Pouvoir discrétionnaire de la police à l'égard des jeunes contrevenants

IV. Facteurs organisationnels influant sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers

2.0 Centralisation

Selon la théorie organisationnelle, les termes centralisation et décentralisation s'entendent à la fois de la fonction et du pouvoir décisionnel. Par décentralisation fonctionnelle, il faut entendre la répartition des tâches entre sous-services de manière à ce que chacun d'eux exécute la totalité ou la presque totalité des fonctions de l'organisation, mais dans un domaine restreint. Ainsi, une entreprise de fabrication possédant des services géographiquement dispersés peut être décentralisée, de manière que chaque service fonctionne comme un fabricant indépendant, sous réserve uniquement du contrôle et de la coordination du siège social. Par ailleurs, elle peut être centralisée sur le plan fonctionnel, chaque service géographique n'exécutant qu'une partie des activités et, par conséquent, étant incapable de mener ses affaires sans la collaboration intégrée des autres sous-services. Par pouvoir décisionnel décentralisé, il faut entendre la délégation du pouvoir décisionnel aux sous-services, sous la coordination générale du siège social ou de l'administration centrale, tandis que lorsque le pouvoir est centralisé, l'administration centrale ou le siège social conserve le pouvoir discrétionnaire. Par définition, l'exercice du pouvoir discrétionnaire à l'échelon local est plus grand dès qu'il y a décentralisation du mécanisme décisionnel et il en va de même dans le cas de la décentralisation fonctionnelle, puisque la nécessité, pour le siège social ou quartier général, de coordonner les activités des sous-services est considérablement moindre dans une organisation fonctionnellement décentralisée (Hall, 2002: 73-74; Mackenzie, 1978: 195-242; Weber, 1947: 404). Aucune organisation de taille appréciable n'est parfaitement centralisée ou décentralisée. Pour une telle organisation, il s'agit de choisir les fonctions ou activités qui doivent être exécutées ou contrôlées par une «unité du quartier général » et celles qui doivent être déléguées aux sous-services (Mackenzie, 1978: 201).

Dans les services de police du Canada, les concepts de décentralisation et de centralisation s'appliquent à divers degrés. À l'échelon national, le maintien de l'ordre au Canada peut être perçu comme relativement décentralisé, puisque la responsabilité du maintien de l'ordre est répartie entre dix gouvernements provinciaux et un grand nombre d'administrations municipales, avec une certaine participation du gouvernement fédéral. Ainsi, il existe un grand nombre d'unités ou de services de police totalement indépendants, chacun fournissant un service complet de maintien de l'ordre sur son territoire. Par comparaison, en Europe, le pouvoir est beaucoup plus centralisé, le gouvernement national exerçant un contrôle étroit sur le maintien de l'ordre (Grosman, 1975: 56). Par ailleurs, on constate une centralisation considérable, à savoir la prestation de services de police à nombre de territoires du Canada au sein des trois grands organismes policiers, la Gendarmerie royale du Canada, la Police provinciale de l'Ontario et la Sûreté du Québec. Ces trois organismes offrent un paradoxe intéressant : même si leur participation au maintien de l'ordre à l'échelon municipal et rural constitue une tendance à la centralisation, il reste que, probablement par nécessité, ils ont eux-mêmes adopté une approche relativement décentralisée à l'égard du maintien de l'ordre aux échelons municipal et rural (voir plus loin).

