La lumière sur l’arrêt Gladue : défis, expériences et possibilités dans le système de justice pénale canadien

4. Gladue dans la pratique : initiatives et programmes exemplaires

La recension des écrits présentée dans les sections précédentes met en lumière la complexité des mesures à prendre pour remédier à la surreprésentation des Autochtones, lesquelles exigent bien plus que des modifications aux principes de détermination de la peine. Des programmes et des ressources sont nécessaires à toutes les étapes du processus de justice pénale afin de mettre en œuvre avec succès les principes énoncés dans l’arrêt Gladue : tant lors de la préparation des renseignements présententiels par le personnel judiciaire à l’intention des juges, que dans le cadre des processus substitutifs de détermination de la peine qui respectent la tradition juridique autochtone et de programmes communautaires substitutifs à l’incarcération dans les réserves et les centres urbains.

Des initiatives visant à diminuer la surreprésentation des Autochtones dans les milieux carcéraux existent partout au Canada. Bon nombre de ces programmes sont financés par les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, lesquels travaillent également en partenariat avec des organisations non gouvernementales – souvent des organismes communautaires autochtones – pour offrir des services. Ces initiatives comprennent la mise en place de tribunaux autochtones spécialisés; la mise en œuvre de programmes de justice réparatrice offrant des mesures de substitution à l’incarcération; l’accès à des conseillers parajudiciaires; des activités de sensibilisation pour le corps judiciaire; des programmes de police autochtone et des programmes correctionnels culturellement adaptés. Dès leur élaboration jusqu’à leur mise en pratique, ces programmes tentent de s’adapter aux besoins et aux valeurs de la collectivité autochtone à laquelle ils sont destinés. Bien que la présente section ne présente pas de liste exhaustive des initiatives existantes, elle souligne et décrit certains des programmes qui ont joué un rôle clé dans la mise en œuvre des principes Gladue.

Malgré l’absence d’études évaluatives pour l’ensemble de ces programmes, les initiatives décrites subséquemment sont considérées comme des pratiques exemplaires puisqu’elles reflètent les principes Gladue, qu’elles aient été mises en place avant ou après l’ajout de l’alinéa 718.2e) et l’arrêt Gladue. Les initiatives et les programmes sont classés en quatre catégories : les tribunaux spécialisés dans les affaires autochtones; les comités de justice communautaire; les programmes d’assistance parajudiciaire aux Autochtones et les programmes de justice réparatrice.

4.1 Tribunaux spécialisés dans les affaires autochtones

La mise en œuvre de tribunaux spécialisés dans les affaires autochtones est considérée comme l’une des mises en œuvre les plus représentatives des principes Gladue. Le rôle de ces tribunaux est de s’assurer que les accusations portées contre un individu autochtone soient entendues d’une manière qui tienne compte des circonstances uniques des prévenus et délinquants autochtones dans un environnement adapté aux réalités culturelles autochtones. Les tribunaux spécialisés dans les affaires autochtones font partie du système de cours provinciales et possèdent donc les mêmes pouvoirs que celles-ci. Les individus non autochtones peuvent être jugés dans un tribunal autochtone, selon la façon dont le tribunal est structuré. Les avis divergent quant à la question de savoir si les non-Autochtones doivent être jugés dans un tribunal autochtone : alors que certains soutiennent que l’endroit où le crime a été commis doit déterminer où le jugement aura lieu, d’autres estiment qu’un tribunal spécialisé pour les Autochtones n’est pas adapté aux prévenus non autochtones qui ne partagent pas les mêmes valeurs et croyances. À ce jour, huit provinces et territoires ont mis sur pied des tribunaux spécialisés pour les Autochtones (Ministère de la Justice du Canada 2013) Footnote 25.

