Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants

VI.  Conclusions

5.0  Implications pour la mise en œuvre de la LSJPA

Nous n'avions pas pour mandat de formuler des recommandations au ministère de la Justice, et encore moins à la police, concernant la mise en œuvre de la LSJPA et nous n'avons pas exécuté le genre d'analyse approfondie des dispositions et des objectifs de cette loi qui nous autoriserait à formuler des recommandations. Cependant, même avec notre connaissance limitée de la loi, quelques implications de nos constatations semblent si évidentes qu'elles valent la peine d'être répétées.

Notre recherche semble indiquer que le manque de programmes convenables est le principal obstacle à la déjudiciarisation lorsque des adolescents sont arrêtés par la police. La LJC établissait un système complexe de déjudiciarisation, les mesures de rechange, et elle encourageait les intervenants à les employer de façon généralisée avec les adolescents. Pourtant, dans une mesure considérable, il semble que les autorités responsables de mettre en œuvre les programmes de déjudiciarisation n'ont pas accepté l'invitation. La grande majorité des policiers que nous avons interviewés croient que les mesures officieuses de déjudiciarisation et les mesures de rechange sont potentiellement des réponses efficaces à la criminalité juvénile, mais de nombreux agents ne peuvent même pas les utiliser du tout et presque tous les agents sont incapables de les utiliser autant qu'ils le souhaiteraient parce qu'elles ne sont pas disponibles. Par conséquent, ils sentent qu'ils n'ont d'autre choix que de porter une accusation dans les situations où ils jugent que de simples mesures officieuses constituent une réponse insuffisante.

Du point de vue des policiers que nous avons interviewés tout au moins, les programmes de déjudiciarisation après le dépôt d'accusations ne sont pas une solution de rechange attrayante. Ils interviennent peu dans la décision de déjudiciariser après le dépôt d'accusations et on ne les met pas au courant du résultat. Il leur semble paradoxal de devoir déposer une accusation pour déjudiciariser le cas de l'adolescent. Notre analyse des données statistiques corrobore le point de vue plein de bon sens selon lequel les mesures de rechange postérieures au dépôt d'accusations ont un effet d'élargissement du filet, c'est-à-dire qu'elles augmentent le recours à des sanctions officielles.

En dehors des programmes de déjudiciarisation comme tels, les programmes sociaux qui peuvent aider les adolescents dans le besoin ou à risque sont déplorablement insatisfaisants, selon un grand nombre de nos répondants. En l'absence de ces programmes et de ces organismes, les policiers sont parfois appelés à jouer le rôle de travailleurs sociaux substituts, ne voyant d'autre choix que d'exercer leur pouvoir d'arrêter, d'accuser et de détenir des jeunes qui semblent avoir surtout besoin de protection et d'aide, plutôt que de sanctions criminelles.

Pour ce qui concerne les mesures officieuses, notre recherche nous permet de conclure qu'elles sont, et ont toujours été, largement employées par les policiers avec les adolescents qu'ils arrêtent, et elles continueront de l'être en application de la nouvelle loi. Il y a toutefois place à une expansion énorme. En vertu de la Loi sur les jeunes délinquants, de nombreux services de police prenaient des mesures officieuses auprès des trois quarts ou plus des adolescents arrêtés. Selon les statistiques tirées de la DUC, un nombre appréciable de services de police et de détachements au Canada, en particulier au Québec et en Colombie-Britannique, ne déposent actuellement des accusations que contre 20 à 30 % des adolescents arrêtés. À cet égard, la LJC était, en principe, une loi révolutionnaire parce qu'elle autorisait explicitement l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers auprès des jeunes, c'est-à-dire de ne prendre « aucune mesure » ou de prendre « d'autres mesures que des procédures judiciaires ». La reconnaissance légale du pouvoir discrétionnaire de la police était révolutionnaire parce qu'en principe, elle pulvérisait le mythe de l'application intégrale de la loi : le mythe auquel une grande partie de la population et de nombreux policiers continuent de croire, c'est-à-dire qu'il incombe aux systèmes de justice pénale et de justice pour les adolescents de poursuivre toutes les contraventions à la loi et que le défaut de le faire ne peut être justifié que par un manque de ressources. Selon le mythe de l'application intégrale de la loi, l'exercice par la police du pouvoir discrétionnaire de ne pas déposer des accusations est vu comme un expédient indésirable qu'il est préférable d'occulter derrière un voile discret. La persistance de ce malaise est évidente dans la blague qu'on nous a servie à maintes reprises quand nous avons présenté notre recherche aux policiers : « Pouvoir discrétionnaire? Quel pouvoir discrétionnaire? » ou « Pouvoir discrétionnaire? Nous n'en avons aucun ». Jusqu'à un certain point, cette blague n'est rien d'autre qu'une allusion narquoise aux diverses contraintes auxquelles les policiers font face dans leur travail, mais nous croyons qu'elle renvoie également à la préférence de nombreux policiers de minimiser l'étendue de leur pouvoir de ne pas porter d'accusations. Le malaise que l'expression « pouvoir discrétionnaire de la police » suscite peut être attribué à deux sources : premièrement, le désir perçu de la part du public d'une application intégrale et énergique de la loi et, deuxièmement, le danger toujours présent que le pouvoir discrétionnaire sera exercé, ou aura l'apparence d'être exercé, de façon discriminatoire. Il nous semble que la mise en œuvre de la LJC a singulièrement échoué pour ce qui est de justifier, pour la police et le grand public, l'utilisation par les policiers de mesures officieuses auprès des adolescents. Pour la plupart des policiers, le fait d'avoir recours à des mesures officieuses (et à la déjudiciarisation avant le dépôt d'accusations) consiste à « laisser une chance », au lieu de constituer une réponse légitime des services de l'ordre à une violation de la loi. D'où l'importance de consigner les arrestations antérieures : un adolescent qui a reçu une chance n'en mérite pas une autre. Par conséquent, il nous semble que la mise en œuvre de la LJC, en grande partie, n'a pas réussi à faire dans la pratique ce qu'elle faisait en principe, c'est-à-dire encourager les policiers à prendre plus souvent des mesures officieuses.