Par contre, en raison des pressions de la modernisation et de la professionnalisation et de la tendance vers la fusion des services municipaux et des municipalités en général, la structure globale des services de police canadiens devient de plus en plus centralisée, les petits services locaux étant remplacés par des services de police régionaux ou provinciaux (Grosman, 1975; Murphy, 1991).[58]

À l'échelon municipal ou régional, les régions métropolitaines canadiennes ont pour la plupart un seul service de police, responsable de la totalité du secteur géographique de cette ville ou région (p. ex., Service de police de Toronto, Service de police régional de Niagara). Dans son territoire, le service de police est structuré en divisions géographiques qui ont compétence sur une zone particulière de la ville. Toutefois, d'autres régions métropolitaines ont plusieurs services de police autonomes à l'intérieur du grand territoire géographique de la ville ou de la région (p. ex., Vancouver). Il est difficile de préciser les effets de ce type de centralisation ou décentralisation géographique ou territoriale sur le recours à l'exercice du pouvoir discrétionnaire par la police mais, selon Conly, la possibilité de passer d'un modèle à un autre a une « conséquence importante sur l'interaction entre la police et les adolescents » (1978: 56).

D'après nos propres recherches, le recours par Conly, aux territoires géographiques en tant que critère de centralisation est moins utile que la prise en compte de la structure interne individuelle des services de police. Les services de police centralisés et décentralisés à l'interne ont la responsabilité de secteurs géographiques complets d'une ville ou d'une région et de parties d'une région métropolitaine. Selon notre définition, un service de police centralisé se caractérise par un contrôle étroit exercé par le quartier général sur toutes les activités policières sur le territoire desservi par ce service. Le service centralisé peut comporter plusieurs divisions géographiques à l'intérieur de sa région; toutefois, ces derniers ne sont pas autonomes et toutes les activités, maintien de l'ordre, procédures et programmes, sont étroitement contrôlées par l'administration centrale. Dans un service de police décentralisé, les divisions géographiques et même les postes de quartier ont considérablement plus d'autonomie (Seagrave, 1997: 208). Notre hypothèse, dérivée des ouvrages sur l'organisation, est que la décentralisation entraîne une hausse de l'exercice du pouvoir discrétionnaire chez les policiers. Ainsi, Brown (1981b: 259) soutient que la décentralisation a pour effet de confier « … des mécanismes décisionnels aux échelons optimaux ou les plus bas possibles », tout en libérant la haute direction, qui peut se concentrer sur l'établissement des objectifs, la définition des stratégies et l'affectation des ressources.

Même si les services de police du Canada, comme la plupart des organisations, s'inscrivent dans un continuum en ce qui a trait à leur niveau de centralisation, nous avons classé les services de notre échantillon en deux catégories, soit centralisés et décentralisés, afin d'analyser, le cas échéant, l'effet du niveau de centralisation sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire auprès des adolescents. À titre d'exemple, nous considérons les services de police contractuels offerts par la GRC aux provinces et aux municipalités comme un service de police décentralisé. L'orientation générale émane d'Ottawa et des quartiers généraux régionaux et divisionnaires provinciaux; toutefois, une bonne part des procédures quotidiennes et des programmes de prévention du crime sont établis au niveau du détachement. De la même façon, le Service de police de Toronto, classé comme un service centralisé par Conly (1978), est décentralisé selon notre définition, puisque, d'après nos renseignements, chaque division géographique bénéficie actuellement d'une autonomie considérable. Par contre, le Service de police de Vancouver (classé comme décentralisé par Conly) est centralisé selon notre classification, car les divisions sont assez étroitement contrôlées par le quartier général.

Dans ce système de classification, 48 p. 100 des services de police de notre échantillon sont centralisés et 52 p.100, décentralisés. Toutefois, en totalité, les détachements de la GRC et de la PPO sont classés comme décentralisés, tandis que 20 p. 100 seulement des forces municipales indépendantes entrent dans cette catégorie. Le rapport entre la taille du service de police et la décentralisation est curvilinéaire (figure IV.3). La raison de cela est que les petits services de police sont la plupart du temps des détachements de la GRC et de la PPO, tous classés comme décentralisés et on suppose que les grands services de police (500 agents ou plus) ont tendance à se décentraliser parce qu'il n'est pas possible que le quartier général gère le volume d'information et de prise de décisions que supposent des organisations de cette taille (Mackenzie, 1978: 213). En ne tenant pas compte de la GRC et de la PPO, aucun service policier municipal indépendant de moins de 100 agents est décentralisé et 7 p. 100 seulement de ceux comptant de 100 à 499 agents le sont. On trouve des services de police décentralisés dans tous les types de collectivités, comme nous l'illustrons à la figure IV.4.

