Une approche intégrée à la prestation de services en matière d'aide juridique : Réalisation d'une promesse ou perpétuation d'un mythe ?
2. Un examen de la littérature
2. Un examen de la littérature
2.1 Le commencement : les États-Unis
Beaucoup reconnaissent que le document d'Edgar et Jean Cahn [18] intitulé The War on Poverty: A Civil Perspective fournit une thèse novatrice dans l'élaboration de modèles de prestation d'aide juridique civile à des personnes à faible revenu. Inspiré par la guerre ouverte à la pauvreté du président Johnson, il s'agissait d'un facteur important dans la mise sur pied du Neighborhood Legal Services Program sous l'égide de l'Office of Economic Opportunity qui finançait la plupart des cliniques de quartier aux États-Unis.
Les auteurs commencent par critiquer l'approche inhérente à une « guerre » à la pauvreté en décrivant les motifs qui soustendent un programme global de services sociaux à New Haven (Connecticut) administré par un organisme privé sans but lucratif appelé Community Progress Incorporated (CPI). Ce programme comportait la prestation de services, de biens et de programmes par des professionnels à des individus dans les collectivités pauvres, par l'entremise d'un bureau juridique communautaire situé dans les quartiers à faibles revenus où vivait la clientèle. Chaque bureau de quartier devait fournir des services juridiques, des services de santé, des travailleurs sociaux, des inspecteurs en bâtiment, des conseillers en matière d'assistance aux familles, etc., assistés d'un travailleur communautaire connu et respecté dans le quartier, qui servirait de « pont entre les résidents et les organismes de services »
[19].
Une importante critique concernant cette approche était à l'effet que CPI conservait une « orientation de service » et qu'en conséquence, il ne modifiait pas la relation fondamentale entre l'organisme communautaire et le client (c.-à-d. la relation donneur-bénéficiaire). Cette orientation de service professionnel ne favorise pas l'établissement du respect de soi et de la dignité des membres de la collectivité, ni ne développe un leadership potentiel, ni n'incite la collectivité à protester. Ainsi, selon les Cahn, il néglige de fournir ou d'instiller la « perspective civile » et, en fait, va à l'encontre de cette perspective, particulièrement en favorisant la dépendance. Les administrateurs des bureaux communautaires font ce qui est « bien pour le client » et ont le pouvoir de décider de l'admissibilité à l'aide ainsi que de la cessation de l'aide. On décrit les limites et les problèmes liés à une telle organisation de services sociaux dispensés à l'ensemble de la collectivité en comparant l'organisation à un monopole sur les possibilités et l'aide disponibles pour les personnes démunies dans les villes.
Les auteurs arguaient qu'une « guerre » à la pauvreté doit être animée par une perspective « civile » :
« Ainsi, le test ultime à savoir si la guerre à la pauvreté a intégré la « perspective civile » consiste à déterminer si, oui ou non, on a attribué aux citoyens le pouvoir de critiquer, défaire dissension et, là où le besoin s'en fait sentir, d'exiger des gestes concrets. » [20].
Les Cahn ont proposé deux raisons fondamentales pour lesquelles les organismes de services sociaux doivent favoriser la dissension au sein même des collectivités :
- les gens démunis doivent savoir qu'ils jouissent d'un pouvoir de censure efficace sur toutes les initiatives qui doivent avoir un effet important sur leurs conditions de vie;
- la protestation et la critique provenant de la collectivité fourniront une sagesse et des points de vue correctifs alors qu'auparavant,
« l'approbation, l'acquiescement et la résignation symbolique ont été ardemment comparés avec une importante participation des citoyens »
[21].
La section II présente en détail le concept de la perspective civile alors que la section III décrit la vision qui avait eu tellement d'influence, par exemple, sur les façons dont les cabinets juridiques de quartier pourraient favoriser la perspective civile dans une collectivité et fournir une représentation et une éducation significatives.
