2. Contexte

2.1 Premiers examens de l’arrêt Gladue

En 2000, trois affaires ont examiné l’arrêt Gladue rendu en 1999, soit deux décisions clés qui portaient sur l’application de la Charte (en Colombie-Britannique et en Ontario) et un pourvoi à la CSC concernant l’application de l’alinéa 718.2e) à une décision relative à la détermination de la peineNote de bas de page 17. Ces décisions ont donné une idée préliminaire de la façon dont les rapports Gladue et les principes énoncés dans l’arrêt seraient traités par les tribunaux canadiens.

Dans la décision ontarienne R v Skedden, la défense a invoqué la Charte afin de contester l’article 753 du Code criminel, qui énonce la marche à suivre pour désigner un accusé comme délinquant dangereuxNote de bas de page 18. L’avocat de la défense a fait valoir que l’absence de pouvoir discrétionnaire accordé aux juges lorsqu’ils doivent déclarer qu’un contrevenant autochtone est un délinquant dangereux était incompatible avec l’alinéa 718.2e) et contraire aux droits à l’égalité de traitement énoncés à l’article 15 de la Charte. La Cour supérieure de l’Ontario a rejeté l’affaire en concluant que l’article 753 n’était ni incompatible avec l’alinéa 718.2e) ni contraire aux droits à l’égalité de traitement protégés par l’article 15 de la Charte.

Dans l’arrêt R v DRNote de bas de page 19, rendu en Colombie-Britannique, la défense a fait valoir le droit absolu de l’accusé, en vertu de l’arrêt Gladue, à obtenir un rapport Gladue financé par l’État. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a rejeté la demande et affirmé que ce droit absolu n’existait pas.

Dans l’arrêt R c WellsNote de bas de page 20, la défense a interjeté appel d’une peine d’incarcération de 20 mois en plaidant que le juge qui avait déterminé la peine n’avait pas tenu compte adéquatement des origines autochtones du contrevenant. La Cour d’appel de l’Alberta et la CSC ont toutes deux validé la peine infligée par le juge du procès. La CSC a ainsi confirmé que l’application de l’alinéa 718.2e) n’entraîne pas automatiquement la réduction de la peine, et que le juge doit tenir compte des circonstances particulières de l’affaire ainsi que des principes et objectifs de la détermination de la peine lorsqu’il décide si l’emprisonnement avec sursis est une sanction justifiéeNote de bas de page 21. Elle a également précisé que le juge n’était pas tenu de mener une enquête sur la situation du contrevenant autochtone au-delà de la preuve qui lui a été présentée. Toutefois, il doit tenir compte du fait qu’il est en présence d’un contrevenant autochtone au moment de déterminer la peineNote de bas de page 22.

2.2 Interprétation de l’alinéa 718.2e) par les tribunaux après l’arrêt Gladue

En 2012, la SCC a réitéré dans l’arrêt R c IpeeleeNote de bas de page 23 le principe selon lequel les tribunaux qui décident de la peine à infliger à un contrevenant autochtone doivent prendre connaissance d’office de questions telles que « l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcérationNote de bas de page 24 ». Ces facteurs, désignés « facteurs Gladue », peuvent établir le cadre contextuel nécessaire à la compréhension et à l’évaluation des renseignements propres à l’affaire fournis par les avocats. Ils n’entraîneront pas nécessairement une sanction moins lourde, mais ils vont permettre au tribunal de déterminer une peine appropriéeNote de bas de page 25. L’arrêt Ipeelee énonce sans équivoque que les tribunaux ont l’obligation absolue de tenir compte des circonstances particulières propres aux contrevenants autochtones pour appliquer comme il se doit un principe fondamental de la détermination de la peine : la proportionnalitéNote de bas de page 26. Il ressort clairement de cet arrêt par ailleurs que l’alinéa 718.2e) s’applique à toutes les décisions relatives à la détermination de la peine de contrevenants autochtones, y compris celles qui touchent les auteurs d’infractions graves.

Dans la décision R v DesjarlaisNote de bas de page 27 rendue par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan en 2019, un contrevenant autochtone qui n’était pas représenté par un avocat a demandé que la province prenne à sa charge les frais de préparation d’un rapport Gladue parce qu’il n’avait pas lui-même les moyens financiers nécessaires. La Cour a décidé qu’un rapport présentencielNote de bas de page 28 serait suffisant pour appliquer les principes de l’arrêt Gladue afin de déterminer une sanction appropriée, et qu’elle n’avait pas la compétence d’ordonner à la province de payer pour le rapport Gladue.

