Lacunes relatives à la mise en liberté sous caution au Canada : comment y remédier?
1. Le problème
Dans de récentes conversations entre universitaires, professionnels et gens des médias au sujet de la détention avant le procès au Canada, une nouvelle expression a pris naissance. Plus particulièrement, de plus en plus de gens disent qu’il existe des lacunes relativement à la mise en liberté sous caution dans notre pays. Il est relativement sûr de présumer que la mention générique de la « caution » dans ce contexte désigne non seulement le processus de la mise en liberté sous caution (c. à d. la procédure criminelle qui sert à déterminer si un accusé détenu par la police sera remis en liberté ou sera détenu en bonne et due forme jusqu’à son procès), mais aussi le renvoi en détention préventive (c. à d. la détention des accusés qui se trouvent sous la garde d’une province ou d’un territoire en attendant une décision sur leur mise en liberté sous caution ou, ayant renoncé à celle-ci ou ayant essuyé un refus, en attendant l’issue du processus judiciaire). En fait, non seulement un plus grand nombre d’affaires criminelles commencent leur cheminement par une audience de mise en liberté sous caution et les décisions en la matière se font attendre plus longtemps, mais les personnes qui sont (officiellement ou officieusement) détenues jusqu’à leur procès passent également plus de temps en détention préventive. Ces deux phénomènes distincts mais interdépendants ont contribué au problème de la détention avant le procès au Canada.
La figure 1 illustre la moitié de l’histoire.
Figure 1 : Taux provinciaux de condamnations et de renvois en détention préventive (1978-2012)
Figure 1 : Version Texte
Un graphique représentant le nombre de détenus dans les prisons provinciales pour 100 000 habitants, de 1978 à 2012.
Figure 1: Taux d’inculpation et de détention provisoire dans les provinces (1978-2012)
Un graphique linéaire illustre le nombre de détenus dans les prisons provinciales pour 100 000 habitants. Trois lignes apparaissent dans le graphique linéaire : une pour le nombre total de détenus dans les prisons provinciales pour 100 000 habitants au cours de la période, une pour le taux d’inculpation et une pour le taux de détention provisoire dans les provinces. L’axe des Y indique le nombre de détenus dans les prisons par bonds de 10, de 0 à 80. L’axe des X indique les années par bonds de 5, de 1979 à 2009. Le nombre de détenus purgeant une peine de ressort provincial a baissé de manière générale au cours des années, passant de 42 en 1978 à 31 en 2012. Le nombre de détenus en détention provisoire a augmenté de façon constante, passant de 12 en 1978 à 40 en 2012. Il a d’ailleurs dépassé celui des détenus purgeant une peine de ressort provincial en 2004 et a continué sur la même voie jusqu’en 2012.
Alors que la population des personnes condamnées au Canada affiche un recul relativement constant au fil du temps, la population renvoyée en détention préventive a presque triplé au cours des 35 dernières années. En particulier, elle est passée d’un taux de 12,6 par 100 000 résidents en 1978 à un taux de 40,9 par 100 000 résidents à son sommet en 2009. Même si le taux de renvois en détention préventive a quelque peu diminué entre 2009 et 2010, il semble avoir repris discrètement sa montée entre 2010 et 2012. À environ 40 par 100 000 résidents, le taux canadien est encore plus élevé que celui de la plupart des nations comparables de l’Europe de l’Ouest ainsi que de nombreux pays anglophones (Australie, Nouvelle Zélande, Angleterre et Pays de Galles, Écosse et Irlande). Plus particulièrement, cette augmentation importante au Canada s’est produite dans le contexte général de la stabilité relative des populations carcérales globales des provinces et des territoires au cours des trois ou quatre dernières décennies ainsi que de la diminution des taux de criminalité (générale et violente) depuis le début des années 1990. Au cours d’une nuit moyenne en 2012-2013, 54,5%de tous les adultes sous garde dans les établissements provinciaux et territoriaux avaient été renvoyés en détention préventive. En fait, il y a un plus grand nombre de personnes innocentes aux yeux de la loi (ou du moins non condamnées) en détention préventive qu’il y a de contrevenants purgeant une peine sous garde après avoir été déclarés coupables dans les établissements correctionnels provinciaux et territoriaux au Canada depuis 2004-2005. Même si on constate de grandes variations dans les taux de renvoi des provinces et des territoires, le tableau 1 illustre bien l’ampleur de la croissance de ce phénomène. Les cinq provinces les plus grandes ont été représentées, car elles constituent à peu près 90%de la population canadienne. Comme on peut le voir au premier coup d’oeil, l’augmentation dans chacune de ces provinces est considérable, même dans le cas des provinces dont les taux étaient déjà passablement élevés en 1980.
