Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants

III. Facteurs environnementaux influant sur le pouvoir discrétionnaire de la police

1.0 Le milieu juridique[25]

Les décisions prises par les policiers canadiens sont régies par la common law, les dispositions législatives et la jurisprudence. En common law, les policiers canadiens ont le devoir d'appliquer la loi, mais ont également la possibilité de ne pas porter d'accusation, même dans les cas les plus graves (Hornick et coll., 1996). Cependant, ce pouvoir initial est soumis aux conditions de certains textes législatifs. Par exemple, chaque gouvernement au Canada a ses propres dispositions législatives définissant les obligations, la structure et le mode de gouvernance des services de police. Dans certaines de ces dispositions, on traite spécifiquement de l'obligation du policier en common law d'appliquer la loi (p. ex., la loi sur la police de la Colombie-Britannique, paragraphe 26(2); la loi sur la police de la Nouvelle Écosse, alinéa 10b)) (Hornick et coll., 1996 : 32).

Les principaux principes juridiques et restrictions ayant une incidence sur l'arrestation, l'interrogatoire, le dépôt d'accusations et la détention avant procès d'un adolescent soupçonné d'une infraction se trouvent dans la Charte canadienne des droits et libertés, le Code criminel et la Loi sur les jeunes contrevenants (Bala, 1997).

On traite explicitement de l'application de la Charte canadienne des droits et libertés aux instances criminelles mettant en cause des adolescents à l'alinéa 3(1)e) de la Loi sur les jeunes contrevenants. Les articles de la Charte les plus pertinents au travail des policiers auprès des adolescents (et des adultes) sont :

Ces droits reconnus par la Charte limitent considérablement l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers auprès de suspects ou d'accusés, qu'ils soient adolescents ou adultes (Greenspan et Rosenberg, 2001 : CH/4 CH/39).

Les dispositions principales du Code criminel qui restreignent l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers auprès des adolescents (et des adultes) sont les dispositions assez complexes régissant l'arrestation, la détention et la mise en liberté à la Partie XVI (Code criminel, art. 493 à 529; pour diverses interprétations, voir, p. ex., Bala, 1997 : chap. 4; Greenspan et Rosenberg, 2001; Platt, 1991 : chap. 10). L'effet général de ces dispositions, créées par la Loi sur la réforme du cautionnement en 1972, a été d'établir une présomption que l'adolescent (ou l'adulte) ne devrait pas être arrêté ou détenu par la police ou dans un centre de détention à moins que cela ne soit nécessaire pour mener une enquête criminelle légitime, assurer la présence d'un accusé à la cour ou protéger le public - et encore là, pas plus longtemps que nécessaire. Cette présomption se distingue manifestement de celle qui existait avant l'adoption de la Loi sur la réforme du cautionnement, où il incombait à l'accusé de démontrer pourquoi il ne devrait pas être détenu jusqu'au procès (Hagan et Morden, 1981 : 11).

La Loi sur les jeunes contrevenants « [TRADUCTION] établit un cadre philosophique et procédural et un mode de disposition » pour traiter de la criminalité chez les adolescents (Bala et coll., 1994a). Les principes sous jacents à la LJC comprennent l'obligation de l'adolescent de répondre de ses actes, la protection de la société, la reconnaissance des besoins spéciaux des adolescents, l'inaction ou la déjudiciarisation dans certains cas, la protection des droits juridiques de l'adolescent, l'intervention minimale du système de justice pénale et l'implication des parents (ibid.).

Les dispositions les plus pertinentes de la LJC touchant l'utilisation du pouvoir discrétionnaire des policiers sont les articles 4, 56 et 69 ainsi que le paragraphe 3(1) qui traitent respectivement des principes de la législation, des mesures de rechange, de l'admissibilité des déclarations faites par les adolescents et du fondement juridique des comités communautaires de justice pour la jeunesse.

La déclaration de principe [paragraphe 3(1)] traite de l'obligation de rendre compte (alinéas a, b, c, d, f et h) et des droits de l'adolescent accusé (alinéas e) et g). L'alinéa 3(1)a) a été ajouté en 1995 :

La prévention du crime est essentielle pour protéger la société à long terme et exige que l'on s'attaque aux causes sous-jacentes de la criminalité des adolescents et que l'on élabore un cadre d'action multidisciplinaire permettant à la fois de déterminer quels sont les adolescents et les enfants susceptibles de commettre des actes délictueux et d'agir en conséquence (Bala, 1997 : 35).

