La prostitution chez les jeunes : analyse documentaire et bibliographie annotée

2.  Historique de la législation et interventions (suite)

2.  Historique de la législation et intervention (suite)

2.3 Le Comité Fraser

Dans la foulée des préoccupations au sujet de l’expansion de la prostitution dans certaines rues, le gouvernement fédéral a créé le Comité spécial d'étude de la pornographie et de la prostitution (Comité Fraser, 1985). Le mandat du Comité Fraser était «…d’étudier les problèmes liés à la pornographie et à la prostitution et d’entreprendre un programme de recherche sociologique servant de base à ses travaux» (Lowman et al., 1986, p. xiii). Pour faciliter la réalisation de ce mandat, le ministère de la Justice du Canada a commandé une série d’études qui ont été en trois groupes : 1) des études régionales sur le commerce de la prostitution et son contrôle au Canada; 2) une étude nationale sur la population réunissant des opinions sur la prostitution; 3) des études comparatives sur les approches de la prostitution en Europe, en Asie, en Arabie, en Amérique du Sud et aux États-Unis (voir Sansfaçon, 1984) (pour les documents de travail, voir Crook, 1984; El Komos, 1984; Fleischman, 1984; Gemme et al., 1984; Haug et Cini, 1984; Jayewardene, Juliani et Talbot, 1984; Kiedrowski et van Dijk, 1984; Laut, 1984; Lowman, 1984; Peat Marwick, 1984; Sansfaçon, 1984a et 1984b). Le Comité Fraser a publié ses recommandations le 23 avril 1985[7].

Le Comité Fraser a soutenu que la loi sur la sollicitation n’avait pas atteint son «objectif théorique», soit réduire la prostitution et qu’elle «…avait plutôt été appliquée d’une manière qui tend à avilir et à déshumaniser la prostituée» (Comité Fraser, 1985, p. 533). Le Comité a demandé au gouvernement d’élaborer des programmes à long terme pour améliorer les conditions sociales et économiques des prostituées (Comité Fraser, 1985, p. 525-526).

Le Comité Fraser a soutenu que la prostitution de rue ne devrait pas disparaître à court terme tant que le gouvernement refusera de déterminer un endroit où les personnes qui se livrent à la prostitution pourront pratiquer leur métier (Comité Fraser, 1985, p. 534; voir Lowman, 1992a, p. 10). En particulier, le Comité a reconnu la nécessité d’aborder le problème de la nuisance publique liée à la prostitution de rue en définissant les endroits (privés) où la prostitution pourrait se pratiquer (Comité Fraser, 1985, p. 534-540). Pour résoudre ce problème, le Comité a recommandé d’apporter des modifications en profondeur au Code criminel, y compris, entre autres, l’abrogation des lois sur les maisons de débauche afin de permettre à une ou deux personnes de plus de 18 ans de se livrer à la prostitution dans une résidence privée (Comité Fraser, 1985, p. 538) et de conférer aux provinces le pouvoir d’octroyer des permis à de petits établissements de prostitution (Comité Fraser, 1985, p. 546) : «cette approche laissait entendre que la réduction du pouvoir du droit pénal sur la prostitution dans les lieux privés favoriserait un meilleur contrôle des aspects du commerce du sexe relatifs à la nuisance publique» (Lowman, 1991a, p. 309).

Quant à la recherche et aux questions concernant la «prostitution chez les jeunes», le Comité Fraser s’en est en grande partie remis au Comité Badgley (1984), à une exception près : le Comité Fraser (1985, p. 658-659) s’est dissocié de la recommandation du Comité Badgley selon laquelle il fallait imposer des sanctions criminelles aux jeunes qui se livraient à la prostitution pour les protéger. Le Comité Fraser a soutenu que la création d’une infraction selon l’âge allait à l’encontre de l’esprit de la Loi sur les jeunes contrevenants. Cependant, le Comité Fraser a recommandé une nouvelle loi interdisant l’incitation à la prostitution d’une personne de moins de 18 ans. En outre, le Comité a encouragé l’adoption d’une loi spéciale pour imposer des sanctions criminelles à ceux qui achètent ou tentent d’acheter les services sexuels des jeunes (1985, p. 659) :

À notre avis, le Code criminel devrait prévoirune disposition précise sanctionnant le fait d’obtenir, contre rétribution, les faveurs sexuelles d’une personne de moins de 18 ans… À notre avis, l’adolescent à qui un adulte fait des propositions devrait pouvoir invoquer les dispositions de la loi. Ce serait abandonner tout effort de discussion que de subordonner le déclenchement de l’action pénale à l’accomplissement des actes incriminés… Cette disposition vise l’instigateur d’une transaction sexuelle avec des jeunes.