4.1.1 Le tribunal Gladue à l’ancien hôtel de ville de Toronto

Après l’arrêt Gladue, les juges ont exprimé des préoccupations voulant que les intervenants du système de justice pénale ne disposaient pas des ressources pour examiner de manière adéquate les facteurs historiques et systémiques des prévenus et des délinquants autochtones, surtout en région urbaine. À Toronto, un groupe de juges, d’universitaires et d’organismes communautaires se sont réunis pendant un an pour discuter de la question. Leurs efforts ont conduit à la création du tribunal Gladue dans l’ancien hôtel de ville. En tant que premier tribunal spécialisé pour les Autochtones en milieu urbain au Canada, le tribunal a commencé à offrir ses services en 2001. Le tribunal Gladue est ouvert à toutes les personnes qui se déclarent comme étant Autochtones et le recours à ses services se fait sur une base volontaire (Aboriginal Legal Services of Toronto 2016). Il existe actuellement trois autres tribunaux Gladue à Toronto, de même qu’un à Sarnia, London, Brantford et Thunder Bay (Clark 2016). De plus, d’autres tribunaux disposent de programmes de rédaction de rapports Gladue financés par le ministère du Procureur général de l’Ontario, Aide juridique Ontario et le ministère de la Justice (Ministère de la Justice du Canada 2013). 

Le tribunal Gladue à l’ancien hôtel de ville est un tribunal chargé de la détermination de la peine et des enquêtes sur le cautionnement qui préconise une approche de gestion de cas. Bien que le tribunal Gladue ne soit pas aménagé différemment des autres tribunaux situés dans l’ancien hôtel de ville, il vise à intégrer les valeurs, les principes et les conceptions de la justice autochtones aux processus et aux procédures judiciaires. Le personnel du tribunal comprend des juges, des procureurs de la couronne et des avocats de garde qui ont tous suivi une formation au sujet de l’arrêt Gladue, de même que des conseillers parajudiciaires autochtones spécialement formés qui jouent un rôle essentiel auprès des prévenus.

Les prévenus à l’ancien hôtel de ville ont très tôt l’occasion de se déclarer Autochtones auprès du juge de paix magistrat, de l’avocat de garde, du procureur de la Couronne et du conseiller parajudiciaire autochtone. Par la suite, le conseiller parajudiciaire autochtone explique au prévenu en quoi consiste l’option du tribunal Gladue, puis communique avec le procureur de la Couronne au sujet de la possibilité de déjudiciarisation. Un prévenu relâché sous promesse de comparaître peut être redirigé vers le programme de conseil communautaire d’Aboriginal Legal Services of Toronto, à la suite du plaidoyer de culpabilité. Il peut aussi comparaître à une audience du tribunal Gladue, où les accusations peuvent être retirées ou suspendues ou bien où le prévenu peut être déféré à un tribunal de première instance. Un prévenu qui n’a pas obtenu sa mise en liberté sous caution peut présenter une demande au Programme de cautionnement de Toronto pour une surveillance de type Gladue, lequel assure la surveillance des personnes en l’absence d’une caution. Le programme permet au prévenu de travailler avec une personne chargée de la surveillance des mises en liberté sous caution afin d’élaborer un plan de soins (plan de libération conditionnelle).

À la suite du plaidoyer de culpabilité, l’accusé autochtone qui a été dirigé vers le conseil communautaire est en mesure participer à des programmes de réadaptation adaptés à sa cultureFootnote 26. Le conseil communautaire d’Aboriginal Legal Services of Toronto est un [Traduction] « cercle réparateur composé de bénévoles autochtones », notamment d’Aînés autochtones, qui travaillent avec le client pour discuter des causes sous-jacentes de l’infraction et établir un plan de soins et de réadaptation. Green (2012) constate que les conseils communautaires existaient avant la colonisation; le tribunal Gladue à l’ancien hôtel de ville est la première initiative qui a adapté le concept à un environnement urbain. Par l’entremise des plans de soins, les Autochtones ont accès à des services culturellement adaptés à leurs besoins, qui peuvent notamment comprendre des séances axées sur la réduction des méfaits, des huttes de sudation, du soutien à la gestion de la colère, du counselling pour les problèmes de toxicomanie, du logement, de l’éducation et de la formation ainsi que de l’aide à l’emploi. Grâce à la déjudiciarisation, les délinquants autochtones voient leurs accusations retirées et sont souvent aiguillés vers des activités leur permettant de renouer avec leur culture, souvent absentes des centres urbains. Les prévenus autochtones qui ne sont pas déjudiciarisés peuvent aussi travailler avec les conseillers parajudiciaires autochtones pour établir un plan de soins, lequel est ensuite présenté au juge dans le cadre d’un rapport Gladue, et habituellement adopté (Green 2012). Étant donné que les prévenus participent activement à l’élaboration de leur plan de soins, ces programmes de réadaptation [Traduction] « ont un taux de succès impressionnant, si l’on se fie à l’achèvement des programmes dirigés par le tribunal » (Green 2012, p. 7).

