Une approche intégrée à la prestation de services en matière d'aide juridique : Réalisation d'une promesse ou perpétuation d'un mythe ?


1. Introduction

Les mesures gouvernementales au Canada et dans le monde industrialisé se caractérisent depuis maintenant près de trois décennies par la restructuration et la privatisation au fur et à mesure que le gouvernement réduit son rôle (et, au cours des dernières années, de façon radicale), en comprimant les dépenses relatives aux programmes sociaux et en faisant de plus en plus la promotion de l'autonomie et des œuvres de bienfaisance du secteur privé afin de réagir à la pauvreté et à l'inégalité. Ces politiques, de même que les déductions qu'elles imposent, ont eu de graves conséquences qui s'étendent d'un élargissement important du fossé entre les riches et les pauvres, entre les nantis et les démunis, jusqu'à des niveaux sans précédent du nombre de sans-abri, de la pauvreté infantile et de la santé déclinante de ceux qui sont « laissés derrière ». Elles ont en outre contribué aux profits extraordinaires des sociétés privées, à la richesse de certains individus ainsi qu'aux premiers surplus budgétaires du gouvernement depuis des décennies [1]. Compte tenu de ces surplus et de la réalité troublante que représente la pauvreté au milieu d'une telle abondance, on se penche à nouveau sur les problèmes sociaux.

Il est depuis longtemps admis que non seulement la pauvreté engendre des problèmes légaux et sociaux très particuliers, mais également que les gens pauvres souffrent de diverses façons de leur accès restreint à la justice allant d'une santé diminuée à des conflits accrus au sein de la société. Ainsi, la prestation de services juridiques aux personnes qui n'ont pas les moyens de se les procurer représente de toute évidence un des services sociaux qui méritent d'être réexaminés dans la foulée de la restructuration et des compressions. Dans le cadre de ce réexamen, on ne devrait toutefois pas simplement tenter d'établir le bien-fondé du rétablissement des niveaux de financement. Bien que la plupart des coupures et des gels se soient fondés en partie sur des préoccupations budgétaires et qu'il soit évident que tout programme efficace nécessite un financement adéquat, il importe de se rappeler que de graves questions ont été soulevées concernant l'efficacité de l'aide juridique et ce, non pas seulement par des néo-libéraux qui tentaient de justifier les avantages du libre marché [2]. En fait, on doit entreprendre ce réexamen en se souvenant des idées et des idéaux qui ont façonné un système ayant déçu tout à la fois les progressistes et les conservateurs (bien que pour des raisons différentes).

Il y a quelque 30 ou 40 ans, la philosophie en matière de politiques sociales se caractérisait par un esprit de réforme à la fois radical et (peut-être naïvement) optimiste. Aux États-Unis, la « Guerre à la pauvreté » (War on Poverty) et, au Canada, la « société juste » ont favorisé les initiatives tendant à éliminer et, non pas seulement, à diminuer la pauvreté. On percevait les services juridiques comme une partie de la solution à un problème de pauvreté [3], un idéal qui, à son tour, transformait l'aide et l'éducation juridiques [4]. L'élément essentiel était à l'effet que les approches traditionnelles en matière de pratique du droit ne convenaient pas à tous. En d'autres termes les approches traditionnelles avaient été conçues par et pour ceux qui détiennent l'argent et le pouvoir, en partie tout au moins, afin de conserver leur pouvoir et leur richesse. Ainsi, les gens pauvres et marginalisés qui se retrouvaient sans aucun accès véritable aux services juridiques avaient besoin d'aide pour atteindre une pleine participation et une pleine égalité. Puis cette reconnaissance a donné lieu de façon générale à l'élaboration d'une aide juridique améliorée et, en particulier, à la création de cliniques juridiques communautaires, ainsi qu'à la création de la spécialité que représente le « droit des pauvres » (surtout le droit en matière d'aide sociale, de logement, d'emploi et d'immigration). Le modèle devait adopter une approche différente concernant les problèmes juridiques des démunis. Plutôt que l'approche du « cas par cas » toujours utilisée dans de nombreuses affaires de droit de la famille et dans la plupart des affaires de droit criminel, le modèle de la clinique communautaire intégrait à une pratique fondée sur les avocats l'éducation et le développement communautaires, la réforme du droit et les membres de conseils d'administration élus localement ainsi que des « auxiliaires juridiques communautaires » qui ne sont pas des avocats.