2.4 Le Comité Badgley

Afin de répondre aux préoccupations de plus en plus vives que suscitait la participation des jeunes au commerce du sexe, le gouvernement canadien a confié au Comité Badgley (1984) le mandat d’aborder également la prostitution chez les jeunes dans son examen de la violence à l’endroit des enfants (Lowman, 1986, p. 195).

Publié un an avant le Rapport Fraser, le Rapport Badgley contenait 52 recommandations visant à aider à lutter contre l’exploitation sexuelle des jeunes, y compris plusieurs conclusions et recommandations que le Comité a formulées après avoir procédé à des entrevues auprès de 229 «jeunes prostitués» (Comité Badgley, 1984, p. 967). Les recherches du Comité Badgley ont permis de produire des renseignements biographiques sur les jeunes qui se prostituent au Canada (Clark, 1986, p. 106); auparavant, les renseignements sur la dynamique de la «prostitution chez les adolescents» provenaient surtout des États-Unis (par exemple, Weisberg, 1985). Jusqu’à présent, le Rapport Badgley demeure une source de données définitive et officielle sur la violence sexuelle à l’endroit des enfants et des jeunes au Canada (Brock, 1998, p. 115).

Voici certaines des conclusions du Comité  :

Les conclusions du Sondage national sur la prostitution juvénile montrent clairement que la fugue est une expérience commune à la plupart des jeunes qui sont devenus depuis des jeunes prostitués. Pour un bon nombre d’entre eux, la fugue représentait un moyen immédiat d’échapper à un aspect quelconque de leur milieu familial qu’ils trouvaient impossible à supporter et non une solution leur permettant de poursuivre des objectifs positifs à long terme (Comité Badgley, 1984, p. 983).

2.5 Conclusions du Comité Badgley sur les expériences sexuelles antérieures des jeunes prostitués

On a demandé aux jeunes interrogés pour le Rapport du Comité Badgley de se remémorer leurs «premières expériences sexuelles», y compris les cas où ils avaient été victimes de violence sexuelle de la part de membres de leur famille (1984, p. 976). Le Comité a comparé les données des entrevues avec les «jeunes prostitués» aux données obtenues au moyen de l’Étude nationale sur la population pour déterminer s’il y avait un rapport entre les expériences sexuelles antérieures et le fait de se livrer à la prostitution. Le résultat a amené le Comité à soutenir que «…les jeunes qui se sont livrés plus tard à la prostitution juvénile n’ont pas, pendant leur enfance, été plus exposés aux risques d’agressions sexuelles que d’autres enfants et adolescents du Canada» (1984, p. 978).

Plusieurs commentateurs ont critiqué les conclusions du Comité Badgley concernant les expériences sexuelles antérieures (c.-à-d. Lowman et al., 1986; Bagley, 1985). Voici certaines de ces critiques :

Lowman (1987, p. 103) a contesté l’interprétation du Comité Badgley concernant les expériences sexuelles antérieures en comparant les catégories de l’Étude nationale sur la population et de l’Enquête sur la prostitution chez les jeunes, qui portait sur les expériences sexuelles non désirées comportant la «menace ou l’usage de la force». Il en a tiré les conclusions suivantes :

…que les prostitués risquaient deux fois plus d’avoir été victimes dans leur famille d’un premier acte sexuel non désiré comportant des menaces ou l’usage de la force que les autres membres de la population canadienne. La statistique importante non fournie par le Comité Badgley était le nombre de prostitués dont la première «expérience sexuelle non désirée» pendant leur enfance ne comportait pas de «menaces ou de recours à la force» (Lowman, 1987, p. 103).

