La recherche d'unité dans l'interprétation du droit privé fédéral : cadre juridique et fragments du discours judiciaire

Then they said, "Come, let us build ourselves a city and
a tower with its top in the sky, and so make a name for ourselves;
otherwise we shall be scattered all over the earth." [...]

Thus the LORD scattered them from there all
over the earth, and they stopped building the city.
The Bible, Genesis, 11.4, 11.8

[...] the Provinces of Canada, Nova Scotia, and New Brunswick
shall form and be One Dominion under the Name of Canada ; [...]

Canada shall be divided into Four Provinces, named Ontario,
Quebec, Nova Scotia, and New Brunswick.
The Constitution Act, 1867, s. 3, s. 5.

Introduction

Le récit biblique de la tour de Babel est invoqué le plus souvent pour raconter l'origine des langues et la confusion que leur diversité emporte. C'est d'ailleurs à ce récit qu'un auteur respecté a fait référence pour introduire son essai sur le bilinguisme juridique au Canada[1]. Nous y avons pensé, quant à nous, à propos de la recherche d'unité fondamentale dans les sociétés humaines. Cette recherche, symbolisée ici par l'image de la tour en construction, peut s'exprimer formellement dans un projet politique (« let us build a city and a tower »). De plus, comme dans le récit, elle peut se fonder sur l'idée la plus haute qu'un groupe se fait de lui-même, de son destin, ou de ses aspirations (« with its top in the sky »).

Une recherche d'unité était présente, sans nul doute, dans le projet de Confédération qui a donné lieu à la Loi constitutionnelle de 1867[2]. Le texte de cette loi fondamentale que nous citons en exergue exprime clairement qu'il s'agissait de former « One Dominion under the Name of Canada »[3]. Cependant, à la différence du récit biblique dont il ne représente en définitive qu'un avatar, le projet fédératif n'a jamais été interrompu par la confusion des langues ni même celle des races. Au contraire, les forces originelles de la diversité s'inscrivent dans la fondation même de l'union canadienne[4]. Elles paraissent ainsi en être une condition : sitôt constitué, le Canada fut « divisé » en quatre provinces comportant chacune – en plus d'un nom distinct[5] et les pouvoirs qui en découlent – des différences de langue, de culture et de religion. Ontologiquement, il n'est donc pas possible selon nous, comme le reconnaissait la Cour suprême du Canada, de concevoir le Canada autrement qu'en tant que projet conciliant unité et diversité[6].

Les compétences législatives en droit privé sont sans doute celles qui représentent le plus fortement cette tension entre unité et diversité. Vaste domaine aux multiples ramifications, le droit privé a été placé avant tout sous le signe de la diversité. Bien qu'il ne soit pas essentiellement de nature locale, il a été attribué exclusivement aux législatures provinciales[7]. Des pans entiers du droit privé ont été réservés par ailleurs à la compétence du Parlement du Canada[8]. Il était donc prévisible et il est tout à fait naturel, si l'on peut dire, que le droit privé soit soumis à des forces unificatrices[9]. Envisagé dans la sphère fédérale, certains seront tentés de dire que le droit privé représente, par sa complexité, une tour de Babel[10]. Pour notre part, ce n'est pas en raison de sa diversité que nous sommes prêts à l'envisager ainsi, mais bien parce qu'il s'agit d'un domaine où les juristes, en tant qu'artisans du droit, ont beaucoup à faire pour assurer l'unité d'un édifice juridique aux contours incertains[11].

Étant donné la compétence de principe des provinces en matière de « property and civil rights », l'interprétation du droit privé dans les domaines de compétence fédérale s'effectue très souvent au regard du droit provincial. Le caractère général du droit provincial en cette matière rend le droit fédéral pour ainsi dire perméable, droit dont on a dit d'ailleurs qu'il n'est pas « an island unto itself »[12]. Cette interaction constante, cette « compénétration » des ordres juridiques et la « relation de dépendance implicite » instaurée entre la législation fédérale et le droit privé des provinces, ont donc amené les tribunaux à circonscrire, cas par cas, les frontières du droit privé fédéral[13]. On a dit du droit provincial qu'il permet de « colmater les brèches » de la loi fédérale en matière de droit privé[14]. Il est toutefois possible de penser que les tribunaux, en tant qu'interprètes officiels de la législation fédérale et arbitres du partage des compétence, jouent eux-mêmes le rôle de suppléer aux lacunes du droit fédéral, lorsqu'ils n'en posent pas tout simplement les digues[15]. Dans cette hypothèse, au lieu de recourir au droit provincial à titre supplétif, les juges assureraient l'unité du droit privé fédéral (son intégrité, son étanchéité, sa plénitude...) en déterminant par exemple, par leurs propres moyens, le sens ou l'autonomie des normes qu'ils appliquent.

