Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants
IV. Facteurs organisationnels influant sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers
Au présent chapitre, nous traiterons des facteurs qui touchent les services de police en tant qu'organisation, en puisant en général à la théorie organisationnelle et plus particulièrement à son application aux organisations policières. Nous avons délibérément évité de recourir à des régimes de classification généraux, par exemple, la typologie classique (Wilson, 1968) du gardien, légaliste, ou aux styles de services de maintien de l'ordre. Notre objet ici n'est pas d'élaborer un programme de classification des services de police canadiens, mais de dégager certains aspects de leurs structures, de leur fonctionnement et de leurs orientations qui touchent la façon dont leurs membres exercent leur pouvoir discrétionnaire face aux crimes commis par des adolescents. Par voie de conséquence, nous donnons une liste des caractéristiques organisationnelles et analysons dans quelle mesure chacune semble influer sur les décisions des policiers.
C'est le ministère de la Justice qui a commandé le présent rapport pour appuyer la mise en œuvre et l'évaluation de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA). Connaître les facteurs organisationnels qui influent sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers auprès des adolescents est pertinent pour la mise en œuvre de la LSJPA, parce que ces aspects de l'organisation policière sont presque tous modifiables. Les services de police désireux de modifier les méthodes par lesquelles leurs membres exercent leur pouvoir discrétionnaire à l'endroit des jeunes contrevenants pour se conformer à certaines dispositions et à l'esprit général de la LSJPA peuvent apporter des changements à la majorité des aspects de l'organisation et de la culture policières dégagés ici et qui influent sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire, mais les changements organisationnels peuvent être difficiles et semés d'embûches et de conséquences imprévues (Cordner et Sheehan, 1999; Grosman, 1975). On peut présumer que les décideurs fédéraux et provinciaux dans le domaine du maintien de l'ordre et de la justice pour les jeunes peuvent jouer un rôle pour ce qui est de favoriser ces changements.
La structure, les mécanismes et l'orientation internes d'une organisation ont un effet profond sur le comportement de ses membres (Hall, 2002). En ce qui a trait à l'exercice individuel du pouvoir discrétionnaire, on reconnaît généralement (mais pas universellement) que plus l'organisation se bureaucratise ou a une image officielle, moins ses membres auront la possibilité, voire la volonté, d'exercer leur propre jugement dans l'exercice de leurs fonctions. En fait, la bureaucratie, par laquelle nous entendons l'application de la logique à la conception et au fonctionnement d'une organisation par l'officialisation, la normalisation et la dépersonnalisation des rôles et mécanismes décisionnels organisationnels (Weber, 1947), peut être considérée comme un mécanisme par lequel l'organisation exerce coordination et contrôle sur le processus décisionnel de ses membres (Perrow, 1972 : 56). En ce qui a trait au maintien de l'ordre, Grosman caractérise la bureaucratie comme suit :
[Traduction] …mécanisme organisationnel perfectionné aux fins d'une mise en œuvre optimale des objectifs et de la prestation du service. (1975 : 31)
À l'extrême, la bureaucratisation peut éliminer le pouvoir discrétionnaire et l'initiative individuelles :
[Traduction] …Les règles impersonnelles délimitent, avec force détails, toutes les fonctions de chaque personne de l'organisation. Elles prescrivent le comportement à suivre dans toutes les situations possibles. (Crozier, cité dans Hall, 2002: 168)
La bureaucratisation est perçue comme l'un des aspects de la modernisation de la police (Murphy, 1991). Les structures officielles des organisations policières et l'organisation avec le rendement de chaque agent ont fait l'objet d'études de plusieurs chercheurs (Alpert et Dunham, 1992; Crank, 1990; Fisk, 1974; Franz et Jones, 1987; Harrison et Pelletier, 1987; Klinger, 1997; Morash, 1984; Riksheim et Chermak, 1993; Walker, 1992). Les chercheurs ont fait ressortir que les facteurs organisationnels influent bel et bien sur les taux d'arrestations pour toutes les catégories d'infractions et ce, à des degrés divers (Crank, 1990, 1992; Slovak, 1986; Wilson, 1968). Parmi les aspects de la structure organisationnelle policière que les chercheurs ont associé au comportement du policier, il faut mentionner : bureaucratie, professionnalisme, taille, stabilité de l'affectation et étendue du contrôle du surveillant (Seagrave, 1997: 143-144).
