Techniques d’entrevue judiciaire pour les adultes

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Cette section donne un aperçu de trois techniques d’entrevue judiciaire pour les victimes vulnérables adultes qui sont interrogées dans le cadre d’une enquête ou d’une expertise judiciaire. Au Canada, il n’existe pas de protocole national normalisé pour interroger les victimes adultes vulnérables, de sorte que le protocole suivi par les enquêteurs peut varier en fonction du lieu et du type d’incident.

Les protocoles exposés dans cette section correspondent à trois des techniques les plus utilisées dans ce domaine : l’entretien cognitif (EC), l’entrevue judiciaire lors de traumatisme expérientiel (EJTE) et la désensibilisation par la communication visuelle (DCV). De nombreux protocoles d’entrevue judiciaire sont structurés ou semi structurés, ce qui signifie qu’ils sont normalisés et que les intervenants suivent des lignes directrices précises. Cette normalisation facilite l’évaluation psychométrique, qui permet de tester la fiabilité, la validité et le caractère d’adaptation culturelle des outils à différents groupes de personnes. Les évaluations psychométriques permettent également de recueillir des données pour comprendre si les protocoles améliorent réellement la qualité des entrevues (Hunley, O’Donohue, 2022). L’EC est la technique la mieux établie et la plus étudiée, tandis que l’EJTE et la DCV ont été mises au point plus récemment et n’ont pas encore fait l’objet d’examens empiriques aussi vastes.

L’entretien cognitif

L’entretien cognitif (EC) est l’un des protocoles d’entrevue les mieux établis et les plus étudiés. Il a été conçu dans les années 1980 pour les adultes et les enfants témoins et victimes de traumatismes et a été revu au fil des ans, notamment avec la mise au point d’un « entretien cognitif amélioré » en 1992 et d’autres versions modifiées destinées à différents groupes démographiques. La police a recours à l’EC pour maximiser la récupération d’informations sur un crime en utilisant des techniques de remémoration et de communication (Memon et coll., 2010). La technique de l’EC repose sur la reconnaissance des ressources mentales limitées des victimes ou des témoins d’événements traumatiques. L’objectif est d’améliorer la dynamique entre l’interviewer et la personne interrogée en établissant un rapport et en permettant à la personne interrogée de retrouver ses souvenirs par de multiples moyens mnémotechniques (FBI, 2016; Hunley et O’Donohue, 2022). Tout le processus est centré sur la personne interrogée. C’est elle qui contrôle le flux d’informations, tandis que l’interviewer joue le rôle de facilitateur. Un entretien cognitif comporte plusieurs phases (Geiselman et coll., 1984) :

  1. Établissement d’une relation et description du processus d’entretien

    L’interviewer commence par établir une relation et décrire le déroulement de l’entretien à la personne interrogée. Le processus d’entretien est centré sur la personne interrogée, qui contrôle le flux d’informations et décrit les événements avec ses propres mots.

  2. Questions ouvertes et écoute active

    À la deuxième étape d’un entretien cognitif, l’interviewer pose des questions ouvertes tout en écoutant activement la personne interrogée sans l’interrompre.

  3. Remise en contexte

    Après les questions ouvertes, l’interviewer utilise une méthode appelée « remise en contexte », qui consiste à demander à la personne interrogée de se remémorer l’événement en faisant appel à ses cinq sens. Cette méthode permet d’obtenir des informations plus détaillées sur l’incident et peut faire ressortir des informations que la personne interrogée n’aurait peut-être pas jugé important de partager au cours de l’entretien.

  4. Narration libre

    Après la phase de remise en contexte, la personne interrogée raconte librement l’incident donc pas nécessairement de façon chronologique. L’interviewer rappelle à la victime l’importance de fournir un récit détaillé en rapportant tout ce dont elle se souvient, même si les informations sont partielles ou incomplètes.

  5. Dernières étapes de l’entretien

    L’interviewer peut utiliser des techniques de remémoration ou donner des indications pour inciter la personne interrogée à accéder à différents aspects de l’événement. Par exemple, il peut demander à la personne interrogée de se rappeler l’événement du point de vue de quelqu’un d’autre ou dans l’ordre chronologique inverse.

