Bijuridisme Canadien : Méthodologie et terminologie de l`harmonisation

Par Louise Maguire Wellington, avocate,
Section du Code civil,
Ministère de la Justice du Canada

Sommaire

Le présent texte donne un aperçu de la méthodologie et des techniques de rédaction suivies pour l'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois. Il fait également état de la terminologie qui s'est instaurée en matière de bijuridisme et d'harmonisation.

I. Introduction

Le Canada bénéficie de la coxistence de deux traditions juridiques, le droit civil et la common law. Il s'agit là des deux principaux systèmes juridiques au monde qui, ensemble, trouvent application dans près de 80 % des pays du monde. Notre tradition bijuridique place le Canada dans une position privilégiée sur le plan international. Comme l'exprimait récemment le sénateur Gérald-A. Beaudoin, « en cette ère de la mondialisation des marchés et de l'internationalisation des droits et libertés de la personne, nos deux traditions juridiques que sont la common law et le droit civil nous permettent de nous faire valoir sur la scène internationale. »[1]

 La méthodologie et les techniques d'harmonisation des textes législatifs fédéraux avec la nouvelle terminologie et les nouveaux concepts du récent Code civil du Québec sont innovatrices, voire uniques au monde. Ce que nous tentons de faire est non pas de fusionner deux systèmes de droit en une même législation, mais bien d'y refléter la spécificité de chaque système. Le 31 janvier 2001 était déposé au Sénat le projet de loi S-4, Loi d'harmonisation n1 du droit fédéral avec le droit civil

Le présent texte donne un aperçu de la méthodologie et des techniques de rédaction qui ont façonné le projet de loi S-4. Cette expérience a tout naturellement conduit à l'élaboration d'un certain nombre de néologismes et de notions nouvelles dont nous faisons également état dans le présent article.

II. Rappel historique

Dans une présentation intitulée Le bijuridisme au Canada, l'honorable Michel Bastarache, juge à la Cour suprême du Canada, s'exprimait ainsi :

« Il y a relativement peu de pays où coxistent deux régimes juridiques fondamentalement différents. Le Canada est l'un de ces pays. Le "bijuridisme" ou "bijuralism"au Canada désigne la coxistence des traditions de la common law anglaise et du droit civil français, dans un pays possédant un système fédéral ».[2]

La dualité juridique au Canada a été consacrée par l'adoption de l'Acte de Québec en 1774, et plus tard par le partage des compétences législatives dans la constitution canadienne. En vertu du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, les législatures provinciales ont le pouvoir de légiférer en matière de droit privé, c'est-à-dire dans les matières relevant de la propriété et des droits civils dans la province. Alors qu'au Québec le droit privé tire ses origines du droit civil, les autres provinces et territoires canadiens ont la common law comme régime de droit privé. De dire le sénateur Beaudoin :

Le 10 juin 1857 à Toronto, sous l'Union, entrait en vigueur la loi proposée par le procureur général Georges Étienne Cartier aux fins de codifier le droit civil du Bas Canada. Le personnel de la commission fut choisi le 4 février 1859 : les juges René-Édouard Caron et Charles-Dewey Day de Québec et le juge Augustin-Norbert Morin de Montréal. Il y eut huit rapports qui s'échelonnèrent du 12 octobre 1861 au 25 novembre 1864. L'ouvre fut communiquée aux corps législatifs le 31 janvier 1865. Une proclamation fut émise le 26 mai 1866 et le Code civil du Bas Canada entra en vigueur le 1er août 1866, soit 11 mois avant la Confédération canadienne.

Le législateur à Westminster, en 1867, reconnut le droit pour les provinces canadiennes de légiférer en matière de propriété et de droits civils. Il s'agit là du pouvoir le plus important qui fut dévolu aux législatures provinciales et qui devait par la suite constituer l'assise de l'autonomie provinciale. Aux quatre provinces signataires originelles vinrent s'en ajouter six autres. Seule la province de Québec vit sous un régime de droit privé d'inspiration française. Les autres provinces vivent sous le régime de la common law. C'est à juste titre qu'Eugène Forsey écrivit :

Le Québec n'est pas, n'a jamais été et ne sera jamais une province comme les autres; c'est la citadelle du Canada français.[3]

La question de l'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois se pose depuis longtemps car, auparavant, les lois et règlements fédéraux s'inspiraient essentiellement de la common law. Depuis 1978, les projets de loi et les règlements fédéraux sont rédigés par une équipe de deux rédacteurs constituée d'un juriste anglophone (habituellement de common law) et d'un juriste francophone (habituellement civiliste). Le produit final de la corédaction tient donc davantage compte des deux systèmes juridiques canadiens.

Toutefois, les modifications importantes à la terminologie et à la substance du droit civil découlant de l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1994, du Code civil du Québec, ont considérablement accru le travail d'harmonisation déjà amorcé. En prévision de cette réforme, le ministère de la Justice du Canada adoptait en 1993 la Politique d'application du Code civil du Québec à l'administration publique fédérale dont l'objectif était de « faire en sorte qu'il soit tenu compte de la spécificité du droit civil québécois en droit fédéral »[4]. La même année, il mettait sur pied la Section du Code civil pour assurer la mise en ouvre de cette politique en collaboration avec la Direction des services législatifs. Outre son mandat d'harmonisation, la Section du Code civil est appelée à devenir le centre d'expertise en droit civil au sein de l'administration publique fédérale et à élaborer des fiches terminologiques bijuridiques qui seront accessibles à l'ensemble de la pratique juridique et aux autres intéressés à l'échelle internationale[5].

En 1995, le ministère de la Justice entérinait sa Politique sur le bijuridisme législatif [6], dont la mise en ouvre relève de la Direction des services législatifs en collaboration avec la Section du Code civil. La politique vise à ce que les lois et règlements tiennent compte, dans chacune de leurs versions linguistiques, du régime de droit en vigueur dans chaque province et territoire. Dans la foulée de cette politique, le ministère de la Justice consacrait en 1997 le Programme d'harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil de la province de Québec.

Dans le contexte de la mondialisation des marchés et du rapprochement des systèmes de droit, les travaux entrepris par le ministère de la Justice dans le cadre du bijuridisme et de l'harmonisation revêtent un intérêt particulier, notamment pour les entités et organismes internationaux où se côtoient common law et droit civil. Le Canada est reconnu sur la scène internationale comme un laboratoire vivant d'harmonisation de ces deux systèmes juridiques.

Dès 1984, on pouvait lire les propos suivants dans L'Actualité terminologique : « Il est à souhaiter que l'essor de la jurilinguistique canadienne ait des retentissements en Europe et qu'il donne lieu à des échanges fructueux, vu que les traducteurs juridiques de la Communauté économique européenne sont aussi à la recherche de solutions linguistiques au problème de la coxistence du français, langue de droit civil, et de l'anglais, langue de common law. »[7]

Pour mener à bien son mandat, la Section du Code civil a mis au point un processus et une méthodologie d'harmonisation de la législation fédérale avec les nouvelles notions et terminologie du droit civil. Cet exercice a conduit à l'élaboration d'un guide d'harmonisation d'où est tirée la méthodologie d'harmonisation figurant ci-après.