La LSJPA semble pousser un peu plus loin cette « révolution de principe », en obligeant les policiers à envisager de prendre des mesures officieuses avec les adolescents arrêtés et en en faisant une présomption pour les délinquants primaires non violents. Cependant, il nous semble qu'une vaste campagne d'éducation sera nécessaire pour convaincre la police, d'autres agents du système et le grand public que les mesures officieuses constituent une réponse tout à fait légitime et convenable à la délinquance juvénile, tout aussi légitime et convenable, dans certains cas, que le renvoi à un programme ou au tribunal.

Nous avons accordé beaucoup d'attention dans le chapitre II à l'épidémie de cas d'infractions contre l'administration de la justice commises par des jeunes, puisque les policiers exercent leur pouvoir discrétionnaire dans une si faible proportion de ces cas. Un autre aspect révolutionnaire de la LSJPA, à notre avis, est sa prédilection pour les solutions de rechange au dépôt d'accusations dans les cas de manquement à une ordonnance de probation, que ce soit par des mesures extrajudiciaires ou une demande de révision de l'ordonnance en application de l'article 59. En cas de défaut de comparaître, il semble que les policiers ne pourront plus croire qu'il leur est interdit d'exercer leur pouvoir discrétionnaire puisqu'ils seront tenus « d'envisager » des mesures extra-judiciaires, c'est-à-dire d'exercer leur pouvoir discrétionnaire, avant de déposer une accusation. Toutefois, comme nous l'avons mentionné en rapport avec les mesures officieuses de la police, il nous semble que la mise en œuvre de ces nouvelles façons de voir les infractions contre l'administration de la justice nécessitera un effort majeur. Il sera également intéressant de voir comment les programmes de surveillance des contrevenants présentant un risque élevé, comme les programmes de surveillance intensive et les programmes d'intervention auprès des récidivistes, relèveront cette remise en question de ce qui constitue l'un des principaux outils de surveillance et l'une des principales source d'influence avec leurs clients.

Pour ce qui est du processus menant au dépôt d'accusations, nous avons mentionné à plusieurs reprises dans le rapport que les deux provinces où, selon les policiers le ministère public évalue leurs recommandations relatives au dépôt d'accusations, le Québec et la Colombie-Britannique, affichent également les taux les plus faibles d'accusation des adolescents arrêtés au pays. Peut-il s'agir d'une simple coïncidence? Cela ne semble pas le cas, d'après les observations de nombreux agents de la Colombie-Britannique. Ils nous ont dit que le système d'évaluation de leurs recommandations par le ministère public par rapport au dépôt d'accusations est si frustrant qu'ils préfèrent, dans la mesure du possible, employer des mesures officieuses ou la déjudiciarisation avant le dépôt d'accusations (et non les mesures de rechange). L'implication plutôt illogique qui en découle est qu'une façon de réduire le dépôt d'accusations officielles par la police consiste à rendre la procédure si frustrante qu'ils évitent de l'employer.