L’EC a été initialement créé pour améliorer la mémoire des témoins, ce qui signifie que la plupart des tests de validation formels n’ont examiné que la capacité de la technique à augmenter la quantité et la qualité des souvenirs des témoins. Il a été démontré que cette technique permet d’obtenir la plus grande quantité d’informations précise par rapport à d’autres protocoles d’entrevue (Air Force Report, 2015). Bien que l’EC soit largement utilisé et que ses avantages par rapport à d’autres protocoles aient été démontrés de manière empirique, les auteurs Hunley et O’Donohue (2022) ont relevé quelques critiques à l’égard de cette approche. Notamment, certaines études ont montré que le respect du protocole de l’EC dans les enquêtes réelles (c.-à-d. en dehors des conditions de test) peut être médiocre, la phase d’établissement d’un rapport s’avérant la plus susceptible d’être mise en œuvre de manière systématique. Par ailleurs, certains ont suggéré que l’EC ne répondait pas aux objectifs de l’entrevue, à savoir ne pas nuire à la personne interrogée et éviter de la maintenir dans le processus de justice pénale. Par exemple, cette approche peut augmenter inutilement la durée et la complexité des entrevues dans les cas où les victimes sont capables de fournir des récits cohérents et complets sans utiliser les moyens mnémotechniques. Dans certains cas, les procureurs ont signalé que le niveau de détail obtenu risquait d’épuiser les plaignants et de causer une confusion inutile. En outre, l’EC ne prend pas expressément en compte les éventuels besoins en matière de santé, de sécurité ou de psychologie des personnes interrogées (Westera, Powell et Zajac, 2023; Hunley et O’Donohue, 2022; Hohl et Conway, 2017).

Entrevue judiciaire lors de traumatisme expérientiel (EJTE)

L’entrevue judiciaire lors de traumatisme expérientiel (EJTE) est une technique plus récente utilisée pour les entrevues judiciaires, élaborée par Russell Strand, l’ancien responsable de la division de l’éducation et de la formation en sciences comportementales de l’école de la police militaire de l’armée des États-Unis (United States Army Military Police School) (Buckley 2014). Les techniques d’EJTE visent à réduire l’inexactitude des informations obtenues auprès des victimes de traumatismes, en tenant compte de I'incidence du stress et du traumatisme sur le processus de la mémoire, et en se concentrant sur les aspects sensoriels de l’expérience traumatique afin de faciliter la remémoration. Les promoteurs de l’EJTE estiment que la technique permet d’obtenir beaucoup plus d’informations que les techniques traditionnelles, en particulier des informations qui permettent de mieux comprendre les effets de l’expérience traumatique sur la victime (Buckley 2014). L’EJTE ne vise pas à répondre à une liste prédéterminée de questions que l’interviewer juge importantes, mais à obtenir des informations que le participant est en mesure de communiquer à l’interviewer. La procédure d’EJTE commence par l’expression par l’interviewer de sa sympathie et de sa sollicitude à l’égard du plaignant, dans le but d’assurer sa sécurité physique et psychologique au cours de l’entrevue.

La formation d’EJTE décrit les huit phases de l’entrevue :

  1. établir d’un rapport : l’interviewer reconnaît le traumatisme et la douleur de la victime;
  2. demander à la victime ou au témoin de décrire ses souvenirs de l’expérience vécue;
  3. interroger la victime ou le témoin sur son processus de réflexion à des moments précis de son expérience;
  4. poser des questions concernant les souvenirs sensoriels : les sons, les images, les odeurs et les sentiments avant, pendant et après l’incident;
  5. demander à la victime ou au témoin comment cette expérience a affecté sa vie physique et émotionnelle;
  6. demander à la victime ou au témoin quelle a été la partie la plus difficile de l’expérience à ses yeux;
  7. demander à la personne interrogée s’il y a quelque chose qu’elle ne peut pas oublier à propos de son expérience;
  8. clarifier d’autres informations et détails.

La méthode d’EJTE est utilisée par certains services de police, services d’aide aux victimes et autres organismes, et des formations officielles sont fréquemment offertes au Canada et aux États-Unis (Strand, 2017). Cependant, aucune étude publiée n’évalue les propriétés psychométriques de ce protocole, et les affirmations relatives à son efficacité reposent en grande partie sur des anecdotes et des témoignages. Un rapport de 2015 des forces aériennes des États-Unis sur l’utilisation de l’EJTE dans le cadre d’enquêtes criminelles a mis en évidence plusieurs problèmes liés à cette technique. Plus précisément, les auteurs du rapport ont constaté que l’EJTE ne reposait pas sur des bases factuelles solides et s’appuyait sur des concepts dépassés dans la recherche scientifique sur les traumatismes, la mémoire et la neurobiologie (Air Force Report, 2015). Les auteurs Hunley et O’Donohue (2022) expriment des inquiétudes quant à la popularisation de la [traduction] « neurobiologie du traumatisme » dans la littérature sur les entrevues judiciaires et ils suggèrent qu’elle pourrait être, au mieux, inutile, mais potentiellement nuisible. Plus précisément, les protocoles d’entrevue qui portent sur les répercussions neurobiologiques peuvent mener à des généralisations excessives quant à la mesure dans laquelle les victimes d’agression sexuelle subissent un traumatisme ou développent un trouble de stress post-traumatique (TSPT), et la présomption de l’homogénéité des réactions neurobiologiques au traumatisme peut mener à des préjugés qui peuvent avoir une incidence sur la qualité de l’entrevue judiciaire (Hunley et O’Donohue, 2022). D’autres critiques de l’EJTE ont mis en évidence que l’interviewer adopte une attitude partiale lorsqu’il commence l’entrevue en reconnaissant le traumatisme de la personne interrogée. En effet, on présume qu’une agression a eu lieu avant même que la personne interrogée n’ait raconté les détails de l’incident (Hunley et O’Donohue, 2022; McElroy, 2018).

