Lacunes relatives à la mise en liberté sous caution au Canada : comment y remédier?

7. Changements ciblés au régime actuel de mise en liberté sous cautionNote de bas de page 15

Que le Canada se dote ou non d’un tout nouveau régime de mise en liberté, l’adoption de solides mesures incitatives qui dissuaderaient les comportements caractérisés par l’aversion au risque aiderait – du moins à mes yeux – à remettre en cause le statu quo actuel. Je m’inspire de la diminution radicale des taux d’emprisonnement provinciaux en Alberta au début des années 1990. Quand Ralph Klein est devenu premier ministre, il a décidé d’équilibrer le budget en réduisant d’environ 20 % les dépenses provinciales dans tous les ministères, au lieu d’augmenter les impôts. Le ministère de la Justice n’a pas fait exception. Face à cet impératif non négociable, il a fermé l’une de ses prisons, forçant le ministère à restructurer son système de justice pénale de manière à pouvoir se passer de la prison en question. Les policiers sont devenus plus sélectifs dans le choix des personnes contre lesquelles ils portaient des accusations. Les procureurs de la Couronne sont devenus plus sélectifs dans le choix des personnes qu’ils poursuivaient. Les juges sont devenus plus sélectifs dans le choix des personnes qu’ils condamnaient à la prison. En cinq ans, la population carcérale journalière moyenne est passée de 102 prisonniers provinciaux par 100 000 résidents de la province en 1993 à 69 en 1997 – une diminution de 32 %. En termes simplistes, les coupures de dépenses ont constitué un fort stimulant pour changer les comportements ancrés chez tous les acteurs de la justice pénale.

Dans le contexte de la mise en liberté sous caution, il faudrait créer de nouvelles mesures incitatives pour contrer la mentalité d’aversion pour le risque afin de forcer les principaux acteurs à adopter une mentalité différente qui favorise la mise en liberté. Ces mesures incitatives doivent commencer par de l’aide « d’en haut ». En Alberta, on a décidé de mettre l’accent sur les crimes graves et les crimes violents, ce qui a créé un cadre politiquement acceptable pour réduire le recours à l’emprisonnement. De plus, le ministre de la Justice, le sous ministre et d’autres personnes au sein du ministère appuyaient l’objectif global de la désinstitutionalisation. Pour ces motifs, non seulement les acteurs sur le terrain avaient ils l’avantage de pouvoir compter sur une politique explicite qu’ils pouvaient invoquer pour faire face aux critiques, mais ils savaient aussi que leurs décisions de mettre en œuvre les changements allaient être appuyées par leurs supérieurs hiérarchiques. Nous avons besoin d’une approche en cascade semblable en matière de mise en liberté sous caution. Cela ne s’est pas produit jusqu’à maintenant.

En parallèle, il sera fondamental d’éduquer le public. En Alberta, les résidents, qui faisaient face à des coupures de dépenses généralisées, ont semblé plus disposés à fermer des prisons que des écoles ou des hôpitaux. Par extension, il est probablement plus acceptable dans le monde d’aujourd’hui, dans lequel la mentalité de « fermeté envers les délinquants » est remise en question en raison des coûts qui montent en flèche et des ressources très sollicitées, de prôner la retenue en ce qui a trait au recours à la détention dans le cas des personnes qui sont encore considérées comme innocentes que dans celui des délinquants déjà déclarés coupables d’une infraction criminelle. En fait, comme les États Unis pourraient le confirmer, des nouvelles politiques de justice pénale « moins fermes envers les délinquants » sont élaborées par nécessité, parce que les populations carcérales ont atteint des niveaux qui sont intolérables et prohibitifs. Étant donné qu’il n’y a plus de place pour héberger des prisonniers supplémentaires, il pourrait être plus acceptable sur le plan politique de considérer la population en détention préventive comme une soupape de sécurité, plutôt que la population des condamnés.