Pour ce qui est des facteurs organisationnels qui ont une incidence sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers auprès des adolescents, nos conclusions semblent indiquer que les services de police qui veulent accroître le recours aux mesures officieuses et à la déjudiciarisation avant le dépôt d'accusations ainsi que le recours aux méthodes restrictives pour garantir la comparution pourraient envisager l'une ou l'autre des mesures ci-dessous : l'adoption sans réserve du modèle de police communautaire, dans tous ses aspects, notamment un remaniement organisationnel et une réorientation philosophique en profondeur, l'affectation de ressources considérables à la police communautaire, la participation accrue à des programmes de prévention du crime, en particulier dans les collectivités où le taux de criminalité est élevé et l'adoption du travail policier orienté vers le règlement des problèmes à tous les échelons; l'adoption de politiques et protocoles explicites pour s'occuper de la criminalité juvénile et des jeunes contrevenants; la disponibilité de formation sur le traitement de la criminalité juvénile à tous les agents de première ligne, qui se verraient ensuite accorder l'autonomie nécessaire pour décider de la façon de régler les incidents impliquant des adolescents; confier des fonctions d'enquête et d'application de la loi aux agents de liaison avec les écoles, dont le rôle se limite actuellement à faire des présentations dans les écoles; le recours accrue à la police préventive; et la décentralisation de la prise de décision au sein de l'organisation.

Cependant, une fois encore, nous devons insister sur le fait que l'innovation organisationnelle ne se déroule pas en vase clos. De nombreux directeurs de police sont parfaitement conscients de la valeur d'une escouade d'intervention auprès des adolescents, d'agents de liaison avec les écoles affectés à l'application de la loi, etc. et on trouvait une escouade d'intervention auprès des jeunes dans de nombreux services de police qui ont dû les abandonner sous la pression de l'austérité financière des années 1990. Quand l'argent se fait rare, toutes les formes de programmes innovateurs sont abandonnées et l'organisation doit se concentrer sur ses activités fondamentales. Selon la plupart des policiers et des membres du grand public, les activités fondamentales de la police sont la patrouille et la réponse aux appels de service, c'est-à-dire les signalements d'actes criminels provenant du grand public. Les services de police qui fonctionnent avec des budgets restreints renonceront presque à toute autre activité avant de renoncer à ces dernières. Ce faisant, ils peuvent probablement compter sur l'appui du grand public. Par conséquent, si nous voulons que les diverses innovations organisationnelles décrites ci-dessus soient adoptées, les services de police doivent non seulement obtenir le financement nécessaire à cette fin, mais ils doivent également être assurés d'un budget de base suffisant, car si le budget de base destiné aux fonctions de police traditionnelles attendues du public est insuffisant, on trouvera inévitablement des façons de détourner les fonds destinés à l'innovation vers ce que tous considèrent comme des activités fondamentales.

Notre analyse des facteurs conjoncturels influant sur les décisions de la police a au moins une implication pour la mise en œuvre de la LSJPA. Elle concerne l'importance primordiale pour la police du dossier des arrestations antérieures de l'adolescent, qu'elles aient ou non abouti à une accusation ou à une condamnation. Actuellement, la consignation des mesures officieuses prises par les policiers est assez variable. Si un élément de la mise en œuvre de la LSJPA arrivait à améliorer nettement la consignation des mesures officieuses pour suivre leur utilisation et leur efficacité, cela pourrait avoir pour effet de mettre davantage d'information à la disposition des policiers sur les activités criminelles antérieures des jeunes. Il pourrait en découler une augmentation du dépôt d'accusations. En d'autres termes, la reconnaissance dans le texte de la loi de ce qui était avant des mesures policières « officieuses » pourrait, implicitement, hausser leur statut à celui de mesures « quasi-officielles » ou « officielles », et augmenter en conséquence son incidence sur les décisions subséquentes des policiers de porter des accusations.

Par conséquent, les dispositions de la LSJPA qui étaient destinées à réduire le dépôt d'accusations pourraient avoir comme conséquence imprévue de l'augmenter. Cela ne semble pas si tiré par les cheveux vu certaines des conséquences tout à fait imprévues de la LJC : une augmentation du dépôt d'accusations par la police et une augmentation de l'utilisation du maintien sous garde par les tribunaux. L'un des auteurs du présent rapport a fait des recherches il y a quelques années sur les facteurs ayant une incidence sur les décisions du tribunal de la jeunesse et il a constaté que le dossier antérieur de l'adolescent était la principale variable prédictive du placement sous garde; une implication de cette recherche était qu'une partie de l'explication de cette augmentation pourrait simplement être l'amélioration de la tenue de dossiers par les tribunaux de la jeunesse. Dans un même ordre d'idée, nous constatons que les services de police étudiés par Black et Reiss dans les années 70 ne jouissaient pas des avantages des systèmes de gestion des dossiers sophistiqués d'aujourd'hui et les patrouilleurs sur le terrain n'avaient pas vraiment accès aux dossiers des adolescents qu'ils rencontraient : par conséquent, le dossier antérieur de l'adolescent ne pouvait pas jouer un rôle dans leur décision. Les patrouilleurs d'aujourd'hui ont des ordinateurs dans leur voiture et ils peuvent consulter instantanément toute l'information disponible dans le SGD.