Le cabinet juridique de quartier des Cahn est affilié à une université et comporte des avocats, des assistants de recherche, des organisateurs et des enquêteurs communautaires qui représenteraient aussi bien les intérêts des individus que ceux de la collectivité. Les Cahn décrivent quatre styles différents de défense juridique des droits et d'analyse juridique qui peuvent se révéler utiles lorsqu'on met en œuvre la perspective civile :
- l'assistance juridique traditionnelle en établissant ou en affirmant des droits clairement définis;
- une analyse juridique et une représentation orientées vers une réforme lorsque la loi est vague ou dangereusement complexe;
- une représentation légale lorsque la loi semble contraire aux intérêts de la collectivité démunie;
- une représentation juridique dans des contextes qui semblent non juridiques et dans lesquels on ne peut revendiquer aucun droit relevant de la compétence des tribunaux [22] .
Plusieurs problèmes auxquels est confronté le cabinet juridique de quartier sont esquissés en adoptant les causes types selon leur « caractère symbolique », en choisissant des causes en faveur de certains clients et, conséquemment, en choisissant les chefs de file de la collectivité, l'équilibre difficile pour l'avocat de quartier entre la représentation et le leadership, l'obéissance et l'enseignement. Qui plus est, le cabinet de quartier ne peut que se rapprocher de sa conception idéale s'il jouit à la fois de la liberté et des ressources nécessaires pour poursuivre son action. L'approbation et la coopération du Barreau de même que l'indépendance à l'endroit du gouvernement qui finance le cabinet sont à la fois nécessaires et difficiles à conserver.
En dernier lieu, les Cahn décrivent la main-d'œuvre, les compétences et la perspective nécessaires dans le cadre de plusieurs des tâches du bureau juridique de quartier qui pourraient être fournis grâce à un lien avec les facultés de droit et les étudiants en droit. Le travail social individualisé, de même que l'élaboration de projets de recherche et de colloques, feraient partie de la contribution de l'étudiant en droit au bureau. Outre le fait de profiter au bureau, l'élément de formation clinique créerait un groupe de jeunes avocats connaissant bien les questions liées au droit des pauvres. L'université et le bureau de quartier pourraient tous deux fournir des possibilités d'embauche et de formation de chefs de file locaux pour la collectivité civile.
Il s'agit-là d'un document d'une grande influence et on verra dans une section subséquente concernant le modèle Parkdale que cette influence est fort durable, dans un contexte tout au moins. Toutefois, deux ans plus tard, les Cahn ont perdu leurs illusions. Dans What Price Justice: The Civilian Perspective Revisited [23] , ils en viennent à la conclusion que les services juridiques de quartier peuvent avoir une efficacité limitée pour combattre l'injustice et aider les démunis et qu'il faut d'abord modifier de façons fondamentales la conception et l'administration de la justice. Dans ce document, ils plaident en fin de compte que, pour répondre efficacement aux besoins des démunis, le bureau juridique de quartier doit être appuyé par une certaine forme de système judiciaire de quartier décentralisé et contrôlé par la collectivité. Toutefois, ils font preuve de prescience lorsqu'ils décrivent de façon convaincante et claire le modèle des charges de travail excessives, de la participation moindre de la collectivité ou des stratégies non juridiques ainsi que des ressources inadéquates, ce qui se reflétera, des décennies plus tard, dans le contexte canadien.
Les raisons de leur préoccupation se trouvent en quelque sorte appuyées dans un document produit en 1967 par le Harvard Law Review sur le concept du bureau juridique de quartier et intitulé « Neighborhood Law Offices: The New Wave in Legal Services for the Poor » [24].