Cette modification souligne la nécessité d'une approche multi-disciplinaire afin de prévenir la criminalité et de favoriser la réinsertion des adolescents. Cet article a été interprété comme comprenant les programmes visant à réduire la tendance d'un individu à commettre des crimes (la prévention du crime par le développement social), les mesures visant à réduire les occasions de commettre des crimes (la prévention de crimes conjoncturels) et les programmes visant à diminuer les crimes futurs soit par la prévention, soit par l'incapacité d'agir (Bala, 1997; Hornick et coll., 1996). Ainsi, l'interprétation de « prévention du crime » a varié (Doob et Beaulieu, 1991); cependant, on a interprété cette modification comme signifiant, entre autres, que la réinsertion du jeune contrevenant a préséance lors de toute décision sur le mode de disposition (Bala, 1997). De toute évidence, cet alinéa accorde beaucoup de pouvoir discrétionnaire quant à la façon de traiter le cas de l'adolescent. L'exercice du pouvoir discrétionnaire peut refléter en partie les valeurs personnelles du policier ou du juge. Ce facteur peut alors contribuer aux taux relativement élevés d'adolescents détenus au Canada (Bala, 1997).

L'alinéa 3(1)a.1) dispose ainsi :

Les adolescents ne sauraient, dans tous les cas, être assimilés aux adultes quant à leur degré de responsabilité et aux conséquences de leurs actes; toutefois, les jeunes contrevenants doivent assumer la responsabilité de leurs délits (Bala, 1997 : 36).

Cette disposition a été appliquée non seulement à la suite d'une déclaration de culpabilité par les tribunaux mais également lors d'auditions sur la détention avant le procès et d'auditions sur le transfert (Platt, 1991). Cet article a également des conséquences sur tout traitement officieux du cas par la police. Presque toujours, les mesures officieuses nécessitent que l'adolescent accepte la responsabilité de ses gestes. Cette responsabilité peut varier selon le type de cas. Par exemple, il semblerait que l'on oblige beaucoup plus les adolescents à rendre des comptes dans les cas d'infractions contre l'administration de la justice (voir le chapitre II, section 5, ci dessus). Il importe de souligner les dispositions prévoyant la clémence lorsque l'infraction est plutôt le fait d'une absence de maturité que d'une intention malicieuse (p. ex., le vandalisme).

Les alinéas 3(1)c) et f) prévoient différents niveaux de formalisme et d'intervention face à la criminalité des adolescents :

3(1)c) la situation des jeunes contrevenants requiert surveillance, discipline et encadrement; toutefois, l'état de dépendance où ils se trouvent, leur degré de développement et de maturité leur créent des besoins spéciaux qui exigent conseils et assistance;

3(1)f) dans le cadre de la présente loi, le droit des adolescents à la liberté ne peut souffrir que d'un minimum d'entraves commandées par la protection de la société, compte tenu des besoins des adolescents et des intérêts de leur famille (Bala, 1997 : 36).

Ces alinéas constituent une partie intégrante du cadre juridique influençant le travail policier. L'alinéa 3(1)c) s'appuie fortement sur le modèle du « bien être » qui était implicite dans la Loi sur les jeunes délinquants. Par exemple, certains services de police ont adopté une approche multi-disciplinaire afin de prendre des décisions plus éclairées tenant compte des besoins spéciaux de l'adolescent (p. ex., la situation familiale ou des handicaps comme le trouble déficitaire de l'attention) (Hornick et coll., 1996). On a également interprété l'expression « besoins spéciaux » de façon à ce qu'elle se rapporte aux « causes fondamentales » du comportement d'un adolescent afin d'appuyer une recommandation de recourir à un programme de déjudiciarisation ou pour décider si l'incident devait être traité de façon officielle ou officieuse.

L'alinéa 3(1)f) est fondé sur la notion qu'une « intervention officielle peut être perturbatrice et même causer du tort au développement de l'adolescent » (Bala, 1997 : 49). Les policiers peuvent tenir compte de cet alinéa lorsqu'ils ont à décider s'ils doivent porter des accusations ou utiliser des méthodes officieuses et lorsqu'ils décident s'ils doivent détenir ou libérer l'adolescent. L'alinéa 3(1)f) ne s'applique pas seulement aux adolescents soupçonnés d'avoir commis une infraction (Platt, 1991). Cet alinéa a également été un facteur dans l'élaboration de programmes primaires, secondaires et tertiaires de prévention (soit au sein des services de police, soit avec l'aide des ressources de la collectivité).

