Une approche des objectifs et des principes de détermination de la peine basée sur les valeurs et sur les preuves

Tentative de modification des valeurs canadiennes en matière de détermination de la peine : la décennie Harper

Quelle que soit l’orientation politique, il ne fait guère de doute que le consensus qui semble avoir existé au début des années 1990 et qui s’est largement poursuivi jusqu’au milieu des années 2000 a été ébranlé par le programme de répression du crime de Harper, de 2006 à 2015. Comme Cheryl Webster et moi l’avons souligné ailleursNote de bas de page 19, la décennie Harper a été, sur le plan symbolique, une rupture radicale avec notre passé en ce qui concerne la politique de détermination de la peine et les valeurs inhérentes à la détermination de la peine. Outre le fait que le gouvernement Harper a, par ignorance ou par malhonnêteté, soutenu l’idée que les politiques sévères étaient un moyen efficace de réduire la criminalitéNote de bas de page 20, les politiques pénales de Harper semblent avoir eu relativement peu d’effet sur un indice de la répression au Canada, à savoir le taux d’incarcération. Jusqu’à présent, le Canada a conservé un taux d’incarcération modéré, qui correspond à notre taux d’incarcération traditionnel de 100 détenus adultes (plus ou moins 20) pour 100 000 résidents totauxNote de bas de page 21. Ce n’est pas vraiment une surprise : un examen minutieux de la plupart (mais pas de la totalité) des nombreux projets de loi sur la criminalité du gouvernement Harper qui ont été adoptés laisse penser que peu d’entre eux auraient pu, en surface, avoir une incidence sur la taille de la population carcérale du Canada. Même si de nombreux projets de loi sur la criminalité semblent pouvoir avoir de petits effets, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une partie d’entre eux n’aient aucun effet sur les taux d’incarcération. Ainsi, ajouter à la liste des « facteurs aggravants » dans la détermination de la peine le fait que « l’infraction a eu un effet important sur la victime en raison de son âge et de tout autre élément de sa situation personnelle, notamment sa santé et sa situation financière »Note de bas de page 22 est peu susceptible d’avoir eu beaucoup d’effet, tout comme l’augmentation de la peine maximale et l’ajout d’une peine minimale obligatoire pour l’infraction de bestialité en présence d’un enfant concernent très peu de cas.

La question la plus importante, dans ce contexte, est de savoir si le gouvernement Harper a réussi à changer l’opinion des Canadiens sur la meilleure façon de réagir à la criminalité. Je ne connais aucune preuve directe de cela, mais les recherches menées au Canada depuis le début des années 1980 jusqu’à aujourd’hui (parrainées par le ministère de la Justice Canada) semblent indiquer que l’opinion canadienne sur la détermination de la peine est plus complexe qu’elle ne le paraît, si l’on en croit ce que répondent les Canadiens lorsqu’on leur demande s’ils sont favorables à des peines plus sévères.

En résumé, lorsque les répondants disposent de renseignements plus détaillés sur les affaires et sur les solutions de rechange, ou lorsqu’on les interroge sur des affaires dont ils sont au courant, ils ont tendance à être plus satisfaits des peines prononcées par les tribunaux. Les réponses de l’opinion publique à la simple question « En général, estimez-vous que les peines prononcées par les tribunaux sont trop sévères, appropriées ou pas assez sévères? » doivent être interprétées avec précaution. Les gens n’évaluent pas un échantillon représentatif de condamnations pour répondre à cette question. Ce type de questions peut nous indiquer l’évolution générale de l’avis d’un public mal informé sur la question des condamnations. Mais elles peuvent aussi nous en dire un peu plus. Au mieux, elles nous disent ce que les gens ressentent et non pas ce qu’ils « savent ».

Néanmoins, nous disposons de données provenant d’enquêtes fiables menées par Statistique Canada. Ces données suggèrent que jusqu’en 2009 au moins, il n’y a pas eu d’évolution claire en faveur de la répression chez les Canadiens. Le pourcentage d’un échantillon important d’adultes canadiens (généralement plus de 10 000) dans les 10 provinces ne montre pas d’augmentation du nombre de Canadiens en faveur de la répression. En fait, entre 1993 et 2009, la proportion de Canadiens qui déclarent que les peines ne sont pas assez sévères a considérablement diminuéNote de bas de page 23.