Il n'en est pas ainsi de l'un des autres articles « fondateurs », l'article fréquemment cité de Stephen Wexler intitulé « Practicing Law for Poor People » [25] . Lorsqu'il a écrit cet article, Wexler, un procureur à l'emploi de la National Welfare Rights Organization, a ajouté des éléments concrets à la structure érigée par les Cahn, ce qu'il a fait dans une perspective critique. Sa première proposition soumet que les avocats des personnes démunies doivent comprendre la relation entre les gens pauvres et la loi et entre les gens pauvres et la société riche avant de « s'exercer sur eux »; en d'autres termes, les gens pauvres ne sont pas seulement des gens riches sans argent, et les avocats dans le domaine du droit des pauvres doivent le comprendre [26]. Sa deuxième proposition principale est sans doute la plus importante et la plus difficile à mettre en pratique. Wexler a été l'un des premiers à insister sur le fait qu'une pratique en matière de pauvreté devait mettre l'organisation politique avant le travail social individualisé et qu'il fallait en conséquence un moyen de restreindre les causes acceptées d'une manière qui repose davantage sur des principes que le « premier arrivé, premier servi » [27]. Sa troisième proposition était à l'effet que « l'avocat ne fait pour ses clients rien qu'ils ne puissent faire pour eux-mêmes ou qui ne puisse leur être enseigné » et il présente quatre mécanismes afin d'atteindre ce but : renseigner les clients et la collectivité sur leurs droits; rédiger des guides et autres documents; former les avocats profanes; et éduquer les groupes en ce qui concerne la confrontation [28]. Chacun de ceux-ci a été et demeure important au sein des cliniques comme Parkdale Community Legal Services [29] . De fait, le point de vue des Cahn et de Wexler s'est largement répandu au Canada, quoique avec difficulté et, de nos jours, plus fréquemment en l'enfreignant qu'en la respectant.
2.2 Le commencement : Canada
L'histoire de l'aide juridique au Canada est semblable à celle des États-Unis, bien qu'elle ait plus tard été réglementée afin de dépasser le statut caritatif et d'élaborer certains modèles uniques de prestation. Toutefois, la première étape consistait à s'assurer que l'accusé soit représenté dans les causes criminelles et civiles d'importance. John Honsberger présente cette histoire dans le contexte de l'Ontario [30] en décrivant en détail la structure et le fonctionnement du nouveau (1967) plan d'assistance judiciaire, à savoir l'administration et l'orientation du plan par le Barreau, les règles afin de déterminer quels certificats de services d'aide juridique seront accordés, le fait de déterminer l'admissibilité financière par un agent de bien-être social, la possibilité pour le client de choisir son propre avocat, le rôle du Barreau et le nombre d'avocats inscrits comme acceptant des certificats d'aide juridique (environ la moitié des avocats en Ontario faisaient partie de groupes d'aide juridique, civile ou criminelle, ou les deux).
Honsberger évalue la réussite du plan après un peu moins de deux ans de fonctionnement et identifie les problèmes cités qui se perpétuent jusqu'à aujourd'hui : que le droit de la personne démunie de choisir son propre avocat soit important et approprié ou non, les problèmes associés aux coûts croissants prévus du plan et la tension entre le Barreau et le gouvernement lorsqu'il s'agit de définir la façon dont le plan évoluera.
La dernière section, intitulée « Legal Aid and the Chronic Poor », illustre en détail à quel point les besoins des « démunis chroniques » en matière de services juridiques ne sont pas satisfaits. Le fait que le plan d'aide juridique n'ait pu aider les pauvres chroniques est attribué, dans une large mesure, à la réticence des personnes pauvres à considérer la loi comme une force utile dans leur vie ainsi qu'à une attitude pessimiste (« À quoi ça sert? »). L'auteur conclut : « pour inciter les personnes qui continuent d'être exploitées à revendiquer leurs droits juridiques, il peut être nécessaire d'apporter l'aide juridique aux démunis plutôt que de s'attendre à ce qu'ils la demandent. On pourrait par exemple implanter, à peu de frais, dans les zones les plus pauvres et les plus décrépites, un centre juridique local dont le personnel serait constitué d'avocats de service »
[31].