En 2023, dans l’arrêt R v KehoeNote de bas de page 29, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accueillil’appel fondé sur le fait que le juge ayant prononcé la peine avait omis de tenir pleinement compte de l’alinéa 718.2e) et des principes de l’arrêt Gladue, ce qui a confirmé l’interprétation holistique plutôt que restrictive de cet alinéa et des principes préconisés par la CSC au moment de déterminer la peine de contrevenants autochtones, quel que soit le lien qu’ls entretiennent avec leurs collectivités, leurs cultures et leurs soutiens.

2.3 Appels à mettre en œuvre les principes énoncés dans l’arrêt Gladue

En 2015, la Commission de vérité et réconciliation (CVR) du Canada a lancé 94 appels à l’actionNote de bas de page 30, dont quatre visent directement à corriger l’incarcération excessive des membres des peuples autochtones. Les appels à l’action comprennent l’élimination de la surreprésentation des Autochtones en détention (appels à l’action 30 et 38); l’établissement de sanctions communautaires offrant des solutions de rechange à l’incarcération qui ciblent les causes sous-jacentes du comportement délinquant (appel à l’action 31); le fait de permettre aux juges de déroger, avec motifs à l’appui, aux peines minimales obligatoires et aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis (appel à l’action 32) (Commission de vérité et réconciliation, 2015).

En 2019, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a publié son rapport final, qui comporte 231 appels à la justiceNote de bas de page 31 dont quatre portant précisément sur l’alinéa 718.2e) et les principes énoncés dans l’arrêt Gladue, c’est-à-dire : considérer les rapports Gladue comme un droit et leur affecter des ressources adéquates, puis élaborer des normes nationales qui incluent la préparation de rapports axés sur les forces (appel à la justice 5.15); proposer des options communautaires et autochtones en matière de détermination de la peine (appel à la justice 5.16); évaluer les répercussions des principes de l’arrêt Gladue et de l’alinéa 718.2e) sur « l’équité en matière de sanctions en lien avec la violence à l’égard des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones » (appel à la justice 5.16); appliquer les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue d’une manière qui répond aux besoins des femmes et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones et contribue à la réhabilitation de ces personnes (appel à la justice 14.5) (Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées 2019).

2.4 Efforts déployés pour répondre à la demande de rapports Gladue

En 2020, dans le cadre des mesures qu’il a prises pour faire avancer la réconciliation, le gouvernement du Canada a annoncé un investissement de 49,3 millions de dollars sur cinq ans afin d’appuyer la mise en œuvre des principes énoncés dans l’arrêt Gladue et d’initiatives dirigées par les Autochtones afin de réduire la surreprésentation des membres des peuples autochtones dans le système de justice pénale. Un financement permanent de 9,7 millions de dollars a été affecté au soutien à la préparation de rapports Gladue de même qu’à l’intégration des recommandations formulées dans ces documents et des principes de l’arrêt Gladue dans les pratiques du système de justice pénale (ministère de la Justice du Canada, 2021).

De plus, en juin 2022, le projet de loi C-5 est venu modifier le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS).Les modifications ont entraîné l’abrogation des peines minimales obligatoires (PMO) pour 14 infractions prévues au Code criminel et des six PMO prévues dans la LRCDAS. Un bon nombre de PMO restent intouchées, notamment pour le meurtre, la haute trahison, les agressions sexuelles, y compris celles commises à l’encontre d’enfants, la conduite en état d’ébriété et certaines infractions liées aux armes à feu. Ces modifications faisaient suite à l’invalidation des PMO par la CSC pour certaines infractions liées aux stupéfiants et aux armes à feu dans le cadre de contestations de la constitutionnalité de ces peinesNote de bas de page 32. Elles ont été présentées « afin de promouvoir des réponses plus justes et plus efficaces aux comportements criminelsNote de bas de page 33 » et en partie afin de remédier aux répercussions que les PMO ont pu avoir sur certains groupes, entre autres la surreprésentation des peuples autochtones dans la population carcérale.