Clark (2016) a mené une évaluation indépendante du tribunal Gladue de l’ancien hôtel de ville. Il s’est entretenu avec des membres du personnel judiciaire, des employés d’Aboriginal Legal Services of Toronto, des accusés et d’autres intervenants dans le processus de justice pénale autochtone, et il a également examiné des dossiers et des statistiques en plus de mener des observations en cour. Il a formulé quelques recommandations, notamment d’adopter l’approche du « cercle » lors des audiences dans les tribunaux Gladue, comme le fait le tribunal pour les jeunes Autochtones à Toronto, ou au moins d’organiser à l’occasion des cercles de détermination de la peine afin d’offrir des modèles de détermination de la peine adaptés à la culture. Clark craint en outre qu'étant donné que les prévenus peuvent seulement être déjudiciarisés après un aveu de culpabilité, ces derniers subissent une grande pression pour plaider coupables et ainsi accéder à des programmes de réadaptation. Un avocat de la défense avec qui Clark s’est entretenu a constaté que les tribunaux Gladue sont [traduciton] « un endroit sécuritaire où ses clients peuvent plaider coupables » (p. 46). D’autres recherches doivent sans conteste être effectuées sur la question. 

Néanmoins, Clark conclut que le tribunal Gladue atteint ses objectifs, demeure flexible et, grâce à la participation d’Aboriginal Legal Services of Toronto, du conseil communautaire et du Programme de cautionnement de Toronto (surveillance de type Gladue ), [Traduction] « offre un service absolument essentiel aux Autochtones, à leur famille et à l’ensemble de la collectivité autochtone » (p. 4). De la même façon, le juge Melvyn Green (2012), qui préside la Cour de justice de l’Ontario à l’ancien hôtel de ville a expliqué le rôle important du tribunal :

[Traduction]

« Le tribunal favorise la compréhension entre les différentes institutions. Il motive les Autochtones à se déclarer comme tels et à embrasser cette identité. Il pave la voie au renforcement communautaire et facilite (ou à tout le moins permet) l’extériorisation des émotions qui accompagne parfois l’introspection nécessaire pour raconter les récits et les expériences vécues de désintégration culturelle, familiale et personnelle. » (p. 7)

En effet, les clients qui étaient passés devant le tribunal Gladue et dont le cas avait été confié au Conseil communautaire étaient moins susceptibles de commettre d’autres infractions que les délinquants autochtones dans d’autres administrations.

4.1.2 Le tribunal de la Première Nation Tsuu T’ina en Alberta

Créé en 2000, le tribunal de la Première Nation Tsuu T’ina est situé sur la réserve Tsuu T’ina, et les juges, les procureurs, les greffiers, les travailleurs sociaux auprès du tribunal, les agents de probation et le conciliateur sont Autochtones, de même que certains avocats de la défense. Le tribunal allie deux systèmes : la Cour provinciale de l’Alberta et le processus de conciliation – un processus en cercle auquel participe la victime, le délinquant, leur famille respective, des bénévoles et des experts. Le tribunal préside des membres de la Première Nation Tsuu T’ina, des Autochtones ne faisant pas partie des Tsuu T’ida et des non-Autochtones, et il a compétence en matière de justice pénale et de justice applicable aux jeunes, ainsi qu’à l’endroit des infractions aux règlements de la Première Nation. 

