Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants

III. Facteurs environnementaux influant sur le pouvoir discrétionnaire de la police

2.0 Politiques et procédures provinciales

2.1 Modalités d'exécution des mesures de rechange : modèles de mesures précédant ou suivant le dépôt d'accusations et modèles mixtes

Selon les rapports fondés sur l'Enquête sur les mesures de rechange du Centre canadien de la statistique juridique (MacKillop, 1999; Engler et Crowe, 2000), les programmes de mesures de rechange autorisés à l'endroit des adolescents en Ontario et au Yukon sont exclusivement des programmes post-accusation, ceux du Nouveau-Brunswick, du Manitoba et de l'Alberta sont exclusivement des programmes pré-accusation, tandis que les autres provinces et territoires ont recours aux deux types de programmes (modèles « mixtes »); toutefois, au Québec, les programmes sont surtout du type pré-accusation et ceux de la Saskatchewan, en majorité post-accusation (MacKillop, 1999).

Ces décisions des autorités provinciales concernant les modalités d'exécution des mesures de rechange ont un effet évident sur les décisions de la police dans les affaires liées aux adolescents, car elles établissent les solutions de rechange possibles au dépôt d'accusations ou aux mesures officieuses.

Dans les provinces dont les programmes sont exclusivement ou presque exclusivement des programmes post-accusation, la police pourra déposer une accusation contre l'adolescent si elle estime que son cas se prête à des mesures de rechange. Il s'agit d'une forme d'élargissement du filet si on peut présumer qu'autrement, ces jeunes auraient fait l'objet de mesures de rechange officieuses ou précédant le dépôt d'accusations, car avec le dépôt d'une accusation, même si elle est subséquemment retirée ou suspendue, l'adolescent pénètre davantage dans le système judiciaire officiel pour les jeunes contrevenants que s'il avait été traité au moyen de mesures de rechange officieuses ou précédant le dépôt d'accusations. La question de l'élargissement du filet en ce qui a trait aux mesures de rechange postérieures au dépôt d'accusations se pose alors comme suit : les adolescents (ou certains d'entre eux) aiguillés vers des mesures de rechange postérieures à l'accusation auraient-ils fait l'objet de mesures officieuses ou de mesures de rechange précédant le dépôt d'accusations, si ce choix avait existé? [26]

Figure III.1 Classement des incidents liés à des adolescents, tous les répondants du Programme DUC 2, par province, 2001

Figure III.1 Classement des incidents liés à des adolescents, tous les répondants du Programme DUC 2, par province, 2001 - Si vous ne pouvez visualisez ce graphique, veuillez communiquer avec la Section de la politique en matière de justice applicable aux jeunes à Youth-Jeunes@justice.gc.ca pour obtenir un autre format approprié.

Description

Source : Programme de déclaration uniforme de la criminalité, 2001

Remarque : À Terre-Neuve, en Nouvelle-Écosse, au Manitoba et en Colombie-Britannique, les services de police qui ont participé au Programme DUC 2 en 2001 étaient si peu nombreux que les inclure dans la présente analyse pourrait être trompeur.

On peut trouver une réponse partielle dans les données du Programme DUC 2 concernant le règlement des incidents liés aux adolescents en 2001 (Figure III.1). Il s'agit de données plutôt incomplètes, car le nombre de services de police qui ont participé en 2001 au Programme DUC 2 était insuffisant pour appuyer une analyse du classement des incidents, sauf dans cinq provinces et, dans deux d'entre elles, cinq services de police (municipaux) ont déclaré des données. De plus, certains services de police sous-déclarent le recours aux mesures officieuses et nous ne savons pas à quel degré. Compte tenu de ces limites, nous pouvons quand même constater qu'en Ontario, où on a recours exclusivement ou presque au modèle post-accusation, et en Saskatchewan, où l'on compte fortement sur les mesures de rechange postérieures au dépôt d'accusations (MacKillop, 1999 : 9.32, Tableau 1), les proportions d'incidents impliquant des adolescents et aboutissant au dépôt d'accusations sont considérablement plus élevées que dans les autres provinces (80 p. 100 et 83 p. 100, comparativement à 55 p. 100 à 76 p. 100 dans les autres provinces et à 70 p. 100 pour l'ensemble des répondants dans la base de données sur les tendances du Programme DUC 2 - voir ci-dessus, figure II.6. Nous avons des preuves solides que les affaires, dans ces deux provinces, qui ont été réglées par des mesures de rechange postérieures au dépôt d'accusations, s'ajoutaient à celles qui, de toute façon, auraient abouti au dépôt d'accusations, donc à un élargissement du filet. Puisque les proportions d'incidents impliquant des adolescents aboutissant à une mesure officieuse dans ces deux provinces ne sont pas trop différentes de celles des trois autres provinces, il semble que les cas qui ont abouti à des accusations et, par la suite, à des mesures de rechange postérieures à l'accusation étaient ceux qui, dans les autres provinces, auraient été réglés par des mesures de rechange pré-accusation.