À l'alinéa 3(1)b), on reconnaît qu'une approche fondée sur la réinsertion face à la criminalité adolescente n'est pas toujours la bonne et on tient donc compte de la protection de la société :

La société, bien qu'elle doive prendre les mesures raisonnables qui s'imposent pour prévenir la conduite criminelle chez les adolescents, doit pouvoir se protéger contre toute conduite illicite (Bala, 1997 : 36).

On a interprété cet alinéa comme appuyant la détention d'un jeune avant le procès et pour soutenir des décisions d'incarcérer. Cependant, on a mis en doute l'efficacité de l'incarcération parce que « la documentation écrite sur la sévérité des sanctions porte à croire que l'incarcération n'a aucun rapport avec la question de savoir si un adolescent va commettre une infraction…car la variabilité des châtiments n'a pas d'incidence sur la criminalité des adolescents » (Doob et coll., 1995 : 81).

L'alinéa 3(1)d) reconnaît explicitement le pouvoir discrétionnaire de la police de ne pas appliquer la loi :

Il y a lieu, dans le traitement des jeunes contrevenants, d'envisager de ne prendre aucune mesure ou de substituer des mesures de rechange aux procédures judiciaires prévues par la présente loi, compte tenu de la nécessité de protéger la société (Bala, 1997 : 36).

Cet alinéa est particulièrement important pour la police et le ministère public, qui doivent prendre la décision de porter des accusations. On réaffirme le droit que possèdent les policiers en common law de ne pas porter d'accusation. Ceci revêt une importance particulière du fait que chaque gouvernement au Canada a ses propres dispositions législatives définissant les obligations, la structure et la gouvernance des services de police; certaines d'entre elles traitent spécifiquement du devoir du policier en common law d'appliquer la loi (p. ex., la loi sur la police de la Colombie Britannique, paragraphe 26(2); la loi sur la police de la Nouvelle Écosse, alinéa 10b). Cependant, aucune d'entre elles ne traite explicitement du droit de ne pas l'appliquer (Hornick et coll., 1996 : 32).

Cet alinéa encourage soit à prendre des mesures de rechange, soit à ne prendre [TRADUCTION] « aucune mesure dans les circonstances où l'intérêt de la société ne requiert pas une démarche judiciaire » (Hornick et coll., 1996 : 33). Cette disposition a été utilisée pour appuyer des lois provinciales créant des programmes de déjudiciarisation (Platt, 1991). Cependant, il existe des différences importantes dans le financement des programmes de déjudiciarisation et dans le genre de cause où ils sont utilisés (Bala, 1997). Les gestes que peuvent poser les policiers sont à l'image de cet alinéa, car ceux-ci doivent tenir compte de la « protection de la société » au moment de prendre la décision de recourir à des mesures officielles ou officieuses, de ne prendre aucune mesure ou de détenir le délinquant. Le sens donné au concept de protection de la société peut être à l'image de la collectivité où les policiers travaillent, ce qui occasionne parfois des différences dans le dépôt d'accusations selon l'administration en cause.

Les alinéas 3e) et 3g) reconnaissent les mêmes droits et libertés aux adolescents qu'aux adultes et leur accordent même des droits supplémentaires. Ils reconnaissent la vulnérabilité des adolescents dans le système de justice pénale. Par exemple, en vertu de la Charte des droits et libertés, les adultes ont droit à un avocat pour certaines procédures pénales. La LJC garantit ce droit, de même que le paiement de services juridiques si l'adolescent est incapable d'obtenir ou de payer les services d'un avocat (Bala, 1997). Ces articles servent d'avant-propos à des dispositions plus spécifiques de la LJC comme l'article 56 portant sur la prise de dépositions par la police.

L'article 4 permet de déjudiciariser le cas d'un adolescent d'un processus officiel vers des programmes axés sur des mesures de rechange, pourvu que l'adolescent admette sa responsabilité à l'égard de l'infraction et consente librement à renoncer à un procès lorsqu'il y a suffisamment d'éléments de preuve pour porter des accusations. La nature de ces programmes varie selon les administrations en ce qui concerne leur application (avant ou après le dépôt des accusations), selon l'admissibilité (les types d'infractions, les antécédents judiciaires), l'ampleur de la tenue des dossiers et, enfin, la disponibilité (la portée).