Les liens entre la législation fédérale et le droit privé des provinces ont été décrits en termes généraux par les auteurs André Morel et Jean- Maurice Brisson, comme des rapports de « complémentarité » ou « dissociation  »[16]. Certains reprochent à cette doctrine son caractère schématique ou le fait qu'elle place la législation fédérale dans un rapport dichotomique avec le droit privé des provinces, sinon un rapport d'exception[17]. Il s'agit cependant d'une analyse constitutionnellement bien fondée et elle s'avère très utile pour décrire la nature du droit privé fédéral[18]. L'aspect statique de cette description n'est par ailleurs qu'une illusion. Les études que nous avons consultées, en commençant par celle ayant proposé cette doctrine, indiquent en effet qu'il y a une tension constante entre l'application et l'absence d'application du droit provincial en contexte fédéral[19]. Considérée de la sorte, l'interaction de la législation fédérale avec le droit des provinces apparaît s'insérer dans un rapport dialectique, plutôt qu'une simple opposition binaire. Un tel rapport reposerait fondamentalement sur l'ensemble des conditions historiques, constitutionnelles, interprétatives qui déterminent et colorent l'évolution du droit fédéral. Considérant cette dynamique, il nous semble que la meilleure façon de comprendre comment l'on concilie unité et diversité en matière de droit privé au Canada, à quel point de tension ces deux pôles se rejoignent, consiste à examiner les raisonnements à l'oeuvre dans le cadre de la complémentarité ou de la dissociation.

Dans le rapport du droit fédéral au droit privé des provinces, nous avons donc choisi de faire ressortir le rôle sous-jacent de l'interprète judiciaire. Ayant formulé l'hypothèse que les tribunaux peuvent intervenir pour réaliser l'unité du droit fédéral, il apparaît plus riche également, pour les fins de cette étude, d'examiner la dialectique constitutive du droit privé fédéral du point de vue de la dissociation. Dans ces cas, en effet, l'exclusion du droit provincial peut s'avérer problématique puisque le droit privé d'application générale relève en principe de la compétence exclusive des provinces. Le juge est appelé alors – du moins, nous le présumons – à justifier pourquoi il ne considère pas nécessaire le recours au droit provincial. Il peut aussi être amené, par le fait même, à examiner la nature des rapports entre droit fédéral et droit provincial[20].

En deux mots, la présente étude portera sur la « dissociation judiciaire  » – par opposition à la dissociation réalisée de façon explicite par le législateur. Elle consistera à examiner un ensemble de jugements pertinents afin de déterminer comment les tribunaux interrompent l'interaction entre le droit fédéral et le droit privé des provinces et comment, par le fait même, ils réalisent l'unification du droit privé fédéral (Partie II). Au préalable, il conviendra d'examiner le cadre historique et constitutionnel dans lequel s'inscrit cette intervention ainsi que les conditions de l'interprétation au plan méthodologique et juridictionnel (Partie I). à notre connaissance, une telle étude, s'inscrivant dans une perspective générale et juxtaposant dans un continuum logique les dimensions importantes de l'interaction du droit fédéral avec le droit des provinces – soit ses aspects historiques, constitutionnels, interprétatifs et empiriques –, n'a jamais été réalisée en plaçant le pouvoir judiciaire au coeur de l'analyse[21]. Il est temps, à notre avis, de transgresser les domaines de spécialité et de réaliser un examen transversal de ce que nous appelons la dissociation judiciaire du droit privé fédéral. Cette analyse, nous l'espérons, permettra d'avoir une compréhension d'ensemble du droit privé fédéral et une meilleure idée de ce en quoi il consiste au plan fondamental.