Le tribunal met à profit des traditions de conciliation qui reflètent les valeurs des peuples Tsuu T’ina, notamment la purification par la fumée de sauge ou de foin d’odeur. Les conciliateurs locaux ainsi que les aînés participent directement au processus judiciaire et analysent les cas référés par le système de justice ainsi que les règlements de différends. Les cas peuvent être référés au conciliateur par les écoles, la police, les cours provinciales, l’administration de la bande Tsuu T’ina ou par un membre de la collectivité (Ministre de la Justice et procureur général de l’Alberta et solliciteur général et ministre de la Sécurité publique de l’Alberta, 2006). On a recours au processus de conciliation seulement si la victime accepte d’y participer, et les homicides et les agressions sexuelles sont exclues de ce processus (Proulx 2005). Le Bureau de conciliation qui y est rattaché administre un programme de conciliation qui emploie des techniques adaptées à la culture en matière de médiation et de règlement extrajudiciaire des différends (Ministère de la Justice du Canada 2015).

4.1.3 Les tribunaux des Premières Nations de la Colombie-Britannique

Actuellement, il existe quatre tribunaux des Premières Nations (ou tribunaux Gladue) en Colombie­Britannique, lesquels sont situés à North Vancouver, Duncan, Kamloops et New Westminster. Deux autres tribunaux des Premières Nations ont été proposés par le gouvernement national Tsilhqot’in et le conseil de bande Sto:lo (Dhillon 6 mars 2016).

Les Autochtones qui ont plaidé coupables à une infraction criminelle peuvent être aiguillés vers un tribunal des Premières Nations pour la majorité des enquêtes sur cautionnement et des audiences de détermination de la peine. Le tribunal adopte un modèle axé sur la justice réparatrice pour déterminer la peine. Le juge entend le délinquant, la victime, leur famille respective, des amis, des membres de la collectivité, le procureur de la Couronne, l’avocat de la défense et d’autres intervenants du tribunal, comme des aînés, des travailleurs sociaux, des conseillers parajudiciaires autochtones, des avocats, des agents de probation et des policiers. Le juge travaille avec toutes les parties concernées pour élaborer un plan de guérison qui vise à aider le délinquant, la victime et la collectivité. Par l’entremise du plan de guérison, le délinquant assume la responsabilité de ses actes, examine les causes sous-jacentes de l’infraction et peut être appelé à retourner devant le tribunal afin que le juge puisse suivre ses progrès (Legal Aid BC 2014).

4.1.4 Le tribunal cri et le tribunal déné en Saskatchewan

Le tribunal cri a été créé à Prince Albert en 2001 et emploie des juges, des greffiers, des procureurs de la Couronne et des avocats de l’aide juridique qui parlent cri, en plus d’offrir des services aux victimes en cri. Le tribunal se déplace pour desservir les collectivités autochtones avoisinantes, notamment les Premières Nations de Pelican Narrows, Sandy Bay, Montreal Lake et Big River. Les participants peuvent demander de parler en anglais ou en cri. Le processus de conciliation est utilisé lorsque celui-ci est jugé approprié pour la situation.

Le tribunal déné, établi à Meadow Lake, a commencé à offrir des services en cri et en déné avec l’aide de traducteurs. Le juge qui préside le tribunal est Cri est emploi une approche réparatrice (Whonnock 2008).

4.1.5 Cour de justice du Nunavut

Établie en 1999 avec la création du Nunavut, la Cour de justice du Nunavut est le seul tribunal unifié au Canada. Même si elle n’est pas désignée comme un tribunal Gladue, des éléments de l’arrêt Gladue sont intégrés à la Cour en raison de la population majoritairement inuite du Nunavut. L’un des principaux objectifs de la Cour est de fournir [Traduction] « une structure judiciaire efficace et accessible capable de répondre aux besoins uniques du Nunavut » (Clark 2011, p. 345). Elle cherche à offrir des services adaptés à la culture et à s’engager auprès des collectivités en offrant des services d’interprétation judiciaire, et en ayant recours à des groupes consultatifs d’aînés et de jeunes et à d’autres mesures communautaires dans le cadre de la détermination de la peine.

