LA CRÉATION DES MÉCANISMES DE SÛRETÉ PAR LE LÉGISLATEUR FÉDÉRAL DANS LA LOI SUR LA FAILLITE ET L'INSOLVABILITÉ
Martin-François Parent[1], conseiller juridique
Section du Code civil,
ministère de la Justice du Canada
Introduction
Le droit privé prévoit généralement les règles encadrant la constitution de sûretés et l'exercice des recours permettant à leur titulaire de faire valoir leurs droits. Relevant de la compétence des provinces, ce domaine du droit, depuis quelques années, a été considérablement simplifié. Ainsi, au Québec, les nombreux et divers privilèges qui existaient sous le Code civil du Bas Canada [ci-après C.C.B.C.] ont été abandonnés et l'hypothèque constitue désormais le seul véritable régime de sûreté réelle.
Or, il arrive que le législateur fédéral crée, de son côté, de nouveaux mécanismes de sûreté, généralement en faveur de la Couronne. Outre l'aspect constitutionnel, dont nous ne traiterons pas, ces mécanismes soulèvent certaines interrogations que le présent texte tente d'exposer brièvement. Ces interrogations touchent plusieurs aspects des sûretés notamment leur constitution, leur opposabilité, l'exercice des recours auxquels ils donnent ouverture et, enfin, le droit de préférence qu'ils confèrent par rapport aux autres sûretés. Par ailleurs, la désignation d'une sûreté peut poser un problème d'ordre terminologique.
Ces questions se posent avec pertinence en regard du programme d'harmonisation du corpus législatif fédéral avec le droit civil du Québec. On peut, en effet, se demander dans quelle mesure les règles que pose le Code civil du Québec [ci-après C.C.Q.] à l'égard de ces questions trouvent application et dans quelle mesure doit-on assurer dans un contexte fédéral l'arrimage de ces concepts en fonction du droit civil. Il y a là des questions qui touchent à la fois l'harmonisation et la politique législative sous-tendant la création de nouveaux mécanismes de sûreté.
Le législateur fédéral crée certaines formes de sûretés dans la Loi sur la faillite et l'insolvabilité [ci-après L.F.I.] qui soulèvent précisément ce type de questions. Elles les soulèvent d'autant plus qu'elles sont relativement récentes et n'ont pratiquement pas fait l'objet de jurisprudence. L'harmonisateur se trouve alors dans la curieuse situation où il doit anticiper les litiges potentiels et tenter d'apporter des solutions aux problèmes qui risqueraient de se soulever. Les mécanismes de sûreté dont il est question sont la sûreté immobilière pour les frais de réparation occasionnés par des dommages environnementaux,[2] la « première charge »
pour les honoraires du séquestre intérimaire[3] et la
sûreté des agriculteurs, des pêcheurs et des aquiculteurs pour le paiement de leurs marchandises.[4]
Nous verrons tout d'abord quels sont les problèmes que la désignation terminologique de ces mécanismes de sûreté peut poser. Nous verrons ensuite, quels sont les problèmes que la détermination de ces derniers soulève en regard du droit substantiel, soit leur constitution, le droit de préférence qu'ils confèrent et, enfin, l'exercice des recours auxquels ils donnent ouverture.
1. La désignation terminologique des sûretés
La réforme du Code civil a eu pour effet, aux yeux du civiliste du moins, de plonger dans la désuétude les termes visant à désigner certains mécanismes de sûreté.[5] Or, cette désignation terminologique est encore présente dans le corpus législatif fédéral d'où la nécessité d'harmoniser celui-ci avec le nouveau droit civil.[6]
Outre la désuétude, la L.F.I. pose globalement d'autres problèmes terminologiques liés à la nature de cette loi fortement imprégnée de la tradition de common law.[7] Dans un contexte de droit civil, la communauté juridique règle généralement ces problèmes au moyen de consensus.[8] Dans la jurisprudence, on reconnaît que certains des termes qui y apparaissent sont erronément employés en fonction de l'auditoire civiliste, ce qui nécessite des efforts d'interprétation supplémentaires.[9] Est‑il indispensable de déployer de tels efforts d'interprétation et de former de tels consensus, tout aussi admirable cela puisse-t-il être? À tout le moins, doit-on l'avouer, la L.F.I. pose certains problèmes conceptuels aux civilistes.[10]
À titre d'illustration, le législateur fédéral emploie régulièrement le terme « charge »
pour désigner des mécanismes de sûreté.[11] En particulier, il utilise l'expression « première charge »
afin de désigner le mécanisme de sûreté qu'il crée en faveur du séquestre intérimaire pour garantir le paiement de sa réclamation concernant ses honoraires et débours.[12] Afin de bénéficier de cette « première charge »
, le séquestre intérimaire doit s'adresser au tribunal afin d'obtenir une ordonnance à cet effet. Cette « première charge »
, si elle est ordonnée, pourra grever une partie ou tous les avoirs du débiteur.[13]
Cette utilisation du mot « charge »
peut, avec raison, jeter de la confusion dans l'esprit du civiliste. Comme le terme « charge »
possède plusieurs sens,[14] on peut se demander si, en droit civil, on peut se servir de ce terme pour désigner un mécanisme de sûreté. Pour explorer cette hypothèse, nous verrons successivement chacune des sûretés reconnues par le C.C.Q. et dans quelle mesure celles-ci peuvent être désignées par le terme « charge »
dans le contexte de la L.F.I.
