Lacunes relatives à la mise en liberté sous caution au Canada : comment y remédier?
6. Un nouveau régime de mise en liberté sous caution
La première solution est peut-être la plus radicale : l’adoption d’une Loi sur la réforme du cautionnement totalement nouvelle (semblable à celle qui avait été élaborée en 1971). Étant donné que le pouvoir constitutionnel en matière d’administration de la justice revient à chaque province et territoire, on peut dire que l’outil de changement le plus puissant au niveau fédéral est la responsabilité qu’il exerce en matière de droit criminel. Cette recommandation m’est inspirée à la fois par la Loi sur la réforme du cautionnement de 1971Note de bas de page 8 et par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA) de 2003Note de bas de page 9. Ces deux nouvelles lois ont donné lieu à des succès éclatants en ce qui concerne la solution des problèmes chroniques que connaît la justice pénale au CanadaNote de bas de page 10. Peu après l’entrée en vigueur de la Loi sur la réforme du cautionnementNote de bas de page 11, on a constaté une diminution substantielle du nombre d’accusés en détention avant leur procès au Canada. Les agents de police étaient plus susceptibles de se servir de leur pouvoir discrétionnaire et de mettre en liberté les personnes accusées sur leur propre engagement; dans la grande majorité des cas des accusés placés en détention, la décision sur la mise en liberté sous caution ne nécessitait qu’une ou deux comparutions.
Dans le même ordre d’idées, après plusieurs tentatives infructueuses de modification de la Loi sur les jeunes contrevenants de 1985Note de bas de page 12 dans le but de réduire le nombre d’adolescents accusés par la police et incarcérés par les juges lors de l’imposition de la peine, le gouvernement a annoncé en 1998 son intention d’élaborer une toute nouvelle loi pour les adolescents. Presque immédiatement après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, le nombre d’adolescents accusés et envoyés devant le tribunal a diminué, et cette tendance s’est maintenue pendant plusieurs années après l’adoption de la LSJPA. Une baisse radicale semblable du nombre d’adolescents condamnés à l’emprisonnement s’est également produite. Les taux d’adolescents placés en détention et emprisonnés sont demeurés bas depuis.
Je soupçonne que ces deux nouvelles lois avaient l’avantage d’être considérées, par les personnes qui prennent des décisions en vertu des dispositions législatives, comme de tout nouveaux régimes pour traiter les affaires criminelles. Donc, on s’attendait à ce que tout change (ou du moins la plupart des choses). Je soutiendrais que c’est précisément la mentalité de « nouveau départ » inhérente à un tout nouveau régime qui pourrait permettre aux principaux acteurs de notre processus actuel de mise en liberté sous caution d’être plus réceptifs à l’idée de changer des pratiques bien ancrées depuis longtemps (aversion pour le risque), même si le nouveau régime conservait des éléments de l’ancien régime. Autrement dit, une nouvelle Loi sur la réforme du cautionnement pourrait plus efficacement créer de l’espace pour un changement de culture qu’une simple « réformette » (législative ou autre).
Toutefois, j’avancerais également que le fait que la Loi sur la réforme du cautionnement de 1975 et la LSJPA aient réussi à réduire considérablement la détention avant le procès et l’emprisonnement des adolescents n’est pas exclusivement, ni même principalement, attribuable à leur « nouveauté ». On doit plutôt cette réussite aux divers éléments de ces lois et à la façon dont elles ont été élaborées. Prenons la LSJPA comme exemple. Bon nombre des règles et des décisions ont été énoncées de manière aussi explicite que possible. Par exemple, la décision des agents de police de porter des accusations était simple. Dans tous les cas (et non « tous les cas appropriés »), les agents de police étaient tenus d’envisager la possibilité de ne pas accuser l’adolescent. Le fait qu’ils ne s’exposaient à aucune conséquence s’ils ne s’acquittaient pas de cette obligation n’avait apparemment pas d’importance. Sans surprise, les agents de police ont respecté la loi. De même, l’article 38 conférait aux juges le mandat assez clair d’imposer des peines proportionnées (et d’éviter les peines disproportionnées, même si elles étaient « pour le bien de l’adolescent »). Mais ce qui est peut-être plus important, c’est que l’article 39 énumérait quatre justifications exhaustives possibles pour une peine de placement sous garde. Même la dernière, qui accordait en théorie une souplesse infinie, a été rendue difficile, parce que les juges devaient donner des motifs détaillés lorsqu’ils statuaient qu’un cas était exceptionnel. La plupart des causes des adolescents sont remarquablement ordinaires.
Des lignes directrices explicites de ce genre pourraient être élaborées dans le cadre du nouveau régime de mise en liberté sous caution. Simplement à titre d’exemple, les motifs de détention s’inscriraient dans un (nouveau) cadre législatif qui commencerait par la présomption d’innocence et qui ne placerait personne en détention, à moins que la Couronne ne fasse la démonstration que cette mesure est une nécessitéNote de bas de page 13. Une « nécessité » évidente serait de faire en sorte que la personne accusée comparaisse devant le tribunal. Cependant, la détention pour ce motif exigerait une preuve claire que l’accusé en question ne se présenterait pas au tribunal, et non simplement une présomption selon laquelle toute personne sans domicile fixe est susceptible de ne pas se présenter sur demande. Une autre « nécessité » serait de déterminer si la personne accusée, une fois mise en liberté, serait susceptible de commettre des crimes qui causeraient des préjudices graves à la société. Dans le but de rendre cette exigence explicite, la décision sur la détention (le cas échéant) devrait décrire ce que seraient les préjudices allégués ainsi que la preuve que la personne en question les causerait; elle devrait également expliquer pourquoi les « conditions » imposées à la personne accusée ne réduiraient pas suffisamment la probabilité de préjudice grave. De toute évidence, ces justifications de la détention auraient déjà fait l’objet de discussions ouvertes et approfondies, compte tenu qu’il est entendu que des innocents vont être détenus.
