Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants
IV. Facteurs organisationnels influant sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers
6.0 Styles de maintien de l'ordre : maintien de l'ordre réactif ou proactif
Les trois grandes fonctions des patrouilleurs dans un modèle classique de maintien réactif de l'ordre sont les patrouilles de routine, les réponses immédiates aux appels et les enquêtes de suivi (Cordner et Sheehan, 1999: 385-394). On peut définir le maintien réactif de l'ordre comme suit : la police réagit à des demandes précises de particuliers ou de groupes de la collectivité et qui supposent « une réaction immédiate aux appels » et « des enquêtes de suivi ». Toutefois, la justification des patrouilles de routine n'est pas aussi simple. D'après la pensée traditionnelle, il semble que la simple présence d'une voiture de police agisse comme dissuasif (Trojanowicz et coll., 2002). Selon Crank (1998), les patrouilles préventives de routine ou aléatoires sont par définition un maintien de l'ordre réactif. Il n'y a aucune initiative de la part du policier ou de l'organisation pour cibler un domaine ou problème spécifique dans le secteur patrouillé. Toutefois, on peut aussi soutenir que la patrouille de routine est nécessaire pour faciliter une réaction opportune aux appels du répartiteur.
Par contre, le maintien proactif de l'ordre suppose que la police « agisse de sa propre initiative, pour acquérir les informations sur la criminalité et préparer des stratégies de lutte »
(Crank, 1998: 244-245). Ce concept peut également s'interpréter de multiples façons. Ainsi, le policier qui répond de façon réactive à un appel du répartiteur peut, néanmoins, régler le problème de façon proactive par la médiation entre les parties ou par des mesures officieuses. De la même façon, contrairement aux patrouilles de routine, les patrouilles dirigées supposent que les policiers aient reçu l'instruction de surveiller des secteurs spécifiques dégagés par une analyse des problèmes ou de la criminalité, lorsqu'ils ne répondent pas à des appels du répartiteur (McKenna, 1998). La patrouille dirigée est davantage proactive que la
patrouille préventive aléatoire; toutefois, il lui manque encore l'élément du maintien de l'ordre axé sur les problèmes, qui mobilise la collectivité en vue du règlement des problèmes de criminalité. Selon une étude américaine, le maintien de l'ordre proactif aboutit à davantage d'arrestations, de détentions et de rapports que le maintien de l'ordre réactif (Seagrave, 1997). Parmi les raisons possibles invoquées, mentionnons la nécessité d'une intervention plus forte pour obtenir « légitimité et contrôle », et le fait que les policiers ont ou non au préalable pris une décision amorçant une mobilisation proactive (Seagrave, 1997: 148). Cette constatation semble contre-intuitive par rapport à ce à quoi l'on s'attendrait si les policiers recouraient à un régime de maintien de l'ordre axé sur les problèmes. Ainsi,
d'après ces constatations, il faudrait établir une distinction claire entre la mobilisation proactive et les pratiques policières axées sur les problèmes (voir plus loin, Section 7.3).
Figure IV.15 Style de maintien de l'ordre selon le lieu du service de police
Nous avons essayé de préciser où les policiers situent leur travail « réactif » ou « proactif » par rapport à la criminalité adolescente. Les réponses des policiers entraient dans trois catégories générales : surtout réactif, surtout proactif et un peu des deux, réponse englobe les policiers qui estimaient que leur travail était à la fois réactif et proactif de façon assez homogène. Nous donnons à la Figure IV.15 la répartition des réponses données par les policiers remplissant diverses affectations.
