Un examen qualitatif des problèmes d’ordre juridique graves touchant les personnes handicapées dans le centre du Canada

Recommandations et conclusion

Cinquante-neuf pour cent des plaintes relatives aux droits de la personne qui ont été déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne en 2017 étaient attribuables à une discrimination en raison d’un handicap.6 Le modèle de recours juridique fondé sur les droits a été amplement critiqué. Ce modèle, qui impose aux personnes disposant de moyens insuffisants la responsabilité de chercher des recours individuels lorsqu’elles ont été lésées, souvent dans des cas de discrimination systémique, explique en partie pourquoi les personnes handicapées continuent de subir des violations de leurs droits et d’être confrontées à des obstacles à l’accès à la justice. Par exemple, alors que l’accès à la justice est une partie importante du cadre fondé sur les droits, certains critiques ont noté que les cadres existants, y compris la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), ne fournissent aucune garantie ni aucun détail sur la façon dont cet accès à la justice devrait être assuré.7 Bien que cette critique ait souvent été formulée à l’égard de la justice pour les personnes handicapées de manière plus générale, les mêmes préoccupations - essentiellement des questions sur la manière dont les droits sont appliqués dans la pratique - s’appliquent aux cadres fondés sur les droits en général.

Les résultats de cette étude indiquent que les droits des personnes handicapées ne sont généralement pas respectés et que l’application des lois et des règlements contre la discrimination fondée sur le handicap, par l’intermédiaire de procédures de règlement des plaintes individuelles, est à la fois inefficace et préjudiciable pour les personnes handicapées. Les intervenants et les participants ont plutôt demandé un changement systémique, ainsi que des outils et des ressources pour créer ce changement.8

Dans le cadre de l’étude on a consulté 11 intervenants participant aux enjeux liés à l’invalidité et à la justice. Cette consultation comprenait trois entretiens individuels et une séance en ligne organisée par un groupe national de personnes handicapées, avec la participation de huit intervenants. Ces séances étaient largement informelles et elles ont permis à l’équipe de recherche de décrire l’étude en cours et de recueillir les commentaires des intervenants sur des aspects importants qui aident à contextualiser la question de savoir comment les personnes handicapées interagissent avec le système de justice. Un grand nombre de ces intervenants étaient eux-mêmes des personnes handicapées qui avaient connu de graves problèmes juridiques. Même si leur perspective avait tendance à se concentrer sur les questions systémiques et le contexte dans lequel les problèmes juridiques surviennent, ces personnes se sont également appuyées sur des éléments de leurs expériences vécues.

Deux thèmes clés sont ressortis des discussions avec les intervenants : le rôle des obstacles systémiques et les limites de cette recherche.

Le rôle des obstacles systémiques

La recherche sur l’incapacité doit tenir compte des problèmes systémiques importants. La discrimination fondée sur la capacité physique détermine à la fois la façon dont les personnes handicapées sont traitées (et maltraitées) dans le monde et le processus de justice lui-même. Plusieurs intervenants ont mentionné à quel point l’expérience de la discrimination est courante pour les personnes handicapées et ont noté que ces expériences commencent souvent tôt dans la vie, y compris dans le système d’éducation. Ils ont déclaré qu’en raison de l’omniprésence des obstacles systémiques, de nombreuses personnes handicapées apprennent très tôt que leurs droits seront violés. Malheureusement, de nombreuses personnes handicapées considèrent que les violations des droits sont normales. Avec le temps, elles peuvent en venir à s’habituer à ces violations et, d’une certaine manière, à les accepter. Le fait de reconnaître cette réalité, et son caractère permanent, peut aider à clarifier comment la situation peut conduire à l’épuisement et au traumatisme pour de nombreuses personnes handicapées.

Limites de la recherche

Un thème clé qui a émergé des discussions avec les intervenants était celui des limites du processus de recherche lui-même. En effet, les intervenants et les participants ont noté que la géographie modifie radicalement l’expérience vécue. Même si cette étude comprenait un échantillon limité de participants de l’Ontario et du Québec, ces provinces ont des ressources, des aides et des cadres très différents, ce qui rend difficile la comparaison des processus juridiques entre les deux provinces. La province de résidence et la géographie (p. ex., urbaine ou rurale) déterminent les types de soutien auxquels les personnes handicapées au Canada peuvent avoir accès, ce qui permet de façonner le processus juridique de façon importante.

Les intervenants ont également noté les façons dont la COVID-19 peut influer sur la collecte de données. La COVID-19 a radicalement modifié les politiques sur le terrain (c.-à-d. la manière dont les gens accèdent aux soins de santé, aux services et aux aides), et a également façonné les expériences vécues par les personnes handicapées de façon importante (par exemple, elles présentent un risque plus élevé de complications et de mortalité liées à la COVID-19). En entreprenant cette recherche à un moment où les personnes handicapées vivaient encore plus de stress et d’incertitude que d’habitude et pouvaient être privées des types de soutien dont elles disposaient avant la pandémie de COVID-19 (soutien à domicile, soutien communautaire, réseaux sociaux, etc.), l’équipe de recherche estimait que l’intersectionnalité était une considération importante. Cela signifie que l’équipe de recherche a cherché à joindre les membres de la communauté des personnes handicapées qui sont souvent laissées pour compte dans le processus de recherche. Cependant, l’intersectionnalité signifie également que de nombreuses personnes parmi les plus marginalisées de la communauté couraient également les plus grands risques et étaient les plus mal desservies pendant cette période inhabituelle. Cela signifiait que les participants à l’étude vivaient un stress plus important que d’habitude et étaient confrontés à une incertitude plus grande que d’habitude, ce qui a probablement façonné le processus.