Désensibilisation par la communication visuelle

La technique de désensibilisation par communication visuelle (DCV) est une technique d’entrevue judiciaire moins couramment utilisée. Ce type d’entrevue judiciaire repose sur une approche cognitivo-comportementale en deux parties, conçue pour recueillir rapidement des informations précises, tout en réduisant la détresse associée au processus d’entrevue. L’interviewer demeure sensible au niveau de détresse de la personne interrogée tout au long de l’entrevue et ne pose que des questions ouvertes pour obtenir des informations. La DCV a été conçue pour tenir compte de l’incidence du trouble de stress post-traumatique (TSPT) et des traumatismes sur la mémoire et la remémoration (Castelfranc-Allen et Hope, 2018).

Le protocole d’entrevue de la DCV comporte deux phases principales :

  1. La collecte d’informations sous forme de « graphique narratif »

    La composante « graphique narratif » consiste à fournir à la personne interrogée un formulaire sous la forme d’un graphique. L’axe vertical de ce graphique est intitulé « sentiment de détresse du client » et est gradué de 0 à 100. L’axe horizontal du graphique est intitulé « chronologie indiquée par le client ». Au cours de la première phase d’une entrevue de DCV, la personne interrogée est invitée à se remémorer les événements traumatisants qui se sont produits et à utiliser un crayon pour tracer une ligne sur le graphique narratif, qui fluctuera en fonction du sentiment de détresse ressenti au cours des différentes étapes de la remémoration de l’événement traumatique.

    La personne interrogée peut parler des événements dont elle se souvient pendant qu’elle dessine le graphique où rester silencieuse, et elle peut interrompre cette phase à tout moment, mais elle est encouragée à aller jusqu’à la fin des événements traumatiques. Si la personne interrogée choisit de discuter de certaines parties de l’événement traumatique, elle est encouragée à garder son crayon à l’endroit où l’événement s’est produit sur le graphique et à faire une courte ligne verticale pour marquer un « moment de pause ». La personne interrogée peut écrire des mots pour les différentes parties de l’expérience traumatique. Si la personne interrogée est silencieuse ou inaudible lorsqu’elle se souvient d’une partie de l’événement traumatique, l’interviewer marque le graphique d’un « point marqué » et n’utilise que des questions ouvertes pour demander à la personne interrogée ce dont elle se souvient. Les mots ou phrases fournis par la personne interrogée sont enregistrés soit directement sur le graphique, soit sur une feuille de papier séparée.

  2. Thérapie de conciliation

    Les informations fournies dans les graphiques narratifs constituent la base de la deuxième phase de la DCV, le processus thérapeutique. Au cours de cette phase, les niveaux de détresse sur le graphique sont divisés en bandes égales de 0 à 100, les événements les plus éprouvants se situant entre 90 et 100 et les moins éprouvants entre 0 et 10. La personne interrogée est ensuite soumise à un processus de désensibilisation systémique, qui comprend des techniques de relaxation physique et de thérapie cognitivo-comportementale. La personne interrogée ou l’interviewer détermine le bon moment pour mettre fin à chaque séance. Les séances sont reliées à l’aide d’un nouveau graphique vierge dans le but d’essayer de parvenir à la fin des souvenirs des événements de l’expérience traumatique.

    Le protocole de la DCV a été élaboré en réponse à un problème récurrent de contamination des rapports de traumatismes dans les cas où les victimes de traumatismes ayant perdu le fil de la chronologie étaient interrogées à plusieurs reprises, parfois à l’aide de questions suggestives, et où les récits dans les rapports différaient, ce qui rendait difficile de relever les faits réels et les éléments de preuve de l’événement (Castelfranc-Allen et Hope, 2018). Bien qu’il existe peu de recherches empiriques sur l’efficacité de la DCV, une étude a été réalisée avec des témoins fictifs d’un crime afin d’évaluer sa validité. L’étude n’a pas révélé de différences substantielles dans le nombre de détails corrects ou incorrects obtenus par rapport à une entrevue menée à l’aide du rappel libre (Castelfranc-Allen et Hope 2018; Hunley et O’Donohue 2022).