Figure IV.16 Répartition régionale des styles de maintien de l'ordre
Un peu plus de la moitié (51 p. 100) des policiers de notre échantillon ont mentionné que leur style est à la fois un peu réactif et proactif (« un peu des deux »). De nombreux patrouilleurs de cette catégorie ont dit qu'ils peuvent réagir de façon réactive à un appel du répartiteur mais que, dans la mesure du possible, ils essaient de régler l'incident de façon proactive. Ils estimaient que, bien que l'on croie que leur travail de patrouille est purement réactif, leurs activités policières sont des deux types. Ajoutons que 39 p. 100 des policiers du SEG entraient aussi dans cette catégorie. Ils ont mentionné que, habituellement, ils portent des accusations; toutefois, ils peuvent procéder à des renvois vers des organismes externes ce qu'ils considèrent comme une activité proactive. Quarante pour cent des policiers ont mentionné être surtout réactifs dans leur travail. Dans ce cas, ils étaient plus susceptibles d'être des policiers patrouilleurs ou du SEG. Ce n'est pas que ces policiers ne mènent aucune activité proactive, mais cela rend simplement compte du fait que selon eux, leurs interventions sont en majorité réactives. Enfin, 9 p. 100 des policiers de notre échantillon ont laissé entendre être surtout proactifs dans l'éventail de leurs activités. Comme il fallait s'y attendre, il s'agissait le plus souvent d'agents de liaison scolaire, d'agents des services à la collectivité ou d'agents de l'escouade jeunesse. Tout comme pour les policiers qui estimaient leur travail surtout réactif, les agents « surtout proactifs » répondent également réactivement aux appels de service, mais, pendant la majorité de leur temps, ils font un travail proactif.
Le style proactif est plus répandu chez les policiers des Territoires, du Québec et de la Colombie-Britannique (Figure IV.16).[79] Ce style est également plus courant dans les services de police métropolitains et des régions rurales et des petites villes (Figure IV.17). La proportion relativement élevée de policiers des régions rurales et petites villes qui ont déclaré que leur travail est surtout proactif est étonnante, compte tenu des ressources limitées de ces services, et pourrait rendre compte du fait que l'on exerce moins de pression exercée sur ces policiers pour traiter un volume élevé d'appels de service liés à des crimes graves, ou d'un style de maintien de l'ordre davantage axé sur la collectivité. Le style proactif est également plus fréquent chez les policiers travaillant dans des services dont le territoire compte une réserve des Premières nations (Figure IV.18).
Figure IV.17 Styles de maintien de l'ordre par type de collectivité
Les policiers qui se désignent eux-mêmes comme surtout proactifs sont trois fois plus susceptibles d'envisager presque toujours des mesures officieuses dans le cas d'infractions mineures (54 p. 100 compar. à 13 p. 100) et près de deux fois plus susceptibles d'agir ainsi dans le cas d'infractions provinciales (38 p. 100 compar. à 17 p. 100). Cela pourrait découler du fait qu'une proportion plus forte de policiers ALS et AS estiment que leur travail est surtout proactif, tandis que les patrouilleurs se considèrent généralement comme surtout réactifs ou un peu des deux. Toutefois, il faut signaler qu'un petit nombre de policiers patrouilleurs envisageraient « presque toujours » des mesures officieuses dans le cas d'infractions mineures ou provinciales. Dans ces circonstances, selon eux, cela fait partie intégrante de l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire dans les incidents impliquant des adolescents.
En ce qui a trait à la quasi-totalité des mesures officieuses, nous n'avons observé aucune différence apparente chez les policiers dont le travail entre dans les trois types de style de maintien de l'ordre. Une exception, cependant, soit le recours aux mises en garde officielles. Près de la moitié des policiers qui qualifiaient leur travail surtout de proactif recourent aux avertissements officiels (46 p. 100) comparativement à environ le quart (27 p. 100) de ceux qui ont dit « un peu des deux » ou à 19 p. 100 de ceux qui qualifient leur travail de surtout réactif. Ainsi, d'après les données, il y aurait augmentation progressive du recours aux avertissements officiels si les policiers voient leur travail comme progressivement plus proactif ou que les services de police encouragent un maintien proactif de l'ordre.
Figure IV.18 Styles de maintien de l'ordre selon qu'une réserve des Premières nations se situe sur le territoire du service de police
Fait étonnant, nous n'avons relevé aucune différence importante entre policiers des trois styles de maintien de l'ordre dans le recours global aux mesures de rechange ou à la déjudiciarisation avant l'accusation. Toutefois, les policiers qui voient leur travail comme surtout proactif sont moins susceptibles d'user des mesures de rechange après l'accusation (54 p. 100) comparativement à ceux dont le travail est surtout réactif (86 p. 100) ou un peu des deux 80 p. 100). Cela nous laisse penser que les policiers pourraient, sur le plan des concepts, séparer les mesures de rechange avant accusation et après accusation et classer ces dernières comme étant des réponses réactives. Cela peut découler du fait que les policiers en général n'ont pas beaucoup à dire au sujet de la question de savoir si un adolescent est dirigé après accusation (déjudiciarisation) vers un programme de mesures de rechange. Le policier dépose une accusation et le résultat échappe à son contrôle; par contre, les policiers sont plus susceptibles de considérer comme proactives les mesures sur lesquelles ils ont un contrôle (p. ex., déjudiciarisation avant l'accusation).