Figure IV.3 Proportion de services de police décentralisés, par taille du service

Figure IV.3 Proportion de services de police décentralisés, par taille du service - Si vous ne pouvez visualisez ce graphique, veuillez communiquer avec la Section de la politique en matière de justice applicable aux jeunes à Youth-Jeunes@justice.gc.ca pour obtenir un autre format approprié.

Description

Figure IV.4 Proportion de services de police décentralisés, par type de collectivités

Figure IV.4 Proportion de services de police décentralisés, par type de collectivités - Si vous ne pouvez visualisez ce graphique, veuillez communiquer avec la Section de la politique en matière de justice applicable aux jeunes à Youth-Jeunes@justice.gc.ca pour obtenir un autre format approprié.

Description

Ces deux groupes diffèrent légèrement en ce qui concerne leurs mécanismes décisionnels concernant les jeunes contrevenants.

Les policiers des services décentralisés sont plus susceptibles de dire qu'ils ont recours à des mesures officieuses (89 p. 100) que ne le sont ceux des services centralisés (64 p. 100). Dans le choix des modes de mesures officieuses, les organismes décentralisés sont aussi plus susceptibles de ramener l'adolescent à la maison (85 p. 100) que les services centralisés (64 p. 100). Aucune différence évidente ne se dégage pour les autres formes de mesures officieuses.

Nous n'avons relevé aucune différence entre la proportion d'adolescents arrêtés et accusés (selon les données du programme DUC pour 1998-2000) par les services centralisés et décentralisés, les autres facteurs connexes, par exemple le type de maintien de l'ordre et le type de collectivité étant contrôlés. En raison des petits nombres, les données du programme DUC 2 permettait uniquement des comparaisons entre les services de police municipaux centralisés et décentralisés en Ontario, et même là, les données doivent être interprétées avec prudence, puisque quatre services seulement de chaque type ont transmis des données au programme DUC 2 en 2001. Les quatre services centralisés portaient en moyenne des accusations contre 80 p. 100 des jeunes arrêtés et avaient recours à des mesures officieuses dans 18 p. 100 des cas. Les quatre services décentralisés ont porté des accusations dans 72 p. 100 des cas et ont eu recours à des mesures officieuses pour 26 p. 100 des jeunes arrêtés.

Selon les données d'entrevue, le recours aux mesures de rechange avant l'accusation faisant appel à des programmes communautaires de justice réparatrice est plus fréquent dans les organismes décentralisés (35 p. 100) que dans les organismes centralisés (16 p. 100).

Des différences évidentes se dégagent également dans les méthodes visant à garantir la comparution. Les services policiers décentralisés sont deux fois plus susceptibles de dire avoir « rarement » recours à la citation à comparaître (42 p. 100 comparativement à 20 p. 100), mais plus susceptibles de recourir à la sommation dans le cas des délits mineurs (50 p. 100 comparativement à 30 p. 100).

Si les policiers arrêtent un adolescent et l'amènent au poste de police, ils sont, dans les services décentralisés, plus susceptibles de le libérer sur promesse de comparaître (56 p. 100) que dans les services centralisés (36 p. 100). De même, 75 p. 100 des services décentralisés indiquaient la « mise en liberté sans détention » comme motif de recourir à une promesse de comparaître, comparativement à 45 p. 100 des services de police centralisés. Les services décentralisés sont aussi plus susceptibles de recourir à une promesse de comparaître dans le cas d'un « délit mineur » (21 p. 100 comparativement à 9 p. 100) et(ou) à un engagement auprès de l'agent responsable (71 p. 100 comparativement à 50 p. 100). Les services décentralisés sont deux fois plus susceptibles que les services centralisés de fixer des conditions comme ne pas fréquenter, ne pas s'associer, garder la paix et avoir un bon comportement, éviter l'alcool ou les drogues et respecter les heures d'interdiction de sortie.