Année Proportion de Canadiens qui déclarent que les peines ne sont pas assez sévères

1988

65,3 %

1993

71,5 %

2004

62,5 %

2009

60,3 %

Une étude menée en Australie illustre parfaitement le fait que les questions d’opinion publique sur la « volonté » de voir appliquer des peines sévères dans l’abstrait ne se traduisent pas par une volonté d’appliquer des peines plus sévères dans la pratique. On a demandé à des jurés participant à des affaires pénales réelles ce qu’ils estimaient être une peine appropriée après qu’ils aient condamné l’accusé. En outre, après qu’ils aient entendu la sentence prononcée par le juge dans « leur » affaire, on leur a demandé s’ils pensaient que les peines en général étaient trop clémentes, appropriées ou trop sévères. Dans l’ensemble, 52 % ont choisi une peine plus indulgente que la peine imposée par le juge, 44 % ont choisi une peine plus sévère et 4 % ont donné exactement la même peine que le juge. On a constaté une certaine variation selon le type d’infraction, mais dans les 138 affaires où les jurés ont participé à l’étude, environ la moitié ou plus des jurés ont recommandé la même peine ou une peine plus indulgente que le juge.

Lorsqu’on les a interrogés sur les peines en général, la majorité des jurés ont estimé que les peines étaient trop clémentes, alors qu’ils avaient pu constater qu’ils avaient eux-mêmes été plus indulgents que le jugeNote de bas de page 24.

Une autre étude a démontré un phénomène similaire aux États-Unis. Même si les peines prononcées aux États-Unis sont notoirement sévères, environ la moitié des Américains pensent qu’elles sont trop clémentesNote de bas de page 25. Dans les tribunaux fédéraux qui appliquent les lignes directrices de la Commission américaine de détermination de la peine, cette étude a procédé au recueil systématique des données sur les peines recommandées par les jurés dans 22 procès criminels. Quatre-vingt-huit pour cent des recommandations des jurés étaient inférieures à la peine minimale admissible en vertu des lignes directricesNote de bas de page 26.

Pour revenir au Canada, il faut se rappeler que le domaine du droit pénal dans lequel les jurés ont un impact très réel sur la peine est celui où une personne est condamnée à l’emprisonnement à perpétuité avec une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle supérieure à 15 ans. Dans ces cas-là (jusqu’à ce que la disposition soit abolie), la personne pouvait présenter une demande en vertu de la clause dite de « la dernière chance » afin de diminuer la durée de sa période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle. Depuis 1998, le jury qui entend la demande au titre de la clause de la dernière chance doit être unanime pour réduire la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle. Autrement dit, une seule personne parmi les 12 que compte le jury peut empêcher le demandeur d’obtenir une réduction de sa période d’inadmissibilité. On recense au total 213 audiences de ce type depuis leur mise en place à la fin des années 1980. Dans 77 % de ces audiences devant un jury (163 sur 213), le détenu a obtenu une réduction de sa période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle. Ce qui est peut-être plus remarquable, c’est que depuis l’obligation d’unanimité du jury 74 % des audiences ont abouti à une réduction des périodes d’inadmissibilité. Dans la mesure où les jurés dans ces affaires représentent un public informé (c.-à-d. qu’ils entendent parler de l’infraction et du détenu), ces données suggèrent que le public canadien veut que certains de ses criminels les plus dangereux aient une chance de quitter la prison et de retourner au sein de la sociétéNote de bas de page 27.

Comme tout le monde le sait, le gouvernement Harper a mis en place de nombreuses peines minimales obligatoires. Il a également allongé d’autres peines minimales obligatoires. On peut, une fois de plus, trouver des données canadiennes pour appuyer l’idée que les Canadiens sont favorables aux peines minimales obligatoires. Dans un sondage national, 58 % des répondants ont indiqué qu’ils pensaient que les peines minimales obligatoires étaient une « bonne idée ». Toutefois, on leur a ensuite demandé s’ils étaient « d’accord ou pas d’accord pour que le juge ait une certaine latitude pour prononcer une peine inférieure à la peine minimale obligatoire dans des circonstances précises ». Les résultats ont alors révélé que 74 % soutenaient l’idée d’accorder un pouvoir discrétionnaire à l’égard des peines minimales « obligatoires ». Soixante-douze pour cent des répondants approuvaient l’idée qu’un tribunal devrait pouvoir imposer une peine moindre si le juge justifiait par écrit sa décision de prononcer une peine inférieure à la peine minimale obligatoire. Soixante-huit pour cent approuvaient l’idée que les juges devraient être en mesure de prononcer une peine inférieure à la durée minimale obligatoire si le Parlement avait défini des lignes directrices claires pour l’exercice du pouvoir discrétionnaireNote de bas de page 28.