Au paragraphe 56(2), la LJC prévoit des dispositions uniques relatives à la prise orale et écrite de dépositions par la police, qui vont au-delà des dispositions de la Charte des droits et libertés. Ces dispositions détaillées comprennent :

Les déclarations verbales spontanées ne sont admissibles que si le représentant des autorités n'a pas eu l'occasion d'informer l'adolescent de ses droits (paragraphe 56(2)) et si la déclaration est faite volontairement (paragraphe 53(3)). On pense à l'exemple où un adolescent émet un commentaire spontané sur les lieux de l'incident.

Les paragraphes 56(2) et (3) comportent certaines difficultés pour les policiers. Par exemple, on pourrait faire valoir que le paragraphe 56(3) ne s'applique pas si un adolescent non suspect, ou dont l'arrestation n'est pas prévue, fait une déclaration (Platt, 1991). Parce que la déclaration n'est pas anticipée par les policiers, on peut se demander si les dispositions du paragraphe 56(2) s'appliquent. Par ailleurs, on peut mettre en doute l'admissibilité d'une déclaration en vertu de l'alinéa 3(1)f) si un adolescent est détenu pendant une période déraisonnable au poste de police (Platt, 1991).

L'impact des dispositions pertinentes de la Charte, du Code criminel et de la Loi sur les jeunes contrevenants sur le travail de policiers auprès d'adolescents a sans doute été immense, bien qu'il soit difficile à évaluer dans le cadre de la présente étude. En évaluant l'impact des diverses conditions environnementales, nous nous appuyons sur l'approche comparative, c'est à dire que nous comparons ou faisons une corrélation entre les approches utilisées par les divers services de police fonctionnant dans des conditions environnementales différentes et attribuons les différences dans les approches à des différences dans l'environnement. En ce qui concerne les lois fédérales, cette méthode ne peut être utilisée parce que tous les policiers au Canada sont assujettis aux mêmes dispositions; il n'y a donc pas de groupe de comparaison. L'idéal serait d'avoir des données comparatives sur le traitement policier des crimes d'adolescents et des jeunes contrevenants à compter de la période précédant la Charte, la Loi sur la réforme du cautionnement et la LJC; malheureusement, il existe peu d'information systématique. Une analyse du chapitre II, portant sur les taux d'accusations portées contre les adolescents depuis 1977, apporte un certain éclairage quant aux changements de pratiques occasionnés par la LJC, mais il n'existe pas de données pour les années antérieures à 1977. Il n'y a pas de données systématiques au niveau national, peu importe la période, concernant les arrestations, la détention et la mise en liberté d'adolescents.

Nous avons posé des questions aux policiers au sujet des changements d'approche de leur service de police vis à vis de la criminalité adolescente, mais peu d'entre eux avaient commencé leur carrière avant 1984, et encore moins avant 1972. De même, la mémoire des policiers de longue date était défaillante. Ainsi, à part la série d'analyses, échelonnée dans le temps, sur les taux d'accusations (chapitre II), nous ne pouvons faire d'analyse systématique de l'impact de ces textes législatifs sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers auprès des adolescents. Cependant, au chapitre II, nous décrivons, de façon relativement détaillée, les procédures actuelles utilisées et même les motifs pour lesquels les policiers du Canada ont arrêté, détenu et remis en liberté des adolescents et ont porté des accusations contre eux. On pourra tirer de ces descriptions certaines conclusions sur l'effet des lois fédérales.

Nous nous sommes informés auprès des policiers des changements intervenus dans l'approche adoptée par leur service de police à l'égard des crimes commis par des adolescents, mais peu d'entre eux avaient commencé leur carrière de policier avant 1984, et encore moins avant 1972, et les souvenirs des rares agents ayant de longs états de service étaient vagues. Voilà pourquoi, à part l'analyse des séries chronologiques des taux de dépôt d'accusations faite au chapitre II, nous ne pouvons offrir d'analyse systématique des répercussions de ces dispositions législatives sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la police à l'endroit des jeunes. Toutefois, au chapitre II, nous fournissons certains détails sur les procédures actuellement utilisées, ainsi que les justifications données par les policiers des diverses régions du Canada concernant l'arrestation, la détention. À partir de ces descriptions, nous pouvons avoir une certaine idée de l'effet des lois fédérales.


[25] Les auteurs ne sont pas des juristes et ont donc cherché à éviter les interprétations ou opinions juridiques personnelles. Nous avons plutôt tenté de résumer les points de vue des autorités que nous avons consultées, surtout Bala (1997), Bala et coll. (1994a), Hornick et coll. (1996) et Platt (1991).