La lumière sur l’arrêt Gladue : défis, expériences et possibilités dans le système de justice pénale canadien

5. Expériences dans les programmes liés à l’arrêt Gladue

Les recherches approfondies sur les expériences des acteurs du système de justice pénale dans les programmes liés à l’arrêt Gladue ne sont pas nombreuses et utilisent essentiellement la méthodologie qualitative. Par exemple, les participants aux séances de mobilisation des intervenants communautaires organisées par la Direction de la justice applicable aux Autochtones ont généralement indiqué de manière informelle que les programmes adaptés sur le plan culturel sont mieux à même de tenir compte de la situation des clientsFootnote 28. La présente section présente quelques expériences vécues par (1) les accusés et les délinquants; (2) les membres de la magistrature; et (3) les avocats de la défense. Il convient toutefois de noter que des recherches plus approfondies doivent être effectuer sur cette question.

5.1 Expériences des accusés et des délinquants

5.1.1 Expériences vécues par les clients du programme de conseil communautaire

Dans sa thèse, Craig Proulx (2001) a constaté que les expériences vécues par les clients du Programme de conseil communautaire (le programme de déjudiciarisation à l’ancien hôtel de ville) étaient souvent façonnées par les répercussions des pensionnats indiens et des services de protection de la jeunesse. Bien que certains clients en avaient assez de définir l’expérience autochtone comme étant surtout fondée sur la victimisation, les effets, directs ou intergénérationnels, des mauvais traitements subis dans les pensionnats autochtones et les services de protection à l’enfance constituent pour beaucoup une cause sous-jacente de la toxicomanie et de la criminalité. 

Les expériences de discrimination étaient courantes à toutes les étapes du système de justice pénale conventionnel. Des clients on indiqué s’être sentis accusés simplement du fait qu’ils étaient Autochtones – que ce soit de racisme manifeste de la part du corps policier ou d’une présomption de criminalité enracinée dans les stéréotypes négatifs à l’endroit des Autochtones devenus normalisés dans la culture canadienne. Étant nombreux à vivre dans la rue, les clients du Programme de conseil communautaire étaient aussi plus visibles pour les policiers. Les membres et le personnel du Programme ont indiqué que des clients sont arrivés à leurs bureaux après avoir été libérés avec des blessures causées par des mauvais traitements, et ont constaté le recours excessif à la fouille à nu par la police. En résumé :

[Traduction]

« Le racisme, les stéréotypes, la violence physique, psychologique, spirituelle et émotionnelle de même que les actes de torture auxquels se livrent les policiers sont perçus comme étant endémiques […]. Le fait de savoir qu’en tant qu’Autochtones, ils sont plus susceptibles d’être arrêtés pour un crime que les non-Autochtones, constitue une forme de violence psychologique. » (p. 71) 

Des avocats de garde et des clients du Programme ont également décrit le phénomène voulant que les avocats fassent pression sur les accusés pour qu’ils plaident coupables sans la tenue d’une enquête en règle, afin de consacrer moins de temps à chaque dossier. Proulx note cependant qu’il s’agit de témoignages anecdotiques. Des clients ont également souligné le manque de connaissance et de compréhension en matière d’expériences autochtones de la part des avocats et des juges présidant les audiences.

5.1.2 Expériences au tribunal Gladue

Dans le cadre d’une évaluation indépendante du tribunal Gladue situé dans l’ancien hôtel de ville, Clark (2016) a interrogé des accusés en attente d’une audience de même que des personnes qui avaient été aiguillées vers le Programme du conseil communautaire.

Au cours des sept mois qu’a duré l’évaluation, environ 94 Autochtones ont comparu au tribunal Gladue. Malgré le fait que le temps de traitement des affaires entendues à l’ancien hôtel de ville est plus long, les Autochtones ont généralement formulé des commentaires positifs sur leurs expériences. Par exemple, des clients ont constaté que [Traduction] « dans ce tribunal, on vous prend au sérieux » (p. 26), « ils prennent le temps de vous parler, de connaître vos besoins et de trouver une façon de vous aider » (p. 40). Ceux qui avaient eu dans le passé des affaires jugées devant un autre tribunal ont estimé que le processus de mise en liberté sous caution à l’ancien hôtel de ville était [Traduction] « juste, raisonnable et culturellement approprié ». Cette opinion peut en partie s’expliquer du fait que les clients du Programme de cautionnement de Toronto pour une surveillance de type Gladue participent à l’élaboration de leur plan de libération conditionnelle. De la même façon, des clients autochtones ont formulé des commentaires positifs sur leur participation aux programmes de réinsertion sociale offerts lorsqu’ils sont aiguillés vers le Conseil communautaire.

Des participants ont dit qu’ils allaient parler du tribunal Gladue à d’autres prévenus autochtones, mais ils ont également souligné la nécessité de mieux sensibiliser les autres tribunaux dans la région du Grand Toronto. La possibilité de se déclarer Autochtone dépend des professionnels des tribunaux; Clark recommande donc qu’il y ait davantage de sensibilisation des juges et des avocats de la Couronne et de la défense dans les autres tribunaux de la ville. En outre, certains participants se sont demandé pourquoi le tribunal n’était pas strucuré à la manière d’un cercle de détermination de la peine. Bien qu’il y ait eu quelques tentatives pour utiliser le format du cercle au tribunal Gladue, Clark constate que le recours généralisé aux cercles de détermination de la peine entraînerait d’importants retards et semble prématuré pour le moment.

