, Thomas ne croit pas qu’il a été victime de discrimination raciale au sein du système juridique. Il croit toutefois que les demandeurs d’asile sont considérés comme des criminels qui tentent de frauder le système au Canada. Par conséquent, ils ne reçoivent pas un soutien adéquat.
Angela a attribué ses problèmes de logement à la discrimination raciale. Bien qu’elle ait conclu que la régie du logement du Québec a fait son travail, elle ajoute qu’il n’a fourni que le strict minimum en matière de renseignements. En tant que locataire, elle n’était pas suffisamment protégée par la loi et a été forcée de recourir à la résolution du problème par elle-même. Cela comprenait la réalisation de ses propres recherches et la recherche de conseils auprès d’amis et de membres de sa famille. Fait intéressant, bien qu’elle mentionne la discrimination raciale et économique, elle n’a pas mentionné le sexe – qu’elle peut être victime de discrimination fondée sur le fait qu’elle est une mère célibataire noire.
Kathleen n’a aucun doute que son congédiement était lié à la discrimination raciale. Comme elle l’a expliqué, l’environnement de travail était composé d’une équipe presque entièrement blanche de Québécois français. Elle et sa collègue noire se sont senties marginalisées dès le début et, à une occasion, Kathleen s’est fait dire par un collègue blanc qu’elle ne devrait pas intégrer ses propres pratiques culturelles et d’éducation des enfants dans l’environnement de travail.
Toussaint croit que son expérience avec le racisme au travail, et avec son avocat, est non seulement commune, mais a été normalisée au sein de la société et intériorisée par les victimes de racisme. Comme d’autres participants, il suggère que les ressources juridiques nécessaires pour protéger les citoyens du genre d’injustice qu’il a vécue sont inaccessibles. Étonnamment, malgré son expérience, il croit que le système de justice fonctionne, mais qu’il doit être amélioré. Il soutient également que le simple fait d’embaucher plus de personnes appartenant à des « groupes minoritaires » n’est pas la solution. Ce qu’il faut, c’est un changement culturel au sein de la population majoritaire.
Pour Paul, la combinaison du racisme et des problèmes de langue a joué un rôle dans la façon dont il a été traité au sein du système carcéral. Non seulement les détenus blancs bénéficient d’un traitement préférentiel (y compris les anglophones blancs), mais les francophones noirs ont un peu plus de facilité, à son avis, parce que la plupart des gardiens de prison sont francophones.1 Dans le cas de Fred, il était réticent à attribuer une trop grande part de son expérience à la race/au racisme parce qu’il trouve que cela « la dilue », c’est-à-dire que cela minimise son expérience. Cela pourrait être attribué à son désir de faire preuve de libre arbitre et de faire valoir que, malgré le racisme et sa situation en prison, il a toujours un certain contrôle sur son sort. Cela reflète peut-être aussi son appréciation de la façon dont la race converge avec une série d’autres questions.
Frantz et Harriot ont attribué leurs problèmes juridiques au racisme et l’ont décrit comme systémique et continu. Dans le cas de Frank, il a souligné que les perceptions stéréotypées des pères noirs ont joué contre lui dans son cas de garde d’enfants. Son jugement a été remis en question en raison de son apparence, des stéréotypes sur les pères noirs absents et de son choix de partenaire (le fait qu’il a choisi d’être avec la mère de son enfant qui avait un trouble lié à l’utilisation de substances). Bien qu’il ait un emploi à temps plein et des antécédents d’éducation de deux enfants, comme il l’a dit [TRADUCTION] « je n’étais pas considéré comme une option valable » par le tribunal.
Pour Harriot, le racisme s’est traduit par un sentiment palpable d’effroi et une crainte que le fait de ne pas se comporter « de la bonne façon » lorsqu’elle est arrêtée par la police puisse entraîner la mort. Elle a conclu que pour protéger son bien-être physique [TRADUCTION] « même quand ce n’est pas juste, vous devez ravaler [vos paroles] ». En d’autres termes, il était important qu’elle démontre qu’elle n’était pas une menace pour l’agent. [TRADUCTION] « Quoi que vous fassiez, vous devez faire 10 fois plus vos preuves et vous devez chasser toute colère de votre esprit. Si ce n’est pas le cas, vous [ne survivrez pas]. »
Dans son article du Montreal Gazette, Yvonne Sam a exprimé le même sentiment : [TRADUCTION] « Ma stratégie de survie a été de me rendre aussi non menaçante que possible, néanmoins, je sens toujours que je dois continuer à regarder par-dessus mon épaule. » (2021)
Footnotes
1 Malheureusement, l’étude ne tient pas compte des expériences d’un délinquant noir francophone sous responsabilité fédérale.
- Date de modification :