Province | 1980 | 2013 (2012 pour l’Alberta) |
---|---|---|
Québec | 32 % | 46 % |
Ontario | 18 % | 61 % |
Manitoba | 19 % | 63 % |
Alberta | 37 % | 61 % |
Colombie-Britannique | 24 % | 52 % |
Bien sûr, l’autre moitié de l’histoire prend racine dans les nombreuses et profondes répercussions de notre problème de lacunes relatives à la mise en liberté sous caution. Sur le plan financier, notre population importante et croissante en détention préventive entraîne des coûts supplémentaires considérables pour les gouvernements provinciaux et territoriaux et grève davantage leurs ressources limitées. Sur le plan institutionnel, les établissements correctionnels sont également aux prises avec des défis qui ne cessent de prendre de l’ampleur relativement à la gestion efficace de cette population. En particulier à cause des caractéristiques hors normes des prisonniers en détention préventive (c. à d. l’impossibilité de prévoir la durée de leur séjour, la nécessité de les détenir à part des contrevenants condamnés, leur besoin fréquent d’être conduits au palais de justice et d’en être ramenés et leur manque d’accès aux activités et aux programmes), le fonctionnement quotidien est vite devenu un cauchemar administratif qui a des répercussions graves pour la sécurité du personnel et des détenus. En fait, cette population en plein essor de contrevenants en détention préventive a fréquemment entraîné une surpopulation carcérale et des conditions de vie moins qu’optimales – une réalité qui a été liée à des troubles dans les prisons d’autres pays.
À un niveau plus personnel, la détention, même pendant de brèves périodes, peut avoir des effets dévastateurs sur la vie d’un accusé. Pour ce qui est des conséquences sur le plan de la justice pénale, la détention préventive peut exercer une influence négative sur la capacité qu’a l’accusé de se défendre (p. ex. en rendant plus difficile de retenir les services d’un avocat et de communiquer avec celui-ci, de trouver des éléments de preuve ou des témoins pour bâtir sa cause, de se trouver un emploi ou de se livrer à d’autres activités susceptibles de démontrer qu’il a l’intention de s’amender). De plus, la détention avant le procès peut influer sur la décision d’une personne accusée de plaider coupable – un effet qui paraît aussi être différent d’une race à l’autre. Une étude a démontré que les accusés à qui on a refusé la mise en liberté sous caution étaient deux fois et demie plus susceptibles de plaider coupable que ceux qui étaient libérés dans la collectivité, après neutralisation d’autres facteurs juridiques. En outre, les suspects détenus sont plus susceptibles d’être condamnés à des peines d’emprisonnement (plus longues) que ceux qui sont remis en liberté, même dans les affaires dans lesquelles les infractions les plus graves sont de nature relativement similaire.
Même en ce qui a trait aux ramifications qui ne touchent pas la justice pénale, le renvoi en détention peut avoir des conséquences aussi dommageables pour un accusé. Au-delà de la perte d’emploi possible et de ses effets collatéraux pour les membres de la famille qui dépendaient du revenu en question, la stigmatisation de l’accusé (et de sa famille) nuit à sa réinsertion sociale subséquente. De plus, la détention avant le procès, même pour la plus brève des périodes, a été qualifiée de pénible pour l’accusé, qui est souvent hébergé dans un centre de détention surpeuplé qui n’offre aucun programme de loisirs, d’enseignement ou de réadaptation. Ces effets nuisibles sont davantage exacerbés pour la proportion non négligeable de ceux qui sont détenus préventivement et qui ne sont, en fin de compte, jamais déclarés coupables.
Dans une perspective plus large, une réalité dans laquelle un plus grand nombre de personnes sont placées en détention avant leur procès, plutôt qu’après, est considérée par plusieurs universitaires juristes comme un mépris flagrant des principes de justice. Sans parler des remises en question de la présomption d’innocence, le problème actuel du Canada en matière de détention préventive risque également de fausser la détermination de la peine. Étant donné qu’une réduction de la peine pour la période passée en détention est fréquemment prise en considération lors de l’imposition de la peine afin de réduire la sévérité de la peine réellement imposée, le public a de plus en plus l’impression que les tribunaux font preuve d’une clémence inappropriée.
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