Le modèle a constitué une réussite lorsqu'il a été mis en œuvre tel que prévu, ce qui en pratique signifie lorsqu'il est devenu multidisciplinaire et communautaire, comme c'était le cas au Canada dans le cadre de l'approche fondée sur l'école de droit illustrée par les cliniques comme celles du programme Parkdale Community Legal Services de la Osgoode Hall en matière de droit des pauvres [5]. En fait, Parkdale a été en mesure d'intégrer le travail juridique à l'éducation communautaire, à l'organisation et au développement ainsi qu'à la réforme du droit, en partie grâce à l'engagement de la faculté de droit envers un exercice du droit progressiste et en partie grâce à un conseil communautaire solide et à la ressource que constituaient 20 travailleurs étudiants en droit à plein temps chaque semestre. Toutefois, ce type de pratique intégrée à multiples facettes (qui, sous plusieurs aspects, représente ce que les services juridiques vraiment efficaces comportent toujours) a rarement existé hors d'une faculté de droit sauf en théorie. Aux États-Unis, le système de « cabinet d'avocat de quartier » avait les mains liées par des restrictions concernant le travail de nature « politique », comme l'organisation communautaire, dès la création de ces bureaux [6]. Au Canada, peu de cliniques juridiques communautaires ont été en mesure d'atteindre ces niveaux de service, même lorsqu'elles sont en théorie favorisées, comme c'est le cas en Ontario [7]. La plupart des cliniques d'aide juridique ne peuvent se permettre le « luxe » que représente le travail de 20 étudiants en droit à plein temps. Qui plus est, toutes les cliniques, y compris les cliniques des facultés de droit, sont confrontées à deux problèmes en apparence insolubles :

  1. la charge de travail que représente chaqueproblème juridique supplante toutes les autres approches à mesure que lesproblèmes sont « judiciarisés » (et que les liens avec d'autres ressources nesont jamais créées) et que les avocats des cliniques sont, par moments,sur-chargés de travail [8]; et
  2. l'aide juridique s'est bureaucratisée, favorisant la routine et lefonctionnement efficace, mais non l'innovation et la transformation [9]. Au fur et à mesure que le«droit des pauvres » devenait une spécialité (comme le « travail social »), il sesoutenait lui-même au sens o il devenait une référence pour lui-même et ne seconsacrait pas à sa propre élimination. En conséquence, très peu de progrès ontété accomplis concernant les causes fondamentales des questions « judiciarisées».

Ces lacunes, ainsi que d'autres problèmes, ne sont pas passés inaperçus [10]. Toutefois, en même temps que les critiques, certaines suggestions d'amélioration ont été émises, telle la suggestion intrigante de Douglas Ewart de reconcevoir l'aide juridique afin qu'elle devienne partie intégrante du système judiciaire [11], ou un renouvellement des principes qui ont inspiré l'aide juridique (civile) à l'époque du « mouvement » (par comparaison avec un « système ») en faveur des cliniques tel une éducation communautaire plus répandue [12], et le fait de choisir les affaires et les clients d'une manière plus ciblée et mieux éclairée sur le plan politique [13](des idées qui ont toujours été primordiales dans l'approche de Parkdale) [14]. Toutefois, il n'est survenu aucun consensus comme celui qui a donné naissance à l'aide juridique moderne sur la façon de parvenir à la « société juste » qu'on nous avait promise il y a si longtemps, non plus que sur le rôle, s'il y a lieu, que pourraient jouer le droit et l'aide juridique. Il se peut qu'il n'existe pas de façon « unique », ou qu'il ne suffirait que de mettre en œuvre la vision d'origine [15]. Ce qui semble évident, c'est que devant l'« échec » perçu de l'aide juridique qui n'a pu remplir sa promesse initiale, les modèles nouveaux ou mis à jour doivent démontrer leur efficacité à améliorer la situation des démunis ainsi que des femmes, hommes et enfants marginalisés.

Ce document tente d'effectuer ce réexamen en se penchant sur l'aide juridique selon une perspective de justice sociale en tenant compte de l'histoire, de la structure et de l'approche de la clinique juridique communautaire en tant que moyen de dispenser des services civils (c-.à.d non criminels) d'une façon qui améliore la situation de ses clients et leurs possibilités dans la vie ainsi qu'en présentant certaines suggestions sur la façon dont ce modèle pourrait évaluer ses réussites. Une partie de l'abondante documentation est passée en revue aux parties II et III, l'approche intégrée illustrée par Parkdale Community Legal Services est décrite et une étude de cas concernant son application établie. La partie IV offre des suggestions sur la façon de réexaminer la prestation de services juridiques dans des collectivités à faibles revenus en particulier, le rôle du gouvernement fédéral dans le cadre de cette prestation [16]. On met l'accent sur la prestation d'aide juridique civile, c'est-à-dire des services juridiques pour des questions ne relevant pas du droit criminel, même si les problèmes juridiques des gens cadrent mal avec les compartiments constitutionnels [17]. En dernier lieu, on examine la nécessité de mesurer l'efficacité du modèle et de veiller à ce qu'il remplisse les promesses. La façon de s'assurer que le fait de dispenser des services juridiques à des personnes à faible revenu améliore leur vie et les possibilités qu'ils ont dans la vie représente un défi permanent et on suggère pour cette tâche, comme fondement approprié et minimum, une mesure fondamentale, à savoir la santé de la population et son amélioration.