Le Nunavut affiche le taux de criminalité le plus élevé au Canada – crimes violents, infractions liées à la pauvreté et infractions contre l’administration de la justice – la Cour de justice du Nunavut est ainsi confrontée à des défis uniques. Les juges entendent les causes à Iqaluit, et passent également beaucoup de temps en itinérance en raison du vaste territoire qu’occupe le Nunavut. Les audiences peuvent parfois être retardées en raison des conditions météorologiques. La langue est un obstacle pour les avocats, les juges et le personnel non inuits, étant donné que l’inuktitut ou l’innuinaqtun est la première et souvent la seule langue parlée par la majorité des résidents. Les interprètes et les conseillers parajudiciaires inuits contribuent grandement à la diminution des délais judiciaires, qui peuvent s’avérer particulièrement problématiques du fait que les délinquants et les victimes vivent souvent dans de petites collectivités.

Clark (2011) a constaté que pour fonctionner efficacement et atteindre ses objectifs, la Cour a besoin de plus ressources pour embaucher, former et soutenir les avocats de l’aide juridique, les conseillers parajudiciaires inuits et les juges de paix communautaires. Depuis l’arrêt Gladue, les avocats de l’aide juridique travaillent davantage pour préparer les rapports présententiels, étant donné qu’au Nunavut, la quasi-totalité des audiences de détermination de la peine sont des audiences de type Gladue. Les conseillers parajudiciaires inuits, financés aux termes d’une entente de partage des coûts entre le ministère de la Justice du Canada et celui du Nunavut, jouent un rôle essentiel dans la préparation des cas, la communication entre les avocats et les clients, et les suivis. Les juges de paix, selon leur niveau, peuvent présider des procès qui portent sur les déclarations de culpabilité par procédure sommaire et sur les lois et règlements du Nunavut; des audiences sur le manquement à une condition de l’ordonnance de sursis; des demandes d’engagements de ne pas troubler l’ordre public; et des audiences relatives au bien-être d’enfants. Ils peuvent également agir à titre de juges de la cour juvénile et délivrer des télémandats. Étant donné que les juges de paix du Nunavut ne sont pas tenus d’avoir une formation d’avocats, il est possible pour un membre de la collectivité qui parle inuktitut ou innunaqtun de suivre une formation et de statuer sur certaines affaires. De cette façon, le règlement des différends n’est pas tributaire des juges itinérants qui doivent se déplacer depuis Iqaluit.

En plus de l’augmentation des ressources allouées aux avocats de l’aide juridique, aux conseillers parajudiciaires inuits et aux juges de paix, Clark recommande la mise en œuvre de mesures communautaires axées sur la justice réparatrice en dehors du système judiciaire, comme des comités de justice communautaire et des comités de justice pour la jeunesse. Certains critiques craignent que le manque de connaissances et de compréhension des tribunaux itinérants à l’égard des collectivités éloignées puisse miner leur crédibilité et leur légitimité aux yeux des résidents. Des mesures communautaires substitutives pourraient servir de complément au système judiciaire et le libérer de certaines responsabilités.

4.2 Programmes d’assistance parajudiciaire aux Autochtones

Il existe des programmes d’assistance judiciaire aux Autochtones dans toutes les provinces et territoires, à l’exception de l’Île­du­Prince­Édouard et du Nouveau-Brunswick. À l’échelle nationale, plus de 180 conseillers parajudiciaires offrent des services à quelque 60 000 clients autochtones annuellement dans plus de 450 collectivitésFootnote 27. Les conseillers parajudiciaires autochtones offrent du soutien aux prévenus autochtones dans les diverses instances judiciaires, notamment des services de traduction, d’interprétation et d’orientation. Les conseillers parajudiciaires aiguillent également les prévenus vers d’autres services ou organismes au besoin, assurent la liaison avec les autres organismes et font le suivi des cas (Ministère de la Justice du Canada 2008). Les programmes d’assistance parajudiciaire aux Autochtones sont considérés comme des mesures complémentaires aux autres initiatives de justice autochtone, et les conseillers parajudiciaires autochtones jouent le rôle essentiel de travailleurs de première ligne dans le système de justice pénale. 