De plus, les règles ne devraient pas seulement être rendues explicites, mais aussi opérationnelles (pas un simple idéal). Par exemple, un acteur quelconque du processus de mise en liberté sous caution ne sait pas comment atteindre un but comme « 90 % des cas de mise en liberté sous caution devraient donner lieu à une décision après deux comparutions ». Cependant, une politique qui prévoit que les « affaires qui ne sont pas prêtes à être instruites ne devraient pas être ajournées à une date ultérieure. Elles devraient plutôt être mises au rôle plus tard le même jour. Les personnes accusées qui ne sont pas représentées par un avocat présent dans la salle d’audience devraient être dirigées vers l’avocat de service qui aura reçu la directive de se préparer pour une audience de justification en bonne et due forme qui aura lieu le même jour »Note de bas de page 14 énumère explicitement les étapes à franchir pour mettre en application le principe général de la mise en liberté sous caution comme procédure sommaire. En fait, chaque disposition critique du régime de la mise en liberté sous caution renverrait aux principes généraux de la mise en liberté sous caution qui seraient énumérés dans une déclaration des principes généraux. En plus d’offrir une orientation et une uniformité, ce cadre « fondé sur des principes » fournirait du soutien institutionnel aux personnes qui mettraient en pratique les nouvelles politiques. Plus particulièrement, si une affaire « tournait mal », ce ne serait pas la personne (ou l’institution) qui a pris la décision de mettre un accusé en liberté qui serait tenue responsable en fin de compte.
Dans le même contexte, il serait également important de présenter les changements au droit et à la pratique en termes de principes clairs et acceptables. Il n’est probablement pas trop difficile de rappeler aux Canadiens le principe de la présomption d’innocence et le fait qu’une accusation portée par la police ne constitue pas une déclaration de culpabilité. Parallèlement, on peut dire expressément aux Canadiens que la détention avant le procès est sans l’ombre d’un doute punitive pour les personnes qui en font l’expérience, même si ce n’est pas son objectif. Donc, quand on explique le droit aux Canadiens, on doit tenir compte du conflit inhérent entre la présomption d’innocence et la nécessité de protéger les Canadiens contre les individus dangereux (et la nécessité de faire en sorte que les personnes accusées soient convenablement jugées). Je ne tente pas de laisser entendre que cette façon de procéder réussira à 100 %. Mais je crois que ce cas en particulier – la privation d’un droit important (garanti par la Charte) – est une chose que les Canadiens peuvent comprendre. Parallèlement, on doit dire clairement aux Canadiens que l’identification et la « détention préventive » de ceux qui sont réputés dangereux risquent de ne pas être parfaites; en effet, certains ne seront pas identifiés comme des personnes qui sont dangereuses. Mais là encore, si on montre aux Canadiens la différence entre une bonne politique qui n’est pas parfaite et une mauvaise politique, un « incident tragique » pourrait ne pas être systématiquement perçu comme une raison de modifier la loi.
Une autre leçon que nous avons tirée de la LSJPA, c’est que la formation et l’éducation du personnel de la justice pénale sont aussi fondamentales. La période de presque cinq ans qui s’est écoulée entre la publication du « cadre » de la LSJPA et l’entrée en vigueur de la nouvelle loi a été utile. Fait plus important, quatre années ont passé entre la présentation de la nouvelle loi et son entrée en vigueur. Pendant ce temps, les gouvernements ont dépensé des millions de dollars pour faire en sorte que les membres du personnel de la justice pour les adolescents comprennent que des nouvelles règles allaient entrer en vigueur le 1er avril 2003. Il n’a donc pas été étonnant de constater qu’il s’est produit un changement radical dans l’administration de la justice pour les adolescents au Canada au cours de la période de trois mois qui a suivi la mise en application. Tout le monde était au courant que la loi avait changé, et tous ont apparemment essayé de la respecter.
Dans ce contexte, il semblerait impératif de tenir une consultation et une discussion de grande envergure bien avant que la nouvelle Loi sur la réforme du cautionnement soit présentée afin que nous puissions apporter des changements significatifs au processus de la mise en liberté sous caution. Plus particulièrement, je suggérerais fortement que soit produit un document analogue au document « cadre » de 1998 sur la justice pour les adolescents, lequel décrirait les problèmes du système de mise en liberté sous caution tel quel. Ces problèmes, accompagnés de preuves statistiques, devraient être décrits dans le contexte des valeurs et des principes fondamentaux (p. ex. la présomption d’innocence) qui sont pertinents. La preuve pourrait contenir les éléments suivants :
- La croissance du problème des mises en liberté sous caution (avec mention du fait qu’il est difficile, sinon impossible, de dispenser tout traitement aux personnes renvoyées en détention préventive);
- L’incapacité des tribunaux de traiter promptement les affaires de mise en liberté sous caution;
- Le fait que peu d’accusés demeurent détenus après un processus de mise en liberté sous caution long et complexe et qu’une proportion très élevée des personnes détenues en attente de leur enquête sur remise en liberté sont en fait mises en liberté (souvent sans autre démêlé avec la justice pénale) à l’issue de l’affaire (c. à d. qu’elles ne sont ni emprisonnées ni placées en probation).
Dans le même document, les projets de modifications législatives pourraient être décrits (en langage clair). Suivrait une consultation à grande échelle avec les groupes concernés (police, poursuivants, avocats de la défense, officiers de justice, représentants provinciaux, le public).
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