À cet égard, il convient d'ores et déjà de souligner la question qui traversera toute la présente étude. Est-il possible de concevoir l'unité du droit privé fédéral au-delà des limites formelles de la législation sanctionnée par le Parlement ? En d'autres mots, cette unité est-elle représentée par la législation fédérale seulement ou peut-elle comprendre davantage que celle-ci comme sources de droit ?

Pour répondre à cette question, on doit examiner la possibilité qu'il existe au Canada un « droit commun fédéral ». Une telle hypothèse signifierait en effet que le droit privé fédéral est complet en lui-même, c'est-à-dire qu'il dispose dans l'ordre juridique fédéral d'un « réservoir » de normes ou d'un droit « général » ou « résiduaire » appelé à compléter la législation[22]. Plusieurs avenues ont été explorées par les auteurs à ce sujet, dont la possibilité qu'un tel droit commun provienne de la survivance abstraite du droit préconfédéral – à l'origine le droit reçu des colonies – dans l'ordre juridique fédéral[23]. Dans la même veine, une avenue plus intrigante repose sur la possibilité qu'un droit commun fédéral provienne d'un droit d'origine judiciaire (judge-made law) s'appuyant sur la législation fédérale. C'est essentiellement la thèse retenue par une auteure très critique de la doctrine de la complémentarité- dissociation, la professeure Ruth Sullivan, qui faisait référence en ces termes à la possibilité d'un droit non légiféré provenant de l'interprétation judiciaire : « The key issue raised by the harmonization project is whether judges can create unenacted law in the course of interpreting federal legislation. »[24]. L'auteure répond par l'affirmative et s'appuie notamment sur cette thèse pour défendre une approche évolutive de l'unité du droit privé fédéral, fondée sur ce qu'elle nomme le « derivative bijuralism », qu'elle oppose au « suppletive bijuralism » reposant sur la doctrine de la complémentarité.

Dans la présente étude, nous examinerons la validité de cette thèse au regard des sources positives du droit. Pour ce faire, nous aborderons la question à travers les fondements historiques et constitutionnels du droit privé au Canada. Il nous semble en effet que l'affirmation d'un droit non légiféré d'origine judiciaire dans l'ordre juridique fédéral doit nécessairement tenir compte des aspects formels du droit privé au Canada, soit plus particulièrement la réception du droit, le partage des compétences et le pouvoir des juges de créer le droit en interprétant la législation. Ces aspects formels font d'ailleurs en sorte que notre analyse de l'unité du droit privé fédéral restera en-deça de la question du bijuridisme. Le bijuridisme, en tant que coexistence des traditions de droit civil et de common law, transcende les aspects formels – dirionsnous même structurels – du droit privé au Canada[25]. Il s'agit d'un phénomène de convergence des traditions juridiques qui se pose essentiellement au niveau des sources réelles du droit[26] et qui relève, à la limite, du droit comparatif ou d'une « toile de fond » culturelle[27]. Trop souvent, à notre avis, on confond ces deux plans de l'analyse pour ne pas comprendre que le bijuridisme n'aura de vigueur que celle qui repose sur un cadre juridique.

Il importe donc de le souligner pour éviter toute méprise : ceci n'est pas une étude sur le bijuridisme. Nous nous pencherons sur la possibilité d'un droit commun fédéral, quel qu'il soit, en nous en tenant strictement à une perspective formelle des sources du droit privé fédéral. C'est-à-dire que nous tiendrons compte principalement des règles de réception du droit au Canada et des règles de la Constitution du Canada, lesquelles supposent notamment qu'il n'y a pas deux systèmes de droit privé au Canada, mais bien dix ou même treize, soit le nombre de provinces et territoires faisant partie de la fédération, plus le régime proprement fédéral.