Dans certaines administrations, les conseillers parajudiciaires autochtones jouent un rôle clé dans la préparation des renseignements de type Gladue avant la détermination de la peine. Parmi les programmes qui existent actuellement, le Gladue Caseworker Program, mis sur pied par Aboriginal Legal Services of Toronto, a fait l’objet d’une évaluation indépendante. Sur une période de deux ans, la firme Campbell Research Associates (2008) s’est entretenue avec des juges, des procureurs de la Couronne (fédéraux et provinciaux), des avocats de la défense, des conseillers parajudiciaires spécialisés dans l’arrêt Gladue et le directeur du Gladue Caseworker Program. Elle a également examiné des documents pertinents comme les journaux de bord des conseillers parajudiciaires du Programme et les dossiers des clients.

Habituellement, les rapports Gladue sont demandés par les juges et les avocats de la défense, et les accusés acceptent généralement que de tels rapports soient préparés (Campbell Research Associates 2008). Lorsqu’un accusé refuse la préparation d’un rapport Gladue, c’est souvent parce que celui-ci est en détention provisoire et ne veut pas retarder le prononcé de sa peine, ou parce que l’accusé ne veut pas que le conseiller parajudiciaire communique avec des membres de sa famille. Selon l’évaluation des cas analysés, la peine imposée correspond en totalité avec les recommandations du rapport Gladue dans plus de 60 % des cas, et correspond en presque totalité dans 20 % des cas.

4.3 Autres programmes communautaires axés sur la justice réparatrice

Par l’entremise de la Direction de la justice applicable aux autochtones, le ministère de la Justice du Canada appuie les programmes de justice communautaires destinés aux Autochtones qui permettent de substituer des mesures de rechange à la justice conventionnelle. Les programmes de la Direction de la justice applicable aux autochtones emploient une approche axée sur la justice réparatrice et offrent des services qui répondent à des priorités relatives à la justice et qui reflètent la culture et les valeurs des collectivités qu’ils visent. Des clients provenant de plus de 750 collectivités (urbaines, rurales et nordiques, dans les réserves et hors réserve) partout au Canada sont aiguillés vers les programmes. Il existe également de nombreux programmes communautaires axés sur l’approche réparatrice exclusivement financés par les provinces et les territoires. Certains programmes sont fondés sur le principe du cercle et, de manière générale, les programmes se caractérisent pas la participation active de la collectivité, la responsabilité et la responsabilisation du délinquant, l’intervention sur les causes de l’acte criminel, les principes de réparation et la réinsertion sociale du délinquant. Les diverses approches qui existent dans les programmes communautaires de justice réparatrice pour les Autochtones reflètent la diversité des peuples autochtones du Canada. La présente section montre des exemples (1) de comités de justice communautaire; (2) de cercles de guérison; et (3) de cercles de détermination de la peine. 

4.3.1 Les comités de justice communautaire

Habituellement, les comités de justice communautaire sont composés de bénévoles locaux qui prennent part au processus de résolution des différends. La Gendarmerie royale du Canada et les procureurs de la Couronne peuvent déjudiciariser certaines affaires criminelles et les confier aux comités de justice communautaire. Les infractions admissibles à une telle déjudiciarisation incluent le vol, les méfaits, les introductions par effraction, les infractions liées à l’alcool et aux drogues, le vandalisme et les agressions mineures. Dans le conseil communautaire d’Aboriginal Legal Services of Toronto, une personne peut être déjudiciarisée seulement si elle assume la responsabilité de l’infraction, et la participation au processus de justice communautaire se fait sur une base volontaire. En adoptant une approche de justice réparatrice, les comités de justice communautaire entendent toutes les parties concernées par l’infraction au moment de proposer un règlement qui vise à compenser les dommages occasionnés par l’infraction. Les règlements possibles comprennent notamment des services communautaires, la restitution, des séances de counselling, des excuses (Ministère de la Justice des Territoires du Nord-Ouest).

Il existe des comités de justice communautaire dans la quasi-totalité des provinces et territoires. Par exemple, en Ontario, 10 programmes de justice communautaire pour adultes desservent 24 collectivités. Au Québec, les comités de justice communautaire peuvent proposer certaines mesures que le tribunal peut imposer dans le contexte de détermination de la peine, ou agir à titre de médiateurs dans certains différends entre les membres de la collectivité. Ils peuvent aussi collaborer avec les agents de surveillance ou de probation au suivi des mesures prévues dans une ordonnance (Ministère de la Justice du Québec 2008). En Alberta l’Alexis Restorative Justice Initiative favorise l’échange de renseignements entre le système judiciaire, les membres du comité de justice d’Alexis, les Aînés et d’autres membres de la collectivité. Le comité de justice joue un rôle important dans le processus de détermination de la peine en relevant les ressources culturelles et sociales disponibles dans la réserve. Le comité aide aussi l’agent de probation dans la surveillance des contrevenants et la préparation de rapports sur la conformité des contrevenants aux conditions de leur probation.