Sur le terrain, des mesures incitatives particulières visant à mettre en liberté les personnes accusées peuvent aussi être adoptées par voie législative ou être intégrées à la politique provinciale. Par exemple, des mesures devraient être prises pour encourager les agents de police qui procèdent à une arrestation à mettre en liberté la personne accusée en contrepartie d’une promesse de comparaître. J’avancerais qu’il existe deux moyens (non incompatibles) d’atteindre cet objectif : a) réduire l’imposition de conditions aux dernières étapes du processus de mise en liberté sous caution pour éliminer « l’incitation » à détenir un accusé parce qu’on croit que des conditions sont nécessaires; b) examiner directement la décision de l’agent de police qui procède à l’arrestation. On peut dire aux agents de police qu’ils devraient opter pour la mise en liberté, à moins qu’ils aient des raisons convaincantes d’agir autrement en ce qui concerne directement la nécessité de la détention (et non la nécessité d’imposer des conditions). Les agents de police pourraient alors être tenus de fournir à l’accusé les motifs (par écrit) justifiant la nécessité de le détenir.

De même, les agents responsables des postes de police, qui ont le pouvoir de mettre des accusés en liberté (à certaines conditions, mais sans exiger de garantie), peuvent détenir de nombreuses personnes en vue d’une enquête sur le cautionnement, parce qu’ils croient qu’une garantie est « nécessaire » pour mettre un accusé en liberté sans danger. La diminution du recours aux garanties pourrait aider les policiers à prendre des décisions sur la mise en liberté qui sont davantage compatibles avec la justification législative de la détention avant le procès. Mais là encore, étant donné que nous discutons de la nécessité de porter atteinte au droit de la personne accusée de ne pas être punie avant d’avoir été déclarée coupable, il ne serait pas déraisonnable d’exiger que les agents de police justifient par écrit la détention d’un accusé en vue d’une enquête sur le cautionnement. Les motifs devraient alors être exposés devant la cour. Si nous croyons réellement que la Couronne doit justifier (du moins pour la plupart des personnes accusées) la nécessité de placer l’accusé en détention, il serait donc raisonnable d’exiger que les policiers indiquent exactement, avant l’audience, ce que sont ces motifs.

Dans le cas des personnes accusées qui continuent à être détenues en vue de leur enquête sur le cautionnement, le besoin le plus urgent consiste à préciser les conditions et les conséquences d’un manquement à une condition de la mise en liberté. Pour freiner la pratique courante qui consiste à imposer de multiples conditions (souvent automatiques), il faudrait établir comme présomption qu’aucune condition ne doit être imposée lors de la mise en liberté, à moins qu’une condition ne puisse, de façon plausible, être liée directement aux objectifs qui consistent à assurer la présence au tribunal de la personne accusée ou à faire en sorte qu’elle ne commette pas une autre infraction grave pendant qu’elle se trouve dans la collectivité. Chaque condition qui est imposée doit être évaluée à la lumière de ces critères et doit être justifiéeNote de bas de page 16. En particulier, on ne devrait pas imposer aux personnes accusées des conditions les obligeant à suivre un traitement, à moins qu’il n’existe des raisons convaincantes de conclure que l’état de santé traité est lié à l’infraction alléguée ainsi qu’aux motifs pour lesquels l’accusé serait autrement détenu. Mais en plus, une preuve devrait être faite pour démontrer que le traitement s’est révélé efficace dans des circonstances comme celle à laquelle fait face l’accusé et que l’accusé peut suivre le traitement exigé sans difficultés excessives pour lui ou pour autrui (p. ex. les personnes qui sont obligées de conduire l’accusé dans un établissement de traitement, celles qui sont déplacées de leur traitement par un accusé).

Mais il ne suffit pas de réduire le nombre de conditions pour mettre fin au phénomène des portes tournantes qui est causé par les accusations additionnelles d’avoir « omis de se conformer à une ordonnance », lesquelles rendent encore plus probable la détention. Je propose une intervention très semblable à celle qui est employée pour les adultes qui manquent à une condition de leur libération conditionnelle (p. ex. ils omettent de se présenter à leur agent de libération conditionnelle comme ils sont tenus de le faire). La conséquence n’est pas une nouvelle infraction criminelle. La libération conditionnelle peut plutôt être suspendue; la personne retourne alors en prison ou au pénitencier en attendant qu’une décision soit prise subséquemment sur ce qu’il convient de faire. Les autorités des libérations conditionnelles peuvent remettre le contrevenant en liberté aux mêmes conditions ou à des conditions différentes ou elles peuvent révoquer la libération conditionnelle. Si on applique cette façon de procéder aux manquements à la mise en liberté sous caution, du moins à mes yeux, il ne serait pas nécessaire de criminaliser les personnes accusées qui manquent aux conditions de leur mise en liberté et qui empêchent un comportement légal et normal. Le manquement apparent devrait plutôt faire courir à la personne accusée le risque d’être ramenée devant la cour pour que sa mise en liberté sous caution soit réexaminée. Si on reprend l’analogie avec la libération conditionnelle, le tribunal pourrait remettre l’accusé en liberté aux mêmes conditions, modifier les conditions ou décider de renvoyer l’accusé en détention.