1.1. L'hypothèque
Le C.C.Q. définit l'hypothèque comme étant un droit réel.[15] La doctrine emploie également cette qualification classique de l'hypothèque.[16] Plus précisément, l'hypothèque est un droit réel accessoire,[17] une sûreté réelle.[18] Un droit réel est le droit qu'un individu peut exercer directement sur une chose tangible.[19] Par exemple, l'hypothèque constitue des droits réels en garantie de l'exécution d'une obligation.[20] Qu'en est-il du mot « charge »
? Il est intéressant, à cet égard, de faire la distinction entre l'hypothèque
immobilière et l'hypothèque mobilière.
L'hypothèque immobilière
Il semble y avoir une position claire tant en doctrine qu'en jurisprudence reconnaissant que l'hypothèque immobilière est une « charge »
.[21] De plus, il semble bien que le terme « charge »
puisse désigner autant les hypothèques immobilières conventionnelles que les hypothèques immobilières légales.[22] Le juge Pigeon, dans l'affaire Ville d'Anjou c. C.A.C. Realty, est même allé jusqu'à dire qu'on ne pourrait nier qu'une hypothèque immobilière soit une « charge »
.[23] C'est ce qui découle, affirmait-il, de l'usage courant de même que des dispositions du Code de procédure civile [ci-après C.P.C] concernant l'adjudication des immeubles.[24] Sur ce point, le juge Beetz qui a écrit l'opinion minoritaire était d'accord avec le juge Pigeon.[25] On peut, par conséquent, conclure que la Cour suprême du Canada a clairement établi que le terme « charge »
peut désigner une hypothèque immobilière. Cette acception ne semble pas poser plus de difficulté sous le C.C.Q. qu'elle n'en posait sous le C.C.B.C.[26] Il s'agit maintenant de vérifier si cette désignation convient aux autres mécanismes de sûreté prévus au Code.
L'hypothèque mobilière
Une des grandes innovations de la réforme du Code civil en matière de sûreté est l'introduction de l'hypothèque mobilière.[27]Elle regroupe les anciennes sûretés réelles mobilières qui existaient sous le C.C.B.C.[28] Bien que l'hypothèque mobilière constitue elle aussi un droit réel, on définit généralement le mot « charge »
qu'en rapport avec les droits réels immobiliers.[29] De plus, le législateur québécois ne prévoit les « oppositions à fin de charge »
et les « oppositions aux charges »
qu'en matière immobilière.[30] Cette terminologie est également employée pour
indiquer les droits réels inscrits en regard d'un immeuble au registre foncier[31] mais pas ceux inscrits en regard d'un meuble au registre des biens personnels et réels mobiliers.[32] Nous pouvons donc conclure que l'emploi du terme « charge »
n'est pas courant en regard de l'hypothèque mobilière. Qu'en est-il des priorités? C'est ce que nous verrons maintenant.