Nous pouvons aussi utiliser les données de la figure III.1 pour évaluer l'argument voulant que les mesures de rechange pré-accusation constituent aussi une forme d'élargissement du filet, car les cas aiguillés vers des mesures de rechange pré-accusation, si ces programmes n'avaient pas existé, auraient été réglés par des moyens moins intrusifs, soit une mesure officieuse des policiers. La figure III.1 n'appuie pas cet argument, mais ne le réfute pas totalement non plus, parce les données sont incomplètes. Au Québec, les mesures de rechange précédant l'accusation ne semblent pas entraîner un élargissement du filet (comparativement aux autres provinces), car on y trouve une proportion plus élevée d'incidents liés à des adolescents (25 p. 100) réglés par des mesures officieuses que dans n'importe laquelle des provinces n'ayant que peu ou pas de programmes de mesures pré-accusation (Ontario et Saskatchewan). Le Nouveau-Brunswick et l'Alberta, soit les deux autres provinces où le modèle pré-accusation est appliqué exclusivement, affichent approximativement les mêmes proportions d'incidents réglés par des mesures officieuses que le modèle mixte de la Saskatchewan, et des proportions légèrement inférieures à l'Ontario, qui applique un modèle post-accusation. Ainsi, les trois provinces où on utilise exclusivement ou presque des mesures de rechange précédant le dépôt d'accusations comprennent celle où les policiers recourent le plus à des mesures officieuses (le Québec), celle où on les utilise le moins (Alberta), et une autre qui se situe au niveau intermédiaire (Nouveau-Brunswick). De la sorte, les preuves statistiques limitées dont nous disposons n'appuient ni ne réfutent l'argument voulant que les mesures de rechange pré-acccusation aient abouti à un élargissement du filet.

2.2 Sélection par le ministère public ou pouvoir de la police de déposer des accusations

Dans deux provinces, soit le Québec et la Colombie-Britannique, c'est le ministère public et non la police qui décide de déposer ou non des accusations contre un adolescent.[27] Dans ces provinces, la police recommande le dépôt d'accusation, mais l'approbation du ministère public est nécessaire avant qu'une accusation soit portée. Toutefois, fait essentiel, c'est uniquement la décision de porter des accusations qui exige l'approbation du ministère public : la décision des policiers de régler l'incident par des mesures officieuses n'est pas soumise à l'examen du ministère public. Près du tiers (31 p. 100) des services de police de notre échantillon et légèrement plus que le tiers de la population du Canada se situent dans ces deux provinces où le ministère public fait la sélection. Au présent chapitre, nous nous demandons si le responsable du dépôt des accusations (ministère public ou service de police) influe sur la décision policière dans les incidents liés à des adolescents.

Dans la plupart des aspects analysés, la question de savoir à qui incombe le pouvoir de porter des accusations ne semblait pas influer sur les décisions de nos répondants concernant les jeunes contrevenants. Toutefois, nous avons observé des différences marquées dans les réponses à deux questions : y a-t-il des infractions qui entraînent « presque toujours » le recours à une mesure officieuse; les mesures officieuses sont-elles efficaces?

Les réponses reçues sur le recours aux mesures officieuses étaient quelque peu contradictoires. Par ailleurs, près de la moitié (45 p. 100) des policiers interviewés dans les provinces où ils avaient le pouvoir de porter des accusations ont dit qu'il n'existait pas d'infraction entraînant « presque toujours » le recours à des mesures officieuses, comparativement à 11 p. 100 seulement des policiers des provinces où c'est le ministère public qui doit donner son approbation. Il semblerait que, lorsque l'approbation du ministère public est nécessaire, la probabilité que les agents aient recours à des mesures officieuses est plus forte. Par ailleurs, les agents qui ont le pouvoir de porter des accusations étaient plus susceptibles de dire qu'ils recourent à des mesures officieuses pour les infractions « mineures » ou provinciales que ceux des provinces où le ministère public fait la sélection. Appelés à préciser davantage, les agents des provinces où la police porte des accusations ont laissé entendre qu'ils avaient plus de souplesse et n'examinaient pas chaque cas uniquement d'après le type d'infraction pour décider s'il y avait lieu de procéder de façon officieuse.