Bien qu’il existe de nombreux comités de justice communautaire au pays, un des problèmes importants demeure les lacunes quant à l’échange d’information, la coordination et l’intégration entre les divers acteurs du système de justice et ceux responsables d’offrir des programmes de justice communautaires (Ministère de la Justice du Canada 2013). Une meilleure intégration et davantage de communication permettraient sans conteste d’améliorer l’efficacité des services offerts aux Autochtones dans le système de justice pénale.

4.3.2 Cercles de guérison

Comme les autres formes de programmes de substitution axés sur une approche réparatrice, les cercles de guérison sollicitent la participation du délinquant, de la victime (selon sa volonté), de leur famille respective et d’autres membres de la collectivité comme les Aînés. Fondés sur une approche holistique, les cercles de guérison ont pour objectif de parvenir à un consensus sur la façon de compenser les dommages occasionnés par l’infraction, notamment quant à ses effets sur la relation du délinquant avec la victime et la collectivité. Ils cherchent également à aborder les causes sous-jacentes de l’infraction de façon à réadapter le délinquant. Semblable aux comités de justice communautaire, le processus de règlement par l’entremise des cercles de guérison peut comprendre des programmes de counselling spécialisés, des services communautaires à la demande d’un Aîné, un potlatch ou d’autres mesures réparatrices propres aux traditions culturelles du délinquant, de même que la restitution directe. À titre de mesure substitutive aux procédures judiciaires officielles, les cercles de guérison semblent mieux répondre aux besoins des collectivités autochtones et respectent les conceptions autochtones de la justice. Un cercle de guérison ou tout autre processus de justice réparatrice peut s’intégrer aux conditions imposées par un tribunal, et ce dernier peut appliquer les recommandations du cercle et imposer d’autres conditions qu’il juge appropriées (Justice Education Society 2016).

Comme il l’a été souligné dans l’arrêt Gladue, l’approche réparatrice n’est pas nécessairement « un châtiment moins sévère », elle peut dans les faits imposer « un fardeau plus lourd au délinquant qu’une peine d’emprisonnement » (para 72). Étant donné que les délinquants doivent reconnaître les dommages causés et en assumer la responsabilité, le processus du cercle de guérison est [Traduction] « intense et à de nombreux égards plus difficile qu’une peine d’emprisonnement passive » (Justice Education Society 2016). Les victimes qui y participent trouvent également le processus moins traumatisant que le processus judiciaire. Voici certains exemples de cercles de guérison : Biidaaban – le modèle communautaire de guérison du peuple Mnjikaning en Ontario; le programme de justice communautaire holistique (Holistic Justice Program) à Terre-Neuve-et-Labrador; et la société de justice autochtone urbaine de Prince George (Prince George Urban Aboriginal Justice Society) en Colombie­Britannique. La Confédération des Mi’kmaq du programme de justice des Autochtones de l’Île­du­Prince­Édouard offre une série de processus en cercle pour les diverses étapes du processus de justice pénale. Les cercles poursuivent les objectifs de la résolution de conflits, l’intervention précoce, la détermination de la peine, la guérison et la réinsertion sociale (Confédération des Mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Édouard).

4.3.3 Cercles de détermination de la peine

Fondés sur le processus en cercle traditionnel, les cercles de détermination de la peine, ou cercles de sentence, facilitent la participation de la collectivité à la détermination de la peine d’un délinquant. Les membres de la collectivité se joignent au juge, au délinquant et à la victime pour discuter des facteurs qui ont contribué à l’infraction, des peines possibles et de la réinsertion sociale. Le cercle recommande souvent une peine communautaire qui comprend une certaine forme de restitution, des services communautaires, du counselling et possiblement une période de détention. Contrairement aux comités de justice communautaire et aux cercles de guérison, les cercles de détermination de la peine ne sont pas en dehors du processus judiciaire. Les recommandations du cercle n’ont pas à être adoptées par le juge chargé de déterminer la peine (Confédération des Mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Édouard).