Un intervenant a également souligné que les modalités du processus juridique auraient pu imposer des restrictions sur les renseignements que les participants pouvaient communiquer en ce qui concerne les problèmes actuels et résolus (c.-à-d. accords de non-divulgation, confidentialité et autres restrictions). Bien que l’équipe de recherche ait essayé d’atténuer cela en rendant le processus aussi confortable et anonyme que possible, pour des raisons de confidentialité, l’équipe de recherche n’a pas pu utiliser toutes les données recueillies.

Cette étude permet de faire la lumière sur les répercussions spécifiques du processus juridique sur les personnes handicapées et la nécessité d’adopter une approche intersectionnelle afin de bien comprendre ces expériences. Les participants et les intervenants ont demandé une action réelle et significative pour réduire la fréquence, les préjudices et la nature systémique de ces expériences persistantes. Souvent, il n’existe aucune voie à suivre qui est claire, accessible ou linéaire pour leur permettre de résoudre ces problèmes. Ces expériences ne sont pas isolées, mais font plutôt partie de formes de discrimination plus importantes subies tout au long de la vie, et la façon dont le système judiciaire conceptualise la résolution ne répond pas entièrement aux besoins individuels.

Malgré le scepticisme mentionné précédemment, les participants étaient en général désireux de partager leurs idées, fondées sur leurs expériences vécues, concernant les recommandations potentielles pour rendre le processus juridique plus accessible. Sur la base de ces informations, nous avons élaboré les cinq recommandations suivantes concernant les domaines auxquels Justice Canada devrait accorder une attention particulière.

  1. Nouvelles conceptualisations de la « justice » Les participants ont noté la nécessité de conceptualiser la « justice » et le « processus de justice » de manière à mieux refléter les besoins des personnes ayant une incapacité et des autres groupes marginalisés. Une conceptualisation fondée sur des actions punitives n’a pas réussi à provoquer de changement systémique et peut en fait perpétuer le préjudice parmi les groupes marginalisés. Ici, les modèles de justice transformative et autres ont été cités comme des modèles qui reflètent mieux les besoins de la communauté et aident à obtenir des résultats utiles.
  2. L’abandon des plaintes individuelles comme outil de résolution des problèmes systémiques. Relativement à ce premier point, les recherches actuelles indiquent que le recours à une procédure de plainte individuelle comme outil d’application ne permet pas d’aborder les vastes changements nécessaires pour lutter contre la discrimination systémique.9 La majorité des participants se sont fait l’écho de ce point de vue et ont indiqué qu’ils cherchaient à trouver des solutions pour éviter que d’autres personnes ne vivent des expériences semblables aux leurs. En outre, étant donné l’impact du processus juridique sur les participants, ils ont souligné la nécessité de trouver des solutions et des processus qui ne traumatisent pas à nouveau les victimes et ne leur imposent pas la responsabilité de lutter contre la discrimination fondée sur des motifs faisant l’objet d’une protection.
  3. Améliorer les services communautaires de soutien juridique. La grande majorité des participants ont souligné l’importance des organisations communautaires, y compris celles qui s’occupent de questions juridiques, pour répondre aux besoins des personnes ayant une incapacité. Pourtant, ils ont également déclaré que des années de coupes persistantes ont entraîné la raréfaction de la disponibilité de ces soutiens. Nous devons reconnaître et donner la priorité au rôle vital des organismes communautaires et de base dans le soutien des personnes ayant une incapacité et la promotion du changement.
  4. Intersectionnalité. Dans le même ordre d’idées, les groupes communautaires et les autres groupes alliés fondés sur l’expérience vécue doivent s’engager auprès des communautés qu’ils servent en adoptant une approche intersectionnelle. Les individus ne devraient jamais avoir à choisir un aspect de leur identité à traiter dans le cadre d’une violation des droits de la personne. La nature interconnectée de leurs identités et de leurs expériences doit toujours être prise en considération et soutenue.
  5. Des ressources en langage clair et des options flexibles. Il est difficile de naviguer dans la loi, même pour ceux qui se sentent à l’aise avec ce processus. Il est donc nécessaire de disposer de ressources en langage clair et simple qui aident les personnes à comprendre le processus. Nous devons également comprendre qu’il n’existe souvent pas de voie claire ou linéaire vers la justice. Nous devons donc nous assurer qu’il existe des voies flexibles et accessibles qui répondent au mieux aux besoins individuels dans la poursuite de la justice.

Dans l’ensemble, les données recueillies dans le cadre de cette étude permettent de mieux comprendre les expériences des personnes ayant une incapacité en ce qui concerne le processus de justice. Tout au long du processus de recherche, les participants et les parties visées ont déclaré qu’il était crucial d’aller au-delà de la simple compréhension de ces expériences et de ces obstacles. Ils ont demandé une action réelle, fondée sur leurs besoins et axée sur le changement systémique. DAWN Canada espère que ce rapport sera un premier pas vers cet objectif.


Notes de bas de page

6 The Canadian Human Rights Commission. (2017). People First: 2017 Annual Report to Parliament. Available at: https://www.chrc-ccdp.gc.ca/sites/default/files/publication-pdfs/chrc_rapport_annuel_2017_ang.pdf

7 Cremin, K. M. (2016). What does access to justice require?—Overcoming barriers to invoke the United Nations Convention on the Rights of Persons with Disabilities. Frontiers of Law in China, 11(2), 280–322.

8 Pooran, B. D., & Wilkie, C. (2005). Failing to Achieve Equality: Disability Rights in Australia, Canada, and the United States. Journal of Law & Social Policy , 20, 1.

9 Pooran, B. D., & Wilkie, C. (2005). Failing to Achieve Equality: Disability Rights in Australia, Canada, and the United States. Journal of Law & Social Policy, 20, 1: 33.