Les agents des provinces où le ministère public doit donner son approbation semblent avoir l'impression d'être beaucoup plus éloignés du mécanisme de dépôt d'accusation. Ils ont avancé deux explications à l'égard des difficultés qu'ils éprouvent avec ce régime. Tout d'abord, les jeunes contrevenants récidivistes savent que la probabilité d'une accusation ou d'une poursuite pour bris de probation ou défaut de comparaître est devenue moindre et ils n'hésitent pas à le faire savoir aux policiers. Comme le disait de façon laconique un policier, en enlevant au public [sic] le processus du dépôt d'accusations, celui-ci n'a plus à être justifié et devient arbitraire et non contrôlé. En d'autres termes, selon lui, le procureur de la Couronne a établi la forme et le contenu de l'accusation, la pertinence des preuves, et approuve le dépôt d'accusations uniquement si la probabilité de condamnation est bonne. Un chef de police de la Colombie-Britannique nous mentionnait avoir réexpédié un rapport au Procureur de la Couronne (RTCC)[28] trois fois parce que le ministère public refusait de porter une accusation. L'adolescent visé, dans ce cas particulier, avait un déjà dossier chargé et commettait de nouveaux délits virtuellement tous les jours, allant du vol à l'effraction. Toutefois, le Procureur de la Couronne ne souhaitait pas poursuivre, car le délit était mineur (vol de moins de … ). Chaque fois que le RTCC était renvoyé, on ajoutait plus de renseignements afin de mieux présenter l'affaire, pour que le ministère public prenne conscience du fait que l'adolescent victimisait la même personne et volait encore et encore de menus objets. Un mois et demi plus tard, l'accusation n'était pas encore approuvée. Résultat : nombre de policiers de la Colombie-Britannique ont mentionné qu'ils essayaient de recourir dans la mesure du possible à des mesures officieuses ou extrajudiciaires avant le dépôt d'accusations, pour s'assurer que l'adolescent ait à subir au moins certaines « conséquences » de ses mauvaises actions.

On a aussi relevé des différences entre les agents pour ce qui est de savoir s'ils jugeaient efficaces les mesures de rechange. Près de la moitié des policiers qui ont le pouvoir de porter des accusations (60 p. 100) estiment les mesures de rechange « habituellement » efficaces, comparativement à 17 p. 100 seulement des policiers des provinces où l'approbation du ministère public est nécessaire. En majorité, les policiers avec lesquels nous avons discuté, dans les provinces où le ministère public fait la sélection, estiment que les mesures de rechange ne sont efficaces « qu'occasionnellement » pour les adolescents. Lorsque nous avons demandé à ces policiers de préciser, il est devenu clair que la police, dans ces provinces, n'est habituellement pas au courant de l'issue des renvois, ni même nécessairement des cas qui sont aiguillés vers des mesures de rechange. Ainsi, il leur est difficile d'établir l'efficacité des mesures de rechange. Dans les deux types d'administrations, les policiers ont laissé entendre que les mesures de rechange ne conviennent pas à tous; toutefois, les policiers qui n'avaient pas le pouvoir de porter des accusations avaient tendance à penser que si un adolescent doit être aiguillé vers le tribunal, le policier devrait avoir son mot à dire, parce qu'il a ouvert le dossier.

L'analyse des données de l'enquête DUC dont nous faisons état au chapitre II (section 1.2.1) a révélé que les deux provinces où le ministère public effectue la sélection ont les taux les plus bas au Canada d'accusation de jeunes arrêtés (figure II.3). Il est difficile de savoir si cela résulte de la sélection par le ministère public ou d'autres caractéristiques des systèmes de justice pour les adolescents dans ces deux provinces. Jusqu'au début des années 1990, le taux d'accusations au Québec était plus élevé que la moyenne nationale et, en Colombie-Britannique, il était approximativement égal à la moyenne nationale (figure II.4). Ce n'est que dans la dernière décennie que les taux de dépôt d'accusation dans ces deux provinces ont diminué de façon appréciable, tandis que le régime de sélection par le ministère public est en place depuis beaucoup plus longtemps.