1.2 Les priorités
Le C.C.Q. attribue le statut de créancier prioritaire en fonction de certaines créances.[33] En principe, on ne devrait pas considérer les priorités comme des « charges »
puisqu'elles ne confèrent pas de droits réels.[34] Toutefois, l'équation ne serait apparemment pas aussi simple. Dans l'affaire Château d'Amos, cherchant à savoir si le mot « charge »
qui apparaît à la définition de « créancier garanti »
dans la L.F.I. pouvait comprendre le concept de priorité, le juge Brossard de la Cour d'appel du Québec, dissident quant au fond, a déclaré en obiter que la notion de « charge »
était mal définie en droit civil québécois, contrairement à la notion
bien connue de « charge »
en common law.[35] Aussi, bien que, par la suite, le législateur québécois ait modifié la notion de « priorité »
pour la rendre « constitutive de droits réels »
en faveur des municipalités et des commissions scolaires,[36] les propos du juge Brossard nous laissent croire que l'emploi du terme « charge »
dans le contexte d'une disposition traitant de sûretés est probablement un emprunt à la common law.
En common law, le mot charge se rapporte, entre autres, à « an instrument creating security against property for payment of a debt or obligation »
; le terme charge peut également embrasser d'autres sens, notamment un « privilège »
(a lien), une « réclamation »
(a claim), une « servitude »
(an encumbrance).[37] À titre d'illustration, la Loi sur les pouvoirs spéciaux des corporations[38] [ci‑après L.P.S.C.] permettait que le financement d'une entreprise au moyen de l'émission d'obligations soit garanti par le mécanisme de l'Acte de fiducie par lequel le débiteur émetteur grevait ses biens d'une « charge
flottante »
et d'une « charge spécifique »
, vocabulaire emprunté à la common law.[39] La « charge flottante »
portait sur l'ensemble des biens du débiteur émetteur présents et à venir, notamment sur l'inventaire. Le débiteur émetteur conservait donc la possession de ses biens. La « charge spécifique »
affectait les biens que le débiteur émetteur avait spécifiquement nantis, hypothéqués ou mis en gage. Or, le mécanisme de l'Acte de fiducie a disparu en 1994 avec la réforme du droit civil, emportant avec lui les « charges »
que permettait de constituer la L.P.S.C.[40]
1.3. Les autres mécanismes de sûreté
Le C.C.Q. prévoit d'autres mécanismes pouvant servir à garantir l'exécution d'une obligation.[41] Il s'agit de la fiducie à titre de sûreté,[42] du droit de rétention,[43] du droit de revendication[44] et du cautionnement.[45] Ces mécanismes constituent-ils des « charges »
? On conviendra que le terme « charge »
identifie généralement une catégorie de droits limitant le droit de propriété où l'on retrouve, entre autres, les démembrements du droit de propriété : les servitudes,[46] l'usufruit[47] et l'usage[48] (ou l'habitation).[49] Or, ces autres mécanismes de sûreté faisant l'objet de notre propos ne comportent pas tous de telles limites au droit de propriété. Par exemple, le cautionnement n'implique pas de restrictions immédiates sur le droit de propriété du fidéjusseur.
Par ailleurs, « charge »
est un mot que n'utilise pas le C.C.Q. pour identifier une catégorie de sûreté. En fait, à proprement parler, le bon usage du terme « charge »
est plutôt celui qui vise à désigner l'hypothèque immobilière comme une limitation du droit de propriété du débiteur hypothécaire découlant du droit réel constitué en faveur de son créancier sur l'immeuble grevé. En ce sens, le droit réel qui est conféré au créancier hypothécaire lui permet de suivre le bien, de le mettre en vente et d'être préféré relativement aux fruits de la vente tandis que la « charge »
en est la conséquence, soit la limite ainsi apportée au droit de propriété du débiteur. C'est probablement de cette façon que l'on doit interpréter les
propos du juge Pigeon dans l'affaire Ville d'Anjou c. C.A.C. Realty.[50]
Conséquemment, en droit civil, le terme « charge »
ne peut pas servir à désigner toute sûreté puisque ce ne sont pas tous les mécanismes de garantie qui restreignent le droit de propriété. En ce sens, le terme « charge »
est inapproprié voire inefficace pour désigner généralement les sûretés du droit civil.
Du point de vue civiliste, le mot « garantie »
est certainement préférable au mot « charge »
pour désigner un mécanisme de sûreté. C'est d'ailleurs ce que le législateur fédéral fait lui-même au paragraphe 14.06(7) de la L.F.I. pour désigner le mécanisme de sûreté qu'il accorde à la Couronne et au paragraphe 81.2(1) de la L.F.I. pour désigner celui qu'il accorde aux agriculteurs, aux pêcheurs et aux aquiculteurs. Par ailleurs, l'usage du terme « charge »
tend à disparaître du vocabulaire du législateur québécois comme en témoigne le programme d'harmonisation des lois publiques avec le C.C.Q.[51]
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