Bagley a également réinterprété les données du Comité Badgley pour laisser entendre qu’avant de se réfugier dans la rue, les jeunes prostitués avaient été deux fois plus victimes de violence que la population générale. Ce ne sont pas tous les jeunes prostitués qui ont été victimes d’actes sexuels non désirés pendant leur enfance (par ailleurs, les jeunes victimes de violence sexuelle ne deviennent pas tous des prostitués) (Lowman, 1987, p. 104; Brock, 1998, p. 113). Néanmoins, selon la littérature, le Comité Badgley (1984) a sous-estimé cet important facteur ayant trait à la décision de certains jeunes de quitter leur famille à un jeune âge et à leur choix ultérieur de vivre de la prostitution de rue.

2.6 Recommandations du Comité Badgley

Le Comité Badgley a formulé de nombreuses recommandations concernant la «prostitution chez les jeunes». Le Comité a soutenu que :

Ces recommandations ont soulevé de nombreuses questions. Comme il a été mentionné auparavant, le Comité Fraser (1985) n’a pas souscrit à la recommandation du Comité Badgley visant à imposer des sanctions criminelles aux jeunes prostitués afin de les protéger. Il a soutenu que la création d’une infraction selon l’âge allait à l’encontre de l’esprit de la Loi sur les jeunes contrevenants. D’autres chercheurs ont soutenu que la recommandation du Comité d’imposer des sanctions criminelles aux jeunes prostitués ne servirait qu’à plonger davantage les jeunes dans la prostitution et qu’elle ne tient pas compte des facteurs qui incitent certains jeunes à choisir la prostitution (Appleford, 1986; Brock, 1998, p. 116; Lowman, 1986, p. 212). En outre, Brock fait remarquer :

[Traduction] Cette mesure de «protection» des jeunes prostitués va à l’encontre de l’énoncé du Comité selon lequel «le Comité n’a pas l’intention d’apposer une étiquette de criminel au jeune qui se prostitue» et de son argument d’après lequel l’imposition de sanctions criminelles ne servirait pas à dissuader des jeunes de commencer à se prostituer (1998, p. 106).

Dans l’ensemble, le Comité Badgley a prêté le flanc à la critique parce qu’il n’a pas tenu compte de nombre des facteurs structurels à la base de la prostitution chez les jeunes. Clark (1986, p. 98) a critiqué le Comité Badgley en raison de son caractère paternaliste et de son incapacité de reconnaître que la socialisation sexuelle masculine constitue un facteur atténuant de l’exploitation sexuelle des enfants et des jeunes :

[Traduction] Le Comité [Badgley] estime qu’il n'est pas nécessaire de s’arrêter pour réfléchir au fait que ce sont les hommes qui sont en grande partie responsables de cet état de fait. Nulle part dans son rapport le Comité ne discute de cette situation et de la façon de modifier celle-ci. Il semble simplement supposer que nous nous en rendons tous compte évidemment : les garçons sont des garçons, après tout.

De même, Brock et Kinsman (1986) ont critiqué le Comité Badgley parce qu’il obscurcissait les rapports de pouvoir entre les sexes qui contribuent à la violence sexuelle des hommes à l’endroit des enfants et des jeunes et «…le processus historique qui a structuré les relations patriarcales, l’oppression de jeunes et les politiques actuelles en matière de règles sexuelles, ce qui nous incite à les considérer comme naturelles et à nous confiner à une vision étroite sur le plan juridique» (1986, p. 124). Sullivan (1986) a reproché au Comité de ne pas avoir tenu compte de bon nombre des facteurs socio-économiques qui font de la prostitution un «point d’entrée important dans la population active pour certains jeunes travailleurs». En outre, Lowman (1986, p.212) a reproché au Comité Badgley de ne pas avoir abordé le «...contexte structurel de la prostitution chez les jeunes», comme les discussions sur le sexe, la classe et le déséquilibre du pouvoir entre les adultes et les jeunes, facteurs qui contribuent à l’exploitation sexuelle des jeunes (Lowman, 1986, p. 212).

2.7 La réponse du gouvernement fédéral au Comité Badgley et au Comité Fraser

En réponse aux Rapports du Comité Badgley (1984) et du Comité Fraser (1985), le gouvernement fédéral a procédé à deux modifications législatives importantes. Premièrement, en décembre 1985, il a adopté une nouvelle loi pour lutter contre la prostitution de rue. Deuxièmement, en janvier 1988, il a présenté une nouvelle loi pour criminaliser la violence sexuelle à l’endroit des enfants, dont l’exploitation sexuelle des jeunes.