C'est, bien sûr, ce qui s'est produit à l'incitation des étudiants en droit inspirés par les expériences américaines et les objectifs de la « société juste ». Dans un article bref mais prescient de la Revue du Barreau canadien, Larry Taman et Fred Zemans prédisent « l'avenir des services juridiques au Canada » [32]. Ils décrivent l'évolution des services juridiques destinés aux démunis et à la classe ouvrière au Canada et jettent les bases de la création d'une clinique juridique communautaire. Ils décrivent la façon dont le programme ontarien a tout d'abord été louangé comme étant le modèle canadien et le fait que les autres provinces ont été incitées à l'imiter. Toutefois, à mesure que les autres provinces commençaient à s'engager davantage sur le plan financier et à reconnaître la nécessité de services juridiques, le modèle et l'approche ontariens n'ont pu dominer. Il est survenu un débat au cours duquel certaines personnes, particulièrement au Québec, proposaient la supériorité d'un système de bureaux juridiques de quartier : des avocats salariés à plein temps et une base communautaire solide, sur le modèle du bureau juridique de quartier américain financé par l'American Office for Economic Opportunity.
Puis, les auteurs décrivaient les systèmes et expériences des autres provinces. La Nouvelle-Écosse proposait des avocats salariés à plein temps œuvrant dans des bureaux au sein de la collectivité; le Manitoba possédait un plan qui reproduisait celui de l'Ontario, mais comportait à titre expérimental un vaste bureau juridique de quartier au nord de Winnipeg et la province rejetait l'idée que le Barreau administre le plan. C'est le modèle québécois qui s'est le plus distingué du modèle élaboré en Ontario. Un vaste groupe de « profanes » ayant reçu une formation, de même que des avocats, devaient combler les besoins en matière juridique au Québec. Les bureaux régionaux qui administraient les bureaux locaux de services juridiques devaient comporter au moins un tiers et jusqu'à deux tiers de représentants de la collectivité. Les auteurs ont
soumis qu'au delà de la nette distinction concernant le nombre de représentants de la collectivité dans l'administration du programme de services juridiques, le développement le plus étonnant a été le fait que les avocats du Québec n'ont pu obtenir le contrôle de l'organisme de coordination centrale et d'élaboration des politiques. Comme le font remarquer les auteurs : « le Québec est ainsi devenu la première province à mettre en pratique avec une certaine vigueur le point de vue selon lequel il faut davantage qu'une expertise juridique pour administrer et élaborer un programme qui, tout en étant axé sur la loi, constitue également un programme de services sociaux ainsi qu'un changement social
» [33].
Les auteurs prédisent que, dans l'avenir, davantage de bureaux de services juridiques axés sur la collectivité formeront l'assise d'un programme étendu au sein duquel de plus en plus d'avocats à l'emploi du gouvernement tenteront de combler les besoins en matière de services juridiques. L'orientation générale s'éloignera du modèle de rémunération à l'acte du système actuel d'aide juridique pour se diriger vers l'intégration de ce modèle aux cliniques contrôlées par la collectivité avec un personnel d'avocats et un engagement envers le changement. En se fondant sur les tendances au moment de rédiger cet article, les auteurs concluent que « … il est probable que nombre de ces centres offriront des services judiciaires, sanitaires et sociaux intégrés »
[34] et prédisent que les Barreaux ne conserveront pas en fin de compte la maîtrise des programmes de services d'aide juridique.
Cette tendance s'était bien sûr amorcée en 1971 avec Taman, le premier président du Community and Legal Aid Services Programme (CLASP) [35] à l'Osgoode Hall Law School (la clinique de services d'étudiants bénévoles qui existe aujourd'hui) et Zemans, le premier directeur des Parkdale Community Legal Services. En moins d'une décennie, Parkdale a obtenu un financement permanent du Régime d'aide juridique de l'Ontario et élaboré une approche concernant le développement communautaire qui incluait et étendait la plupart des éléments préconisés par Wexler et les Cahn [36].
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