Ceci nous amène à préciser une question terminologique importante. Dans la présente étude, nous employons l'expression « droit privé fédéral » pour faire référence à toute norme ou tout domaine de droit privé relié au droit fédéral[28]. Dans cet esprit, il ne faut donc pas confondre cette expression générique avec, par exemple, l'expression plus spécifique « droit commun fédéral », dont le sens est limité par la notion elle-même de « droit commun », ou l'expression « législation fédérale de droit privé » qui correspond, au sens strict, aux dispositions contenues dans les lois adoptées par le Parlement du Canada ou les règlements qui en découlent[29]. Ainsi, dans la présente étude, le droit privé fédéral est considéré inclure la législation fédérale de droit privé, qui en constitue d'ailleurs la source principale, mais aussi d'autres sources de droit privé qui sont théoriquement possibles pour définir ce qu'il comprend. Parmi ces sources, comme nous l'examinerons, pourraient se trouver les sources judiciaires[30] ou tout ce qui appartiendrait plus généralement à un droit commun fédéral, s'il existait. Il se pourrait même, pensons-nous, que le droit supplétif de la législation fédérale se trouvant dans l'ordre juridique provincial, soit considéré faire partie, par extension, du droit privé fédéral.

La recherche d'unité du droit privé fédéral peut remettre en question, comme nous le constatons, notre conception même du droit privé au Canada. En effet, dans l'hypothèse où les sources judiciaires du droit privé fédéral ne réussiraient pas, au plan formel, à refermer entièrement l'ordre juridique fédéral sur lui-même, on ne pourrait concevoir cette unité sans tenir compte des aspects de diversité du droit privé au Canada. Comme l'écrivent les auteurs Chevrette et Marx, il faudrait admettre que le droit privé fédéral, plus particulièrement sa composante non statutaire, « n'est pas un corps de droit unique, mais qu'il dérive du droit de chacune des provinces, selon la nature du litige dont il s'agit. »[31] L'unité du droit privé fédéral est peut-être au fond plus grande qu'on ne la conçoit généralement. Elle pourraît être paradoxalement et fondamentalement plurielle, le droit fédéral cessant alors d'être opposé au droit provincial pour être conçu finalement comme englobant toutes les composantes juridiques de la fédération canadienne. Le droit fédéral serait tout de même, dans cette perspective, « corps de droit », mais corps de droit reposant pour l'essentiel sur ses deux piliers fondamentaux, soit la législation fédérale telle qu'interprétée et le droit privé des provinces appliqué à titre supplétif. Sur cette base solide et sûre, il n'est d'ailleurs pas exclu qu'un droit fédéral véritablement commun, reflétant les différences provinciales, apparaisse sous une forme nouvelle[32].

Quoi qu'il en soit, pour comprendre en quoi consiste le droit privé fédéral en théorie et en pratique, il nous faut d'abord entreprendre l'étude de ses aspects fondamentaux ainsi que les pratiques interprétatives judiciaires visant à lui conférer une unité. Cette étude sera décomposée en plusieurs volets que nous considérons se succéder en un enchaînement logique.

La première partie de cette étude sera consacrée aux conditions qui déterminent l'absence d'unité du droit privé fédéral (I), soit le cadre historique et constitutionnel dans lequel il s'insère et plus particulièrement le rôle supplétif du droit provincial en l'absence de droit commun fédéral (A). Elle sera aussi consacrée aux principes qui gouvernent l'interprétation de la législation fédérale de droit privé, tant dans le cadre d'une approche globale que d'une approche complémentaire, et ceux qui gouvernent le pouvoir des juges d'unifier le droit privé fédéral dans des pratiques d'interprétation et de création du droit (B). Dans la deuxième partie de la présente étude, nous examinerons, d'un point de vue empirique, les stratégies à l'oeuvre dans le discours judiciaire pour unifier le droit privé fédéral (II). Sur la base d'un échantillon de décisions répertoriées principalement dans des études analysant des cas de dissociation judiciaire, nous regrouperons les décisions selon qu'elles emploient des procédés déterminant l'uniformité de conception de la législation, c'est-à-dire qui adoptent principalement une optique opposant les caractères intrinsèques et extrinsèques de la norme (A), ou encore les décisions qui emploient des procédés déterminant l'uniformité d'application de la législation, c'est-à-dire qui se concentrent principalement sur l'origine, l'intention ou les finalités de la norme (B).