Ces constatations ne découlent pas d'une différence systématique dans le type de collectivité où fonctionnent ces deux types de services, car on trouve des services décentralisés dans tous les types de collectivité (voir la figure IV.4). Ce que laissent supposer ces constatations, et nos discussions avec les agents, c'est que la décentralisation peut permettre de prendre des décisions en fonction de la nature et des « besoins » de la collectivité (voir Normandeau et Leighton, 1990). Dans un organisme décentralisé, les patrouilleurs ont plus d'influence sur la formulation et l'interprétation des politiques et protocoles. Il peut en résulter des mécanismes décisionnels qui rendent compte des types d'incidents impliquant des adolescents que ces agents rencontrent et non d'une formule prescrite de recours à des mesures officielles.

Par voie de conséquence, il est de prime abord étonnant que 42 p. 100 des services décentralisés de notre échantillon procèdent « presque toujours » à l'arrestation et à la détention « en raison de la politique de leur service » comparativement au quart (27 p. 100) des services centralisés. La raison de cette anomalie est qu'un nombre appréciable de services de police classés comme décentralisés sont des détachements de la PPO (voir précédemment). La PPO offre une combinaison intéressante de centralisation et de décentralisation qui, dans une certaine mesure, défie notre dichotomie simple. C'est le quartier général de la PPO à Orillia qui établit et met en œuvre la politique et les protocoles. Toutefois, les zones rurales et petites villes de la province sont desservies par des détachements de la PPO et chaque détachement a tendance à élaborer des programmes répondant à la nature de la collectivité locale. D'après nos entrevues avec des agents de la PPO (qui proviennent surtout de détachements du Nord de la province), on peut supposer que, dans l'ensemble, les détachements de la PPO tiennent suffisamment compte de la collectivité dans leurs processus décisionnels auprès des jeunes contrevenants pour être classés comme des services « décentralisés ». Néanmoins, pour ce qui est de la question particulière des infractions impliquant des adolescents et qui entraînent « presque toujours » l'arrestation et la détention, les décisions découlent de la politique émanant du quartier général.

Il existe de modestes différences entre organismes centralisés et décentralisés en ce qui a trait aux motifs invoqués pour justifier la détention avant audience de mise en liberté provisoire par voie judiciaire. Les services de police décentralisés sont plus susceptibles de dire qu'ils « appliquent la loi » lorsqu'ils détiennent des jeunes contrevenants (92 p. 100 compar. à 73 p. 100). De la même façon, ils sont aussi plus susceptibles de dire qu'ils détiendront un jeune qui a commis de multiples manquements aux conditions de probation, aux engagements à comparaître et aux conditions de mise en liberté sous caution (46 p. 100 compar. à 27 p. 100). Ils sont deux fois plus susceptibles que les services centralisés de dire qu'ils détiendront un récidiviste (63 p. 100 compar. à 32 p. 100).

Sur la base de ces constatations, il semble que cet aspect de la structure organisationnelle ait une influence sur les décisions policières concernant les jeunes contrevenants. Toutefois, les données ne permettent pas de mesurer précisément l'importance de cette influence. Des discussions de cette question avec les policiers, nous avons tiré la conclusion que la centralisation peut limiter les perspectives d'adaptation aux conditions locales, ainsi que l'exercice du pouvoir discrétionnaire du policier à l'égard des adolescents. Ceci est conforme aux études organisationnelles : selon Mackenzie (1978: 203), qui écrivait à propos de la décentralisation dans les entreprises, chaque filiale connaît ses propres marchés et conditions mieux que le siège social, et Hall (1972: 228) concluait que la délégation et la décentralisation favorisaient un surcroît de souplesse et de latitude.


[58] Il en est particulièrement ainsi au Québec; voir Ministère de la Sécurité publique du Québec, 2002a, 2002b.