Il existe trois types de cercles de détermination de la peine : (1) le cercle simple, où les accusés, les victimes, leurs familles respectives, les représentants de la collectivité et les membres du système de justice sont réunis dans un même cercle; (2) le cercle double, où les personnes qui forment le cercle simple sont réunies dans un cercle interne et les spectateurs se placent dans un cercle externe (ceux-ci peuvent déplacer leur chaise et intégrer le cercle interne s’ils le désirent); (3) les cercles séparés, qui prévoient deux étapes dans le processus de détermination de la peine. Lors de la première étape, un cercle, appelé conseil en matière de détermination de la peine, se réunit sans la présence du juge. Une fois que ce premier comité parvient à un consensus, le deuxième cercle est organisé en la présence du juge, qui est informé des recommandations du conseil (Jaccoud 1999).

Les cercles de détermination de la peine sont utilisés partout au Canada et sont essentiels à la mise en place de processus adaptés à la culture pour les délinquants autochtones.  

4.3.4 Community Holistic Circle Healing Program à Hollow Water

Le Community Holistic Circle Healing Program (CHCHP) à Hollow Water est l’un des programmes de justice réparatrice les plus documentés au Canada (voir par exemple Bushie 1999; Green 1998; LaPrairie 1998; ministère de la Justice du Canada 2009; Umbreit et coll. 2002). Le programme a été lancé en 1983 par des prestataires de services sociaux qui cherchaient à résoudre les problèmes touchant les jeunes dans la collectivité, comme l’absentéisme scolaire, la toxicomanie et le suicide. En cours de route, les travailleurs sociaux ont constaté que la victimisation attribuable à la violence sexuelle était la cause sous-jacente à de nombreux problèmes dans la collectivité. D’après Ross (1994) 75 % de la population de la collectivité de Hollow Water a été victime de violence sexuelle et 35 % des membres de la collectivité étaient des agresseurs.

Le CHCHP est à la fois un cercle de guérison et un cercle de détermination de la peine (Bushie 1999; Jaccoud 1999). De manière générale, les évaluations du programme se sont révélées positives, constatant des avantages à la fois pour les participants et l’ensemble de la collectivité (Native Counselling Services of Alberta, 2001; Lajeunesse and Associates, 1996). Il n’en reste pas moins que le programme a des défis à relever. Étant donné que le processus nécessite la reconnaissance publique de violence sexuelle, la confidentialité des participants est nécessairement compromise. De plus, la complexité des liens sociaux au sein de la collectivité peut susciter de la méfiance tout au long du processus de guérison.

En résumé, le vaste éventail des programmes offerts aux Autochtones dans le système de justice pénale témoigne de la diversité des collectivités autochtones, de même que des possibilités de rendre le processus de justice pénale plus réparateur, communautaire et culturellement approprié.

Bien que ces programmes offrent des services utiles aux prévenus et aux délinquants autochtones, il convient de souligner également la critique voulant que les approches axées sur la justice réparatrice doivent être mieux intégrées dans le système judiciaire, y compris dans les tribunaux Gladue. Compter uniquement sur les efforts des collectivités ne serait peut-être pas viable à long terme :

[Traduction]

« Ces efforts déployés par les collectivités en matière de justice réparatrice posent un défi logistique et représentent souvent un travail de longue haleine qui entraîne d’énormes répercussions sur le plan émotionnel. Ils peuvent aussi, avec le temps, engendrer une lassitude juridique en épuisant l’énergie et la bonne foi exigées des collectivités hôtes, particulièrement des Aînés. » (Green 2012, p. 9)

L’absence d’études d’évaluation indépendantes à l’endroit de nombreux programmes, de même que les efforts accrus nécessaires à l’intégration de ces programmes dans le système judiciaire conventionnel, doivent faire l’objet de travaux futurs.