En plus de l'influence de la structure du service de police, les agents subissent celle de son orientation. Le rôle naissant des agents de première ligne comporte la prévention, la déjudiciarisation et l'application de la loi (Hornick et coll., 1996). La structure organisationnelle de base d'un service de police se fonde sur ses tâches et fonctions essentielles. Reiss (1974) soutient que l'exercice du pouvoir discrétionnaire chez le policier dépend de l'organisation des tâches au sein des entités d'application de la loi. L'une des préoccupations est d'atténuer le rôle induit par la structure organisationnelle. L'organisation peut adopter divers niveaux de contraintes selon les activités que la direction appuie et encourage dans l'environnement professionnel (Skolnick, 1967). Le style adopté par la direction d'un service de police peut favoriser ou défavoriser l'exercice du pouvoir discrétionnaire par le policier. En cas de manque de congruence entre ce que les policiers sont professionnellement censés faire (exercer leur pouvoir discrétionnaire) et ce pourquoi ils sont en fait récompensés, il y aura un niveau élevé de conflit de rôles et peut-être comptera-t-on davantage sur les mesures officielles.
Wilson (1968) a amorcé des recherches sur les variations, entre administrations, des taux d'arrestations, du point de vue organisationnel. Il a attribué le style de ce policier aux caractéristiques de l'organisation, en ce qui a trait à l'exercice du pouvoir discrétionnaire. De ses recherches, trois modèles de styles de gestion se dégagent : légaliste, axé sur le service et gardien. En retour, ces modèles sont fortement liés à la structure du service de police et à l'environnement dans lequel il fonctionne. Dans le modèle légaliste, qui insiste sur la stricte application des lois, les agents n'exercent que d'une façon limitée leur pouvoir discrétionnaire. Selon ce mode d'application de la loi, on applique des normes universelles à toutes les collectivités d'un territoire donné. En outre, les services qui fonctionnent selon ce modèle tendent vers une répartition hautement spécialisée du travail, supposant une surveillance serrée des agents de première ligne. Les services où l'on constate les taux les plus élevés d'arrestations ont un style policier plus fermement « légaliste » (Crank, 1990; Slovak, 1986). Ceux dont le style gestion est axé sur le « service » ont comme caractéristiques une décentralisation des pouvoirs et, une priorité plus grande aux relations communautaires. De plus, les agents de première ligne estiment dans une grande mesure que leur rôle passe par l'exercice de l'initiative, de l'autonomie et du pouvoir discrétionnaire (Wilson, 1968). Dans l'orientation axée sur le service, les interventions fondées sur la collectivité sont perçues comme des solutions de rechange pratiques au dépôt d'accusations dans le cas d'infractions moins graves (Conly, 1978). Enfin, les services qui ont adopté un modèle de « gardien » insistent sur le maintien de l'ordre et le statu quo, limitant ainsi les possibilités d'initiative et de décentralisation du pouvoir et des responsabilités (Wilson, 1968). Ces distinctions organisationnelles sont définies par un ou plusieurs facteurs qui comprennent la politique interne du service, la politique policière de l'administration municipale, les lois provinciales sur la protection de l'enfance et la justice pour les jeunes, les lois fédérales sur la justice pour les adolescents et les affectations de ressources provenant de ces sources (Conly, 1978).
La distinction entre styles de gestion transparaît plus fréquemment si l'on compare les services de police urbains et ruraux. Selon Crank, le style de police et de gestion légaliste est une « fonction de survie organisationnelle latente dans des environnements urbains turbulents »
(1992: 403) et les collectivités rurales sont mieux placées pour adopter un modèle axé sur le service. Les variables organisationnelles permettaient constamment d'expliquer davantage cet écart que les variables environnementales dans les services urbains (Crank, 1990; Swanson, 1978). Dans une recherche menée en Colombie-Britannique, les chercheurs ont comparé les constables de la GRC et les policiers municipaux et observé des différences au niveau des contraintes imposées à l'agent par son organisation, la GRC étant davantage bureaucratique et hiérarchisée (Seagrave, 1997). En bref, les chercheurs laissent
entendre que les variations structurelles et leur influence sur le comportement du policier émanent probablement de la dynamique organisationnelle inhérente aux styles de gestion adoptés.
Selon Seagrave (1997: 144), il n'existe pour ainsi dire aucune recherche canadienne sur le rapport entre les aspects organisationnels des services de police et l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Au présent chapitre, nous analysons les aspects de l'organisation policière dégagés au cours des entrevues en tant que facteurs influant éventuellement sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire, c'est à dire de leur pouvoir discrétionnaire à l'endroit des jeunes. Parmi les caractéristiques structurelles, il faut mentionner : la taille du service de police, déterminée par le nombre d'agents; le niveau de centralisation ou la différenciation horizontale en divisions semi-autonomes; le niveau de hiérarchisation, ou la différenciation verticale en grades et postes; l'ampleur de la spécialisation fonctionnelle dans la criminalité adolescente et l'instance ayant la responsabilité de déposer une accusation contre l'adolescent ou d'en recommander le dépôt, si la décision se prend à l'extérieur du service de police. Voici les aspects de l'orientation des services de police que nous analysons : le niveau de maintien de l'ordre, proactif comparativement à réactif; le niveau d'appui à l'égard de la police communautaire; l'adoption d'un régime de maintien de l'ordre axé sur les problèmes et le niveau et les types de participation aux initiatives de prévention du crime.
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