Nous avons relevé des différences importantes entre policiers des trois catégories de style de travail en ce qui concerne la désignation des infractions pour lesquelles ils déposeraient presque toujours une accusation. Ainsi, 31 p. 100 des policiers qui considèrent leur travail comme surtout proactif laissent entendre qu'il n'y a aucune infraction qui aboutirait presque toujours à une accusation, comparativement à 9 p. 100 de ceux dont le style est surtout réactif ou à 4 p. 100 de ceux qui ont répondu « un peu des deux ». Il semblerait donc que les policiers dont le travail est surtout proactif soient moins susceptibles de fonder leurs décisions simplement sur la nature de l'infraction.
Nous n'avons pu utiliser les données du programme DUC sur la proportion d'adolescents arrêtés et accusés pour mesurer l'effet du style de maintien de l'ordre sur la tendance à porter des accusations, car ces données portent sur l'ensemble d'un service de police et notre indicateur du style de maintien de l'ordre est mesuré pour chaque policier. Il n'existait aucun moyen raisonnable de combiner les réponses individuelles des policiers sur la question de savoir si leur travail était surtout proactif ou réactif ou un peu des deux pour caractériser globalement la mesure dans laquelle un service de police dans son ensemble a un style proactif ou réactif.
Il ne se dégageait que peu de différences importantes entre les policiers appartenant aux trois catégories de style de travail pour ce qui est des méthodes utilisées pour garantir la présence au tribunal. Les policiers, peu importe la façon dont ils définissent leurs fonctions, sont tout aussi susceptibles de recourir à une sommation, à un avis de comparution ou à une promesse de comparaître. Toutefois, il y a des différences dans les conditions qu'ils sont susceptibles d'attacher à une promesse envers un policier responsable et dans les motifs donnés pour détenir l'adolescent en vue d'une audience de mise en liberté provisoire par voie judiciaire. Les policiers qui laissent entendre que leur travail est surtout proactif sont plus susceptibles d'imposer des conditions comme ne pas fréquenter ou éviter l'alcool ou les drogues. Ils sont également plus susceptibles de préciser clairement les conditions qu'ils imposent habituellement aux promesses. En outre, les policiers dont le travail est surtout proactif sont deux fois plus susceptibles de ne pas détenir un adolescent pour infractions multiples (15 p. 100 compar. à 30 p. 100) et ne sont pas aussi susceptibles d'opter pour la détention si l'adolescent est un récidiviste (15 p. 100) comparativement aux policiers qui ont répondu « un peu des deux » (36 p. 100) ou dont le travail est surtout réactif (47 p. 100). De la même façon, les policiers dont le style de travail est proactif sont moins susceptibles de détenir « presque toujours » un adolescent récidiviste (8 p. 100) que ceux dont le travail est à la fois réactif et proactif (23 p. 100) ou surtout réactif (33 p. 100). Aucun agent dont le travail est surtout proactif n'a indiqué « si l'adolescent est devant les tribunaux » comme motif de détention, comparativement à 17 p. 100 de ceux qui ont répondu « un peu des deux » et à 22 p. 100 de ceux dont le travail est surtout réactif.
D'après les données d'entrevues, les policiers dont les modes de maintien de l'ordre sont proactifs dans des programmes comme SHOP voient généralement leur travail comme surtout proactif. Ainsi, les constatations qui précèdent supposent que ces programmes proactifs n'aboutissent pas nécessairement à davantage d'accusations et tendent à se traduire par une utilisation moindre de la détention et à un recours accru de conditions dans les promesses de mise en liberté.
[79] Les pourcentages de services de police où le maintien de l'ordre est « surtout proactif » aux Figure IV.16 à IV.18 doivent être interprétées avec prudence, car ils reposent sur relativement peu de services.
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