5.2 Expériences des membres de la magistrature

5.2.1 Expériences des juges à l’égard de l’arrêt Gladue

Même si la magistrature ne s’est pas exprimée longuement sur son expérience à l’égard de l’arrêt Gladue, il est clair que la réforme de la détermination de la peine ne peut à elle seule suffire à régler le problème de la surreprésentation, comme l’a constaté la Cour suprême dans Gladue (para 65). Dans In R. c. Dantimo, le juge O’Neill affirme que la difficulté pour les juges chargés de déterminer la peine tient au fait qu’ils peuvent seulement s’attaquer aux symptômes du problème, et non aux causes (para 31).

Le juge Melvyn Green (2012), qui préside le tribunal Gladue à l’ancien hôtel de ville se montre également critique au fait que la Cour suprême évoque à répétition la justice réparatrice dans Gladue et Ipeelee, sans préciser le concept ni fournir de feuille de route sur la façon dont la justice réparatrice pourrait être mise en œuvre (p. 8). Pour le juge Green, le tribunal Gladue présente l’inconvénient de recréer un modèle accusatoire au lieu de créer un processus correspondant davantage à l’approche axée sur la justice réparatrice.

5.2.2 Perception des juges à l’égard des programmes de justice réparatrice

Une étude par Belknap et McDonald (2010) a analysé les expériences de 27 juges relativement à l’utilisation des cercles de détermination de la peine autochtones dans les cas de violence conjugale. La majorité des juges ont affirmé que les cercles de détermination de la peine ont permis d’améliorer la prise de conscience et la participation des collectivités de même que la responsabilisation de l’accusé avant la formation du cercle.

Concernant les conditions préalables à la mise en place des cercles de détermination de la peine, les juges considèrent comme essentiels : le consentement de la victime; le soutien à la victime; l’habileté et la capacité de la collectivité à faire face aux cas de violence conjugale (p. ex. que les membres du cercle soient physiquement et émotionnellement disponibles, qu’ils comprennent la dynamique de la violence conjugale, etc.); et des programmes volontaires ordonnés par le tribunal (p. ex. des programmes de réinsertion sociale axés sur le traitement de la toxicomanie, la gestion de la colère et le counselling) suivis par les parties intéressées.

Les juges ont constaté que l’aspect représentant le plus grand défi concernant les cercles de détermination de la peine sont le temps et les ressources nécessaires pour les organiser. Certaines collectivités n’ont pas la capacité suffisante pour mettre en place efficacement de tels cercles en raison du manque de neutralité des membres du cercle. Certains juges ont aussi remis en question l’efficacité des cercles de détermination de la peine à prévenir la violence et sont préoccupés par la sécurité des victimes en l’absence d’incarcération. 

5.3 Expériences des avocats de la défense liées à l’arrêt Gladue

McDonald (2008) a examiné les effets de l’arrêt Gladue sur les avocats de la défense et a ainsi mis en lumière certains obstacles à la mise en œuvre des principes énoncés dans Gladue. De nombreux avocats de la défense ont indiqué ne pas avoir encore intégré les principes Gladues à leurs stratégies, ayant l’impression qu’ils n’auraient pas beaucoup de poids dans la négociation de plaidoyers. Certains estiment que les principes Gladue sont discriminatoires à l’égard des délinquants non autochtones, faisant écho à la critique formulée après l’arrêt Gladue à laquelle la Cour suprême a répondu dans Ipeelee. D’autres pensent que l’alinéa 718.2e) peut être efficace seulement lorsque les délinquants vivent dans une réserve – une idée fausse abordée à même l’arrêt Gladue. Les avocats de la défense ont également constaté que les accusés en détention provisoire refusaient parfois la préparation d’un rapport Gladue du fait qu’elle aurait prolongé leur détention. Finalement, les avocats ont souligné le manque de mesures de substitution à l’emprisonnement adaptées à la culture de même que l’accès limité à des rapports Gladue bien préparés, comme étant d’autres obstacles à la mise en œuvre des principes Gladue.

Par contre, l’évaluation réalisée par Clark (2016) du tribunal Gladue brosse un tout autre tableau. En plus des prévenus, des conseillers parajudiciaires, des juges et des membres du conseil communautaire, Clark a interrogé des avocats de la défense du tribunal Gladue. Ceux-ci ont utilisé des rapports Gladue préparés par les conseillers parajudiciaires, mais ont constaté qu’il était souvent difficile de présenter les renseignements issus du rapport Gladue en cour étant donné que les prévenus ayant subi des traumatismes ne [Traduction] « voulaient pas que les aspects pénibles de leur vie soient présentés sur la place publique » (p. 29). Les avocats de la défense habitués aux procédures du tribunal Gladue présentaient le rapport Gladue en termes généraux et attiraient l’attention du juge sur une page en particulier; toutefois, ces procédures ne sont pas familières à tous les avocats. Les avocats de la défense ont également indiqué que des plans de libération conditionnelle culturellement adaptés amènent plus facilement les juges à accorder une mise en liberté sous caution et une déjudiciarisation (p. 34).