Il serait tout aussi important que le tribunal avise expressément l’accusé mis en liberté à certaines conditions de la nature des mécanismes qui existent actuellement dans la loi pour réviser ses conditions. De plus, ces mécanismes devraient être facilement et rapidement accessibles. Il faudrait aussi garantir que des conditions plus pénalisantes ne peuvent pas être imposées à l’accusé sans son consentement. En outre, l’accusé ne devrait pas courir le risque, en appel de ses conditions, d’être placé en détention.

En ce qui concerne les types de mise en liberté, des garanties sont apparemment presque toujours « exigées », du moins dans certaines parties du Canada. Étant donné que nous n’avons aucune preuve convaincante de la valeur des garanties dans tellement de dossiers, les deux changements suivants devraient être apportés :

  1. L’objet de la garantie exigée devrait être inclus dans le dossier. Pour assurer la conformité, il faudrait mentionner dans la loi qu’une garantie ne devrait pas être exigée.
  2. Si on exige des garanties, on présume que les garants ne devraient pas être tenus de comparaître à l’enquête sur le cautionnement. On présumerait aussi que l’acceptabilité du garant devrait être déterminée par un juge de paix à l’extérieur de la salle d’audience.

Pour favoriser une plus grande efficacité dans le traitement des affaires pendant le processus de mise en liberté sous caution et pour faire en sorte que le dossier d’un accusé soit pris en charge lors de la première comparution, les dispositions du Code criminel devraient être modifiées de manière à ce qu’il soit plus difficile pour la Couronne ou la défense de demander un ajournement. À l’heure actuelle, en vertu du paragraphe 516(1) du Code criminelNote de bas de page 17, l’une ou l’autre des parties peut demander que les procédures soient ajournées pendant trois jours (ou plus avec le consentement de l’accusé). Cette disposition pourrait être renforcée en précisant, en premier lieu, que les ajournements ne devraient être accordés que dans des circonstances exceptionnelles lorsqu’il existe une preuve claire qu’une erreur judiciaire serait commise si l’audience se poursuivaitNote de bas de page 18. De plus, on devrait prévoir une exigence précisant que l’officier de justice devrait être convaincu qu’il est impossible que l’affaire soit entendue le premier jour et que l’ajournement à la date indiquée donnerait lieu à une décision sur la mise en liberté sous caution. La partie qui demanderait l’ajournement pourrait être tenue, au début de l’audience ajournée, de rendre compte de l’affaire qui a justifié l’ajournement. Les ajournements sont coûteux et peuvent être préjudiciables pour l’accusé (même si l’avocat de l’accusé est celui qui le demande)Note de bas de page 19. À l’heure actuelle, personne n’a de compte à rendre au sujet d’un ajournement.

En dernier lieu, si nous croyons véritablement à la présomption d’innocence, nous devrions revoir la liste des infractions qui emportent inversion du fardeau de la preuve et qui forcent la personne accusée à démontrer pourquoi elle devrait être mise en liberté. À tout le moins, on devrait prendre en considération les deux questions suivantes :

  1. Faire en sorte qu’il y ait vraiment une inversion du fardeau de la preuve. Cela pourrait être fait en suggérant que les dispositions soient rendues explicites : si la Couronne ne fait pas la preuve qu’un accusé doit être détenu ou que des conditions particulières de mise en liberté doivent lui être imposées, l’accusé devrait être mis en liberté sur engagement sans condition.
  2. Si l’accusé démontre qu’il n’est pas nécessaire de le placer en détention, on devrait prévoir clairement qu’il doit être mis en liberté sur engagement sans condition, à moins que la Couronne n’expose les raisons pour lesquelles une forme plus